Othon l’archer/3

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Calmann-Lévy (p. 189-205).
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III


Cependant, le malheur du landgrave n’était point encore si grand qu’il le croyait. Othon s’était élancé dans le fleuve, non pas pour y chercher la mort, mais la liberté. Élevé sur ses rives, le vieux Rhin était un ami contre lequel il avait trop souvent essayé ses jeunes forces pour le craindre. Il plongea donc au plus profond, nagea sous l’eau tant que sa respiration le lui permit, et, lorsqu’il reparut à sa surface pour reprendre haleine, la barque était si éloignée et la nuit si noire, que les gardes qui l’accompagnaient purent croire qu’il était resté englouti dans le fleuve.

Othon se hâta de gagner la rive. La nuit était froide, ses habits étaient ruisselants, il avait besoin d’un feu et d’un lit. Il se dirigea donc vers la première maison dont il vit les fenêtres briller dans l’ombre, se présenta comme un voyageur égaré, et, comme il était impossible de reconnaître s’il était mouillé par la pluie du ciel ou par l’eau du fleuve, il n’excita aucun soupçon, et l’hospitalité lui fut accordée avec toute la franchise et la discrétion allemandes.

Le lendemain, il partit au jour et se dirigea sur Cologne. C’était le saint jour du dimanche, et, comme il y entrait à l’heure de la messe, il vit chacun se diriger vers l’église. Il suivit la foule ; car lui aussi avait à prier Dieu… d’abord pour son père à cause de l’erreur et de l’isolement dans lesquels il l’avait laissé… pour sa mère enfermée dans un monastère… enfin pour lui, libre, mais sans appui et perdu dans ce monde immense qui ne lui avait encore montré pour tout horizon que celui du château natal. Cependant, il se cacha derrière une colonne pour faire sa prière ; si près de Godesberg, il pouvait être reconnu par quelques-uns des seigneurs qui étaient venus à la fête de la veille ou par l’archevêque de Cologne lui-même, messire Walerand de Juliers, qui était un des plus vieux et des plus fidèles amis de son père.

Lorsque Othon eut fait sa prière, il regarda autour de lui et vit avec étonnement qu’au nombre des spectateurs se trouvait une si grande quantité d’archers de différents pays, que sa première pensée fut que la messe que l’on disait était célébrée en l’honneur de saint Sébastien, protecteur de la corporation. Il s’en informa aussitôt à celui qui se trouvait le plus proche de lui, et il apprit alors qu’ils se rendaient à la fête de l’arc, que donnait tous les ans, à la même époque, le prince Adolphe de Clèves, l’un des seigneurs les plus riches et les plus renommés parmi ceux dont les châteaux s’élèvent depuis Strasbourg jusqu’à Nimègue.

Othon sortit aussitôt de l’église, se fit indiquer le tailleur le mieux assorti de la ville, changea ses habits de velours et de soie contre un justaucorps de drap vert serré avec une ceinture de cuir, acheta un arc du meilleur bois d’érable qu’il put trouver, choisit une trousse garnie de ses douze flèches, puis, ayant demandé à quelle hôtellerie se réunissaient plus particulièrement les archers, et, ayant appris que c’était au Héron-d’Or, il se dirigea vers cette auberge, qui était située sur la route de Verdingen, en dehors de la porte de l’Aigle.

Il y trouva une trentaine d’archers réunis et faisant grande chère. Il s’assit au milieu d’eux, et, quoiqu’il fût inconnu de tous, tous le reçurent bien, grâce à sa jeunesse et à sa bonne mine. D’ailleurs il avait été au-devant d’un bienveillant accueil en disant tout d’abord qu’il se rendait à Clèves pour la fête de l’arc et désirait faire route avec d’aussi braves et aussi joyeux compagnons. La proposition avait donc été reçue à l’unanimité.

Comme les archers avaient encore trois jours devant eux, et comme le dimanche est un jour saint consacré au repos, ils ne se mirent en route que le lendemain au matin, suivant les rives du fleuve et devisant joyeusement de faits de chasse et de guerre.

Tout en faisant route, les archers remarquèrent qu’Othon n’avait point de plumes à sa toque, ce qui était contre l’uniforme, chacun ayant une plume, dépouille et trophée en même temps de quelque oiseau victime de son adresse, et ils le raillèrent sur son arc neuf et ses flèches neuves. Othon avoua en souriant que ni arc ni flèches n’avaient encore servi, mais qu’à la première occasion, il tâcherait, grâce à eux, de se procurer l’ornement indispensable qui manquait à son chapeau. En conséquence, il banda son arc. Chacun attendit avec curiosité une occasion de juger l’adresse de son nouveau camarade.

