Orgueil et Prévention/25

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Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (2p. 25-34).


CHAPITRE XXV


Après une semaine passée en tendres aveux et en projets de bonheur, le samedi vint enfin séparer M. Colins de son aimable Charlotte ; les peines de l’absence lui furent adoucies par les préparatifs à faire pour recevoir son épouse ; car il avait tout lieu d’espérer que lorsqu’il reviendrait dans Herfordshire, elle aurait déjà fixé le jour de leur mariage… Il prit congé de ses parens de Longbourn avec autant de cérémonial que la première fois ; souhaita de nouveau à ses belles cousines santé et bonheur, et promit encore une lettre de remercîmens.

Le lundi suivant, Mme  Bennet eut le plaisir de recevoir son frère et sa belle-sœur, qui venaient selon leur coutume passer à Longbourn les fêtes de Noël. M. Gardener était un homme instruit et bien élevé, fort supérieur en tout à sa sœur ; les dames de Netherfield auraient eu peine à croire qu’un homme occupé de commerce, et quittant rarement son comptoir et ses magasins, pût unir autant d’esprit à des manières aussi distinguées. Mme  Gardener beaucoup plus jeune que Mmes  Bennet et Philips, possédait toutes les qualités qui rendent une femme aimable ; elle était fort attachée à ses nièces de Longbourn, surtout aux deux aînées, qui souvent allaient à Londres passer plusieurs mois chez elle.

Le premier soin de Mme  Gardener à son arrivée fut de distribuer ses présens et de décrire les modes nouvelles ; cela fini, elle eut un rôle moins actif à jouer, c’était à son tour d’écouter ; Mme  Bennet avait divers sujets de se plaindre, et plus d’une histoire à raconter : ils avaient tous été cruellement tourmentés depuis la dernière visite de sa sœur ; elle s’était vue au moment de marier deux de ses filles, et après tout, ces mariages n’avaient point eu lieu.

« Je ne blâme point Hélen, continua-t-elle, car Hélen aurait épousé M. Bingley si elle l’avait pu ; mais Lizzy ! oh ma sœur ! il est bien dur de penser que, si elle eût été moins entêtée, elle serait maintenant la femme de M. Colins ; il l’a demandée en mariage dans ce même salon où nous voici, et elle l’a refusé ; il s’ensuit que lady Lucas, avant moi, aura une fille mariée, et que la terre de Longbourn est tout autant substituée que jamais. Les Lucas sont, je vous assure, ma sœur, des gens bien rusés, bien hypocrites, ils cherchent toujours qui ils peuvent attraper ; je suis fâchée de le dire, mais c’est la pure vérité, tout cela affaiblit encore mes pauvres nerfs ; on est bien malheureux de se voir ainsi contrariée par sa propre famille, et d’avoir des voisins qui pensent beaucoup à eux, et peu aux autres. Enfin votre visite vient fort à propos, cette consolation m’était vraiment nécessaire, et je suis fort aise d’apprendre ce que vous me dites sur les manches longues. »

Mme  Gardener, qui dans sa correspondance avec Hélen et Élisabeth, avait déjà appris une partie de ces nouvelles, répondit fort brièvement, et par compassion pour ses nièces changea de conversation.

Mais quelques momens après se trouvant seule avec Élisabeth elle reprit ce sujet :

« Il paraît que c’était un mariage avantageux pour Hélen ; je suis fâchée qu’il ait manqué, mais ces choses-là arrivent fort souvent. Un jeune homme tel que vous me dépeignez Bingley devient si facilement amoureux d’une jolie femme, et huit jours d’absence suffisent pour la lui faire oublier : on voit cela tous les jours.

» — Voilà vraiment un charmant motif de consolation, dit Élisabeth, mais il ne saurait me satisfaire, quoi que vous en disiez ; on ne voit point tous les jours un jeune homme d’une fortune indépendante, se laisser persuader par ses amis qu’il ne doit plus penser à une femme dont, peu de jours avant, il était passionnément amoureux.

» — Mais cette expression de passionnément amoureux, est si usée, si vague, si indéfinie, qu’elle ne me peut donner une juste idée ; on l’emploie tout aussi souvent pour exprimer une légère fantaisie, née d’un quart d’heure d’entrevue, que pour parler d’un attachement sincère ! Donnez-moi, je vous prie, quelques preuves de cette passion si violente.

» — Oh ! de ma vie, je n’ai vu une inclination plus décidée ; M. Bingley ne semblait voir qu’Hélen, nul autre n’obtenait de lui la plus légère attention, et chaque jour ses soins pour elle devenaient plus marqués ; à son bal, il offensa plusieurs femmes, en ne les priant point à danser ; moi-même, deux fois, je lui ai parlé, sans recevoir de réponse ; peut-il exister des apparences plus fortes ? Le manque de civilité n’est-il point une suite de l’amour ?

