Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/3

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 28-41).

CHAPITRE III.

Les discussions sur la demande de Mr. Collins tiroient cependant à leur fin, et Elisabeth ne souffroit plus que de temps en temps de quelques allusions un peu piquantes de la part de sa mère. Quant à lui, les sentimens qu’il éprouvoit, se manifestoient, non par de l’embarras, de la tristesse ou par le soin qu’il prenoit de l’éviter ; mais par encore plus de roideur dans ses manières, et une réserve pleine de ressentiment ; il lui parloit à peine, et l’empressement dont il avoit voulu se faire un mérite auprès d’elle, se tourna pendant le reste de la journée vers Miss Lucas qui, attentive à l’écouter, soulagea toute la famille, et surtout Elisabeth.

Le lendemain n’apporta aucun changement dans la mauvaise humeur et la mauvaise santé de Mistriss Bennet. Mr. Collins étoit dans le même état. Elisabeth avoit espéré que son ressentiment abrègeroit sa visite, mais ses plans n’en parurent pas le moins du monde dérangés ; il n’avoit dû partir que le samedi, et il vouloit rester jusqu’au samedi.

Après le déjeûner les jeunes personnes furent à Mériton s’informer si Mr. Wikam étoit de retour ; il les rencontra au moment où elles entroient dans la ville et les accompagna chez leur tante, où ses regrets de n’avoir pas été au bal de Netherfield, et le chagrin que tout le monde en avoit ressenti, furent encore le sujet de la conversation.

Il avoua cependant à Elisabeth qu’il s’étoit absenté volontairement. — J’ai pensé, dit-il, lorsque le moment du bal s’approcha, que je préférois ne pas rencontrer Mr. Darcy, qu’il seroit peut-être au-dessus de mes forces de me trouver pendant plusieurs heures dans le même cercle dans le même salon que lui, et que, les scènes qui en résulteroient peut-être, pourroient être fâcheuses pour d’autres que pour moi seul. Elisabeth approuva fort sa modération, et ils eurent tout le temps, après une longue conversation, de s’adresser beaucoup de complimens l’un à l’autre.

Wikam et un autre officier accompagnèrent les jeunes Miss jusqu’à Longbourn. Pendant cette promenade Wikam continua à s’occuper particulièrement d’Elisabeth, elle le remarqua avec un certain plaisir, et elle pensa que l’occasion étoit favorable pour le présenter à son père et à sa mère.

Peu de momens après leur retour, on remit à Miss Bennet une lettre de Netherfield. Elle l’ouvrit de suite, l’enveloppe contenoit une feuille d’un petit papier fort élégant et écrit d’une main de femme. Elisabeth vit sa sœur changer de contenance en la lisant ; elle la vit aussi s’arrêter long-temps sur quelques passages. Cependant Jane se remit bientôt, et s’efforça de prendre part à la conversation générale avec sa gaieté ordinaire ; mais Elisabeth éprouvoit une inquiétude qui l’absorboit entièrement, et détournoit même son attention de Wikam ; il n’eut pas plutôt pris congé ainsi que son camarade, qu’un coup-d’œil de Jane l’invita à la suivre. Lorsqu’elles furent dans leur chambre, Jane, montrant la lettre, lui dit :

— Elle est de Caroline Bingley ; son contenu m’a fait de la peine ; ils ont tous quitté Netherfield, et sont en route pour la ville, sans avoir l’intention de revenir ; vous allez entendre ce qu’elle m’écrit :

La première partie de la lettre annonçoit qu’elles venoient de se décider à suivre leur frère à la ville, et qu’elles comptoient arriver le même jour à Grosvenor-Street, où Mistriss Hurst avoit une maison. La seconde partie étoit conçue en ces termes : « De tout ce que je quitte dans le Hertfordshire, je ne regrette que votre société, ma plus chère amie ; mais nous espérons que dans l’avenir nous jouirons encore du retour des momens délicieux que nous avons passés ensemble ; jusqu’alors je compte que nous diminuerons les peines de l’absence par une correspondance active et sans réserve ; je me fonde pour cela sur votre amitié. » Elisabeth écoutoit toutes ces belles phrases avec la froideur de l’incrédulité ; la promptitude de leur départ l’étonnoit, mais elle s’en affligeoit peu. On ne pouvoit pas supposer que leur absence de Netherfield empêchât Mr. Bingley d’y retourner, et quant à leur société, elle pensoit que Jane cesseroit bientôt de la regretter, si elle jouissoit de celle du frère.