Les occasions ne manquaient pas, un corbeau croassait à la dernière branche desséchée d’un chêne, et les archers montrèrent en riant ce but à Othon ; mais le jeune homme répondit que le corbeau était un animal immonde, dont les plumes étaient indignes d’orner la toque d’un franc archer. La chose était vraie. Aussi les joyeux voyageurs se contentèrent-ils de cette réponse.

Un peu plus loin ils aperçurent un épervier immobile à la pointe d’un rocher, et la même proposition fut faite au jeune homme. Mais, cette fois, il répondit que l’épervier était un oiseau de race, dont les hommes de race avaient seuls le droit de disposer, et que lui, fils d’un paysan, ne se permettrait pas de tuer un pareil oiseau sur les terres d’un seigneur aussi puissant que l’était le comte de Woringen, dont en ce moment il traversait les propriétés. Quoiqu’il y eût du vrai au fond de cette réponse, et que pas un des archers peut-être n’eût osé se permettre l’action qu’il conseillait à Othon, tous accueillirent cette réponse avec un sourire plus ou moins moqueur ; car ils commençaient à prendre cette idée, que leur jeune camarade, peu sûr de son adresse, cherchait à retarder le moment d’en donner une preuve aussi décisive que celle qu’on lui demandait.

Othon avait vu le sourire des archers et l’avait compris ; mais il n’avait paru y faire aucune attention, et continuait sa route, riant et causant, lorsque tout à coup, à cinquante pas à peu près de la troupe bruyante, un héron se leva des bords du fleuve. Othon alors se retourna vers l’archer qui était le plus près de lui et qu’on lui avait désigné comme un des plus habiles tireurs.

— Frère, lui dit-il, j’aurais grande envie pour ma toque d’une plume de cet oiseau ; vous qui êtes le plus habile parmi nous tous, rendez-moi donc le service de l’abattre.

— Au vol ? répondit l’archer étonné.

— Sans doute, au vol, continua Othon, voyez comme il s’élève lourdement ; à peine a-t-il fait dix pas depuis qu’il a quitté la terre, et il n’est qu’à une demi-portée de trait.

— Tire, Frantz, tire ! crièrent tous les archers.

Frantz fit un signe de tête indiquant qu’il se rendait à l’invitation générale plutôt par obéissance pour les ordres de l’honorable société que dans l’espoir de réussir. Il n’en visa pas moins avec toute l’attention dont il était capable, et la flèche, lancée par un bras robuste et par un œil exercé, partit, suivie de tous les regards, et passa si près de l’oiseau, qu’il en poussa un cri d’effroi auquel répondirent les acclamations de tous les archers.

— Bien tiré ! dit Othon, maintenant, à vous, Hermann, ajouta-t-il en se tournant vers l’archer qui se trouvait à sa gauche.

Soit que celui auquel il s’adressait se fût attendu à cette invitation, soit qu’il eût été entraîné par l’exemple, il était prêt au moment où Othon lui adressa la parole, et à peine avait-il achevé, qu’une autre flèche, aussi habile et aussi rapide que la première, poursuivit le fuyard, qui poussa un nouveau cri au sifflement que fit entendre, en passant à quelques pouces seulement de lui, ce second messager de mort. Les archers applaudirent de nouveau.

— À mon tour, dit Othon.

Tous les regards se tournèrent de son côté ; car le héron, sans être hors de portée, commençait à atteindre une distance assez considérable, et, ayant d’air ce qu’il fallait à ses larges ailes, il filait avec une rapidité qui devait bientôt le mettre hors de tout danger. Othon avait sans doute aussi calculé tout cela, car ce ne fut qu’après avoir bien mesuré la distance des yeux, qu’il leva avec une attention lente sa flèche à la hauteur de l’animal ; puis, lorsqu’il l’eut amenée à la ligne de l’œil, il retira la corde presque derrière sa tête, à la manière des archers anglais, faisant plier son arc comme une baguette de saule. Un instant il demeura immobile comme une statue, puis tout à coup on entendit un léger sifflement, car la flèche était partie si rapide, que personne ne l’avait vue. Tous les yeux se portèrent sur l’oiseau, qui s’arrêta comme si un éclair invisible l’eût frappé, et qui tomba, percé de part en part, d’une hauteur telle qu’on n’eût pas même cru que la flèche aurait pu l’y suivre.