» — Oui ! de cette espèce d’amour qu’il a sans doute éprouvé. Pauvre Hélen ! j’en suis vraiment toute chagrine : avec un caractère comme le sien, elle en peut long-temps souffrir, il eût mieux valu que cela vous fût arrivé, Lizzy, vous vous en seriez, ce me semble, bientôt consolée ; mais pensez-vous que nous puissions l’engager à venir avec nous ? Un changement de scène, lui serait peut-être utile. »

Cette proposition fut fort goûtée par Élisabeth, elle ne douta nullement que sa sœur n’y acquiesçât avec reconnaissance.

« J’espère, ajouta Mme  Gardener, qu’aucune considération ayant rapport à ce jeune homme ne l’arrêtera ; nous demeurerons dans un quartier si éloigné du sien, nos liaisons sont si différentes, et comme vous le savez, nous allons si peu dans le monde, qu’il n’est guère probable qu’elle le rencontre, à moins qu’il ne vienne lui-même la voir.

» — Et cela est absolument impossible, car il est à cette heure sous la garde de son ami, et jamais M. Darcy ne lui permettrait de visiter Hélen, surtout dans un tel quartier de Londres. Ma chère tante, y pensez-vous ? M. Darcy a peut-être ouï dire qu’il existait une rue nommée Grace-Church ; mais si par malheur, il y entrait, il croirait à peine qu’un mois d’ablutions le pût laver d’un tel ridicule, et soyez assurée que M. Bingley ne sort jamais sans lui.

» — Cela n’en vaut que mieux, j’espère qu’ils ne se reverront plus. Mais Hélen ne correspond-elle point avec miss Bingley ? Elle ne saurait se dispenser de lui faire une visite.

» — Pardonnez-moi, elle peut même ne lui plus écrire. »

Malgré le ton décidé avec lequel Élisabeth donnait l’assurance que les parens de Bingley sauraient bien le tenir loin d’Hélen, elle éprouvait à ce sujet une trop vive inquiétude, pour n’être pas en elle-même persuadée, que tout espoir n’était point perdu : quelquefois elle pensait qu’il était possible, probable même que les sentimens de Bingley ne fussent point changés, et ne doutant pas qu’il n’eût occasion de voir Hélen, comment ne point espérer que ses attraits si charmans ne fissent sur lui plus d’impression que tous les raisonnemens de ses amis !

Mlle  Bennet accepta avec joie l’invitation de sa tante. La possibilité de revoir Bingley ne fit point renaître ses espérances ; elle pensait seulement avec quelque plaisir, que Caroline ne demeurant point dans la même maison que lui, elle pourrait parfois passer une matinée avec elle, sans craindre de le rencontrer.

Les Gardener demeurèrent une semaine à Longbourn, durant laquelle chaque voisin se faisait un devoir de les fêter, et Mme  Bennet avait si bien pourvu aux divertissemens de son frère et de sa sœur, qu’ils ne purent une seule fois dîner en famille. Lorsque la société se réunissait à Longbourn, plusieurs officiers en faisaient partie ; de ce nombre était toujours M. Wickham ; la curiosité de Mme  Gardener étant excitée par la manière dont Élisabeth parlait de lui, elle les observa tous deux avec soin, et sans croire, d’après ses remarques, qu’ils fussent, réellement épris l’un de l’autre, la préférence qu’ils se témoignaient lui parut assez forte, pour lui causer quelque inquiétude ; elle résolut donc d’en parler à Élisabeth, et de lui représenter combien il serait imprudent d’encourager un pareil attachement.

Si même Wickham eût été moins aimable, sa conversation aurait toujours eu pour Mme  Gardener un charme réel ; il y avait dix ou douze ans, étant encore fille, elle avait passé plusieurs années dans la partie de Derbyshire, où Wickham avait été élevé, ils connaissaient par conséquent à peu près les mêmes personnes et, bien que Wickham eût quitté ce pays aussitôt après la mort du père de M. Darcy, il pouvait donner à Mme  Gardener des renseignemens plus récens sur ses anciennes amies que ceux qu’elle avait pu jusqu’alors se procurer.

Mme  Gardener avait vu Pemberley et connu de réputation feu M. Darcy, ceci fut donc un sujet inépuisable de conversation ; en comparant les souvenirs de Pemberley avec la description détaillée qu’en pouvait donner M. Wickham, et faisant parfois quelques digressions en faveur des belles qualités de l’ancien propriétaire, elle se satisfaisait elle-même, et causait à M. Wickham le plus sensible plaisir ; elle apprit aussi les griefs qu’on avait contre le jeune M. Darcy et, cherchant à se rappeler si les dires sur lui lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, pouvaient s’accorder avec sa conduite présente, elle se persuada à la fin qu’en effet, elle se rappelait avoir autrefois ouï parler de M. Fitz William Darcy, comme étant d’une fierté et d’une exigence insupportables.