— Il est fâcheux, dit-elle, après une légère pause, que vous n’ayez pu voir vos amies avant leur départ ; mais il faut espérer que ce temps à venir dont parle Miss Bingley, arrivera plutôt qu’elle ne le croit, et que les délicieux momens que vous avez passés comme amies, ne se renouvelleront pas avec moins de charmes lorsque vous serez sœurs. Elles ne pourront pas retenir Mr. Bingley à Londres.

— Caroline dit cependant, qu’aucun d’eux ne reviendra cet hiver dans le Hertfordshire. Je vais vous le lire : « Lorsque mon frère nous quitta hier, il pensoit que l’affaire qui l’appeloit à Londres, seroit terminée dans trois ou quatre jours ; mais cela ne peut pas être, et comme nous savons que lorsque Charles est à la ville il n’est jamais pressé de la quitter, nous nous sommes décidées à le suivre, pour ne pas l’y laisser seul. Plusieurs de nos connoissances sont déjà à Londres pour y passer l’hiver ; je voudrois bien, ma chère, que vous vinssiez en augmenter le nombre, mais je n’ose pas l’espérer. Je me flatte pour vous que les fêtes de noël seront fécondes en divertissemens dans le Hertfordshire, et que vos beaux seront assez nombreux pour que vous ne ressentiez point la perte des trois Messieurs que nous vous enlevons. »

— D’après cela dit Jane, il est évident qu’il ne reviendra pas cet hiver.

— Du moins que Miss Bingley l’espère.

— Pourquoi dites-vous cela, Lizzy ? Ne fait-il pas ce qu’il veut ? N’est-il pas son propre maître ? Mais vous ne savez pas tout ; je vais vous lire les lignes qui m’affectent le plus ; je n’ai rien de caché pour vous.

« Mr. Darcy est impatient de rejoindre sa sœur, et pour dire la vérité, nous ne désirons pas moins que lui de la revoir. Je ne crois réellement pas que Georgina Darcy ait son égale pour la beauté, l’élégance et les talens ; et l’affection qu’elle m’inspire ainsi qu’à Louisa est changée en un sentiment encore plus tendre, par l’espérance que dans la suite elle deviendra notre sœur. Je ne sais pas si je vous ai jamais fait part de mes idées sur ce sujet, je ne veux point quitter le pays sans vous les confier, et je me flatte que vous ne les trouverez point sans fondemens. Mon frère l’admire déjà beaucoup, il aura maintenant de fréquentes occasions de la voir d’une manière intime ; toute la famille Darcy désire cette alliance autant que nous. Si la partialité d’une sœur ne m’aveugle pas, je pense que Charles est bien fait pour obtenir le cœur d’une telle femme d’après toutes ces circonstances, et une préférence bien marquée de la part de Charles, ai-je tort, ma chère Jane, de me livrer à l’espérance de voir se réaliser une chose qui feroit le bonheur de tant de gens ? »

— Que pensez-vous de cela ? dit Jane, lorsqu’elle eut fini ; n’est-ce pas assez clair ? N’est-ce pas la preuve que Caroline n’a jamais désiré que je devinsse sa sœur ? qu’elle est parfaitement convaincue de l’indifférence de son frère pour moi, et que si elle soupçonne mes sentimens, elle cherche, avec bonté, à me mettre sur mes gardes ? Peut-on avoir une autre opinion là-dessus ?

— Oui, car la mienne est absolument différente, voulez-vous la connoître ?

— Volontiers.

— Je vous la dirai en peu de mots : Miss Bingley voit que son frère vous aime, et cependant elle désire qu’il épouse Miss Darcy ; elle le suit à la ville dans l’espérance de l’y retenir, et s’efforce de vous persuader qu’il ne pense point à vous.

Jane secoua la tête.