Les archers étaient stupéfaits ; une pareille preuve d’adresse était à peine croyable pour eux-mêmes ; quant à Othon, qui s’était arrêté pour juger de l’effet du coup, à peine eut-il vu tomber l’animal, qu’il se remit en marche sans paraître remarquer l’étonnement de ses compagnons. Arrivé au héron, il arracha de son cou ces plumes fines et élégantes qui forment une aigrette naturelle, et les attacha à son bonnet. Quant aux archers, ils avaient compté la distance : l’oiseau était tombé à trois cent vingt pas.

Cette fois, l’admiration n’avait point éclaté en applaudissements ; les archers s’étaient regardés les uns les autres, étonnés d’une telle preuve d’adresse ; puis ils avaient compté les pas, comme nous l’avons dit, et, lorsque Othon avait eu fini d’orner sa toque du bouquet de plumes si miraculeusement acquis, Frantz et Hermann, les deux archers qui avaient tiré avant lui, lui avaient tendu la main, mais avec un sentiment de déférence qui indiquait que, non seulement ils le reconnaissaient pour leur camarade, mais encore pour leur maître.

La troupe voyageuse, qui ne s’était arrêtée à Woringen que pour déjeuner, arriva vers les quatre heures du soir, à Neufs. On dîna en toute hâte, car, à trois lieues de Neufs, était l’église de Roche, près de laquelle de religieux archers ne pouvaient passer sans y faire un pèlerinage. Othon, qui avait adopté la vie et les habitudes de ses nouveaux compagnons, les suivit dans cette excursion, et, vers le jour tombant, ils arrivèrent à la roche sainte : c’était une immense pierre ayant l’aspect d’une église.

C’est qu’autrefois cette pierre fut effectivement la première église chrétienne bâtie sur les bords du Rhin par un chef de la Germanie, qui mourut en odeur de sainteté, laissant sept filles belles et vertueuses pour prier autour de son tombeau.

C’était le temps des grandes migrations barbares. Des peuples inconnus, poussés par une main invisible, descendaient des plateaux de l’Asie et venaient changer la face du monde européen. Une biche avait conduit Attila à travers les Palus-Méotides, et il descendait vers l’Allemagne, précédé par la terreur qu’inspirait son nom. Le Rhin, effrayé au bruit des pas de ces nations fauves, hésitait à poursuivre son cours vers les sables où il s’engloutit, et frémissait dans toute sa longueur comme un immense serpent. Bientôt les Huns apparurent sur la rive droite, et, le même jour, on vit l’incendie s’allumer sur tout l’horizon, c’est-à-dire depuis Colonia Agrippina[1], jusqu’à Aliso[2]. Le danger était instant ; il n’y avait aucune pitié à attendre de pareils ennemis, et, le lendemain matin, au moment où elles leur virent lancer à l’eau les radeaux qu’ils avaient construits pendant la nuit avec les arbres d’une forêt qui avait disparu, les jeunes filles se retirèrent dans l’église et s’agenouillèrent autour du tombeau de leur père, le priant, par le saint amour qu’il leur avait porté pendant sa vie, de les protéger même après sa mort.

La journée et la nuit se passèrent en prières, et elles espéraient déjà être sauvées, lorsqu’au point du jour elles entendirent les barbares s’approcher. Ils commencèrent à frapper avec le pommeau de leurs épées à la porte de chêne qui fermait l’église ; mais, voyant qu’elle résistait, les uns retournèrent au bourg pour y prendre des échelles afin d’escalader les fenêtres ; les autres allèrent couper un sapin qu’ils dépouillèrent de ses branches et dont ils firent un bélier pour enfoncer la porte. Puis, lorsqu’ils se furent procuré les instruments nécessaires à leurs projets sacriléges, ils s’acheminèrent avec eux vers l’église qui servait d’asile aux sept sœurs ; mais, lorsqu’ils arrivèrent près d’elle, il n’y avait plus ni porte ni fenêtres. L’église était bien encore là ; mais elle était devenue un rocher et s’était faite toute de pierre ; seulement, du milieu de cette masse de granit, on entendait sortir un chant bas, triste et doux comme le chant des morts. C’était le cantique d’actions de grâces des sept vierges, qui remerciaient le Seigneur.

Les archers firent leur prière à l’église de roche, puis revinrent coucher à Strump.

Le lendemain, ils se remirent en route ; la journée se passa sans autre incident, qu’un renfort successif. Les archers venaient de toutes les parties de l’Allemagne à cette fête annuelle, dont le prix était, pour cette fois, une toque de velours vert entourée de deux branches de frêne en or, nouées par une agrafe de diamant. Il devait être donné par la fille unique du margrave lui-même, la jeune princesse Héléna, qui venait d’entrer dans sa quatorzième année. Le concours de tant d’adroits archers n’avait donc rien d’étonnant.

La petite troupe, qui montait maintenant à quarante ou cinquante hommes, voulait arriver à Clèves le lendemain matin, le tir devant commencer aussitôt la dernière messe, c’est-à-dire à onze heures En conséquence, les archers avaient résolu de venir coucher à Kervenheim. La journée était forte, aussi s’arrêta-t-on à peine pour déjeuner et pour dîner. Cependant, quelque diligence que fissent les voyageurs, ils n’atteignirent cette ville qu’après la fermeture des portes. Il s’agissait de passer la nuit dehors, et le moins mal possible, on avisa un château en ruine sur une montagne voisine, c’était le château de Windeck.

Chacun fut d’avis de profiter de cette circonstance favorable, excepté le plus vieux des archers, qui s’y opposa de tout son pouvoir ; mais, comme il était seul de son avis, sa voix n’eut aucune influence, et force lui fut d’accompagner ses jeunes camarades sous peine de rester seul ; il les suivit.

La nuit était sombre, pas une étoile ne brillait au ciel, des nuages lourds et chargés de pluie glissaient au-dessus de la tête de nos voyageurs, comme les vagues d’une mer aérienne. Un pareil abri, si incomplet qu’il fût, était donc un bienfait du ciel.

Les archers gravissaient la colline en silence, et cependant au bruit de leurs pas ils entendaient tout le long du sentier, couvert de ronces, fuir les animaux sauvages, dont la présence multipliée indiquait que ces ruines solitaires étaient gardées contre la présence des hommes par quelque superstitieuse terreur. Tout à coup ceux qui marchaient en tête virent se dresser devant eux, comme un fantôme, la première tour, sentinelle gigantesque chargée, en d’autres temps, de défendre l’entrée du château.

Le vieil archer proposa de s’arrêter à cette tour et de se contenter de son abri. En conséquence, on fit halte ; un des archers battit le briquet, alluma une branche de sapin et franchit la porte.

Alors on s’aperçut que les toits s’étaient écroulés, que les murailles seules étaient debout, et, comme la nuit menaçait d’être pluvieuse, il n’y eut qu’une voix pour continuer la route jusqu’au corps de logis ; cependant on laissa de nouveau le vieil archer libre de s’arrêter en cet endroit. Mais il refusa une seconde fois, préférant suivre ses compagnons partout où ils iraient que de rester seul par une pareille nuit et dans un semblable voisinage.

La troupe se remit donc en chemin ; seulement, pendant cette halte de quelques minutes, chacun avait brisé une branche de sapin et s’était fait une torche résineuse, de sorte que la montagne, d’obscure qu’elle était auparavant, était devenue tout à coup resplendissante, et qu’on commençait à distinguer, à l’extrémité du cercle de lumière, la masse triste, vague et sombre du château, qui, à mesure qu’on approchait, se dessinait d’une manière plus précise, montrant ses colonnes massives et ses voûtes surbaissées, dont les premières pierres avaient peut-être été posées par Charlemagne lui-même, lorsqu’il étendait des montagnes pyrènes aux marais bataves cette ligne de forteresses destinées à briser l’invasion des hommes du Nord.

À l’approche des archers et à la vue des flambeaux, les hôtes du château s’enfuirent à leur tour : c’étaient des hiboux et des orfraies au vol nocturne, qui, après avoir fait deux ou trois cercles silencieux au-dessus de la tête de ceux qui venaient les troubler, s’éloignèrent en hurlant. À cette vue et à ces cris sinistres, les plus braves ne furent pas exempts d’un mouvement de terreur ; car ils savaient qu’il est certains dangers contre lesquels ne peuvent rien ni le courage ni le nombre. Ils n’en pénétrèrent pas moins dans la première cour et se trouvèrent au centre d’un grand carré formé par des bâtiments dont quelques-uns tombaient en ruine, tandis que d’autres, au contraire se trouvaient dans un état de conservation d’autant plus remarquable qu’ils faisaient contraste avec les débris qui couvraient la terre en face d’eux.