— En vérité, Jane, vous devez me croire ; ceux qui vous ont vus ensemble, ne peuvent douter de son amour pour vous, et Miss Bingley pas plus qu’un autre ; elle n’est pas assez simple, pour s’y méprendre, et je vous assure que, si elle pouvoit croire que Mr. Darcy l’aimât seulement autant, elle auroit déjà commandé sa robe de noce. Le fait est que nous ne sommes ni assez nobles, ni assez riches pour eux ; elle désire, avec d’autant plus d’ardeur, obtenir Miss Darcy pour son frère, qu’elle s’imagine qu’une alliance étant déjà contractée entre les deux familles, elle aura moins de peine à en former une seconde. Il y a une certaine ingénuité là-dedans, et je crois qu’elle réussiroit, si Miss de Bourg ne se trouvoit pas sur son chemin. Mais ma chère Jane, vous ne pouvez pas raisonnablement croire que, parce que Miss Bingley vous dit que son frère admire beaucoup Miss Darcy, il soit moins sensible à votre mérite qu’il ne l’étoit mardi, lorsqu’il prit congé de vous, ni qu’elle puisse lui persuader que ce n’est pas vous qu’il aime, mais son amie.

— Si notre manière de penser sur Miss Bingley étoit la même, dit Jane, vous me persuaderiez ; mais je sais que vous êtes injuste envers Caroline ; elle est incapable de vouloir tromper personne, et tout ce que je puis espérer dans cette occasion, c’est qu’elle se trompe elle-même.

— C’est bien ; vous ne pouviez avoir une plus heureuse idée, puisque vous ne voulez pas adopter la mienne. Croyez qu’elle se trompe de toutes les manières, vous aurez fait votre devoir vis-à-vis d’elle, et vous ne vous inquiéterez plus.

— Mais, ma chère sœur, en supposant même tout ce que vous voulez, pourrai-je être heureuse en acceptant la main d’un homme, dont les sœurs et les amis désirent ardemment le mariage avec une autre personne ?

— C’est à vous à décider cela ; si après une mûre délibération, vous trouvez que le chagrin de désobliger ses deux sœurs, est équivalent, au plaisir d’être sa femme, vous devez en effet y renoncer.

— Pouvez-vous plaisanter ainsi ? dit Jane, en souriant foiblement, vous savez que, malgré le chagrin que leur désapprobation pourroit me donner, je ne saurois cependant pas hésiter.

— Je ne pense pas que vous en eussiez seulement l’idée car si c’étoit le cas, je n’aurois pas pitié de votre sort.

— Enfin, s’il ne revient pas cet hiver, je ne serai pas dans l’alternative ; tant de choses peuvent arriver pendant six mois !

Elisabeth se récria contre la crainte de ne pas le voir revenir ; elle lui paroissoit n’avoir d’autre fondement que les désirs de Caroline ; et elle ne pouvoit supposer un seul instant que ses désirs exprimés ouvertement ou insinués avec adresse, pussent avoir la moindre influence sur un homme parfaitement indépendant.

Elle s’efforça de faire revenir sa sœur à son opinion, et elle eut le plaisir de réussir. Le caractère de Jane n’étoit pas porté à l’inquiétude, et malgré la défiance que donne l’amour, elle finit par espérer que Bingley reviendroit à Netherfield, et qu’il répondroit à tous les souhaits de son cœur.

Il fut donc décidé qu’on apprendroit à Mrs. Bennet le départ de toute la famille de Netherfield, sans paroître avoir aucune inquiétude sur la conduite de Bingley. Cependant cette nouvelle lui fit beaucoup de chagrin, et elle considéra comme une chose très-fâcheuse que les dames fussent parties précisément, lorsqu’elles alloient devenir intimes avec Jane. Après s’être fort lamentée pendant quelque temps, elle se consola cependant par l’espérance du prompt retour de Mr. Bingley, et par l’idée qu’alors il viendroit dîner à Longbourn. La conclusion de tout cela fut que, quoiqu’elle l’eut invité à venir dîner tout-à-fait en famille et sans cérémonie, elle auroit soin cependant qu’il y eût deux services ce jour-là.