Les archers entrèrent dans le corps de bâtiment qui leur paraissait le plus habitable, et se trouvèrent bientôt dans une grande salle qui paraissait avoir été autrefois celle des gardes. Des débris de volets fermaient les fenêtres de manière à briser la plus grande force du vent. Des bancs de chêne adossés contre les murailles et régnant tout autour de la chambre, pouvaient encore servir au même usage auquel ils avaient été destinés. Enfin une immense cheminée leur offrait un moyen d’éclairer et de réchauffer à la fois leur sommeil. C’était tout ce que pouvaient désirer les hommes faits pour les durs travaux de la chasse et de la guerre, et habitués à passer les nuits n’ayant pour tout oreiller que les racines, et pour tout abri que les feuilles d’un arbre.

Le pire de tout cela était de n’avoir point à souper. La course avait été longue, et, depuis midi, le dîner était loin ; mais c’était encore là un de ces inconvénients auxquels des chasseurs devaient être accoutumés. En conséquence, on serra la boucle des ceinturons, on fit grand feu dans la cheminée, on se chauffa largement, ne pouvant faire mieux, puis le sommeil commençant à descendre sur les voyageurs, chacun s’établit le plus confortablement qu’il put pour passer la nuit, après avoir toutefois pris la précaution, sur l’avis du vieil archer, de faire veiller successivement quatre personnes que désignerait le hasard, afin que le sommeil du reste de la troupe fût tranquille. On tira au sort, et le sort tomba sur Othon, sur Hermann, sur le vieil archer et sur Frantz.

Les veilles furent fixées à deux heures chacune ; en ce moment, neuf heures et demie sonnaient à l’église de Kervenheim ; Othon commença la sienne, et, au bout d’un instant, il se trouva seul éveillé au milieu de ses nouveaux camarades.

C’était le premier moment de tranquillité qu’il trouvait pour parler avec lui-même. Trois jours auparavant, à la même heure, il était heureux et fier, faisant les honneurs du château de Godesberg à la chevalerie la plus noble des environs ; et maintenant, sans qu’il fût pour rien dans le changement survenu, et dont il ignorait presque la cause, il se trouvait déshérité de l’amour paternel, banni sans savoir le terme de son bannissement et mêlé parmi une troupe d’hommes braves et loyaux sans doute, mais sans naissance et sans avenir, et veillant sur leur sommeil, lui, fils de prince, habitué à dormir, tandis qu’on veillait sur le sien !

Ces réflexions lui firent paraître sa veillée courte. Dix heures, dix heures et demie et onze heures sonnèrent successivement sans qu’il se fût aperçu de la marche du temps, et sans que rien fût venu troubler ses réflexions. Cependant la fatigue physique commençait à lutter avec la préoccupation morale, et, lorsque onze heures et demie sonnèrent, il était temps qu’arrivât la fin de sa veille ; car ses yeux se fermaient malgré lui.

En conséquence, il réveilla Hermann, qui devait lui succéder, en lui annonçant que son tour était venu.

Hermann se réveilla de fort mauvaise humeur : il rêvait qu’il faisait rôtir un chevreuil qu’il venait de tuer, et, au moment de faire du moins en rêve un bon souper, il se retrouvait à jeun, l’estomac vide et sans aucune chance de le remplir ! Fidèle à la consigne donnée, il n’en céda pas moins sa place à Othon et prit la sienne.

Othon se coucha ; ses yeux à demi ouverts distinguèrent encore pendant quelque temps, d’une manière incertaine, les objets qui l’entouraient, et, parmi ces objets, Hermann debout contre une des colonnes massives de la cheminée ; bientôt tout se confondit dans une vapeur grisâtre, où chaque chose perdit sa forme et sa couleur ; enfin, il ferma les yeux tout à fait et s’endormit.

Hermann était, comme nous l’avons dit, resté debout contre un des supports massifs de la cheminée, écoutant le bruit du vent dans les hautes tourelles et plongeant, aux lueurs mourantes du feu, ses regards dans les angles les plus sombres de l’appartement. Ses yeux étaient fixés sur une porte fermée et qui semblait devoir conduire aux appartements intérieurs du château, lorsque minuit sonna.

Hermann, tout brave qu’il était, compta avec un certain frémissement intérieur, et les yeux toujours fixés sur le même point, les onze coups du battant, lorsqu’au moment où frappait le douzième, la porte s’ouvrit, et une jeune fille belle, pâle et silencieuse, parut sur le seuil, éclairée par une lumière cachée derrière elle. Hermann voulut appeler, mais, comme si elle eût deviné son intention, la jeune fille porta un doigt à sa bouche pour lui commander le silence, et de l’autre main lui fit signe de la suivre.


  1. Nom antique de Cologne.
  2. Wesel.