Ourson Tête-de-fer (Aimard)/III

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III

De quelle façon le capitaine Ourson Tête-de-Fer disposa de la fortune qu’il avait gagnée, au passe-dix, à son ancien maître.

Le dénoûment terrible, mais depuis longtemps prévu de cette étrange partie entre deux ennemis implacables, avait cependant causé une émotion extrême dans la foule réunie à l’Ancre-Dérapée.

Les Frères de la Côte, qui avaient suivi avec anxiété les péripéties singulières de la partie, regardaient maintenant le capitaine avec une admiration craintive.

En ce moment, M. d’Ogeron, gouverneur au nom du roi de l’île de la Tortue et des établissements français de Saint-Domingue, fit son entrée dans la salle, salua les assistants, qui se découvrirent avec respect, et vint froidement prendre place au milieu des principaux flibustiers.

M. d’Ogeron était un homme d’une vaste intelligence et d’un grand cœur ; il s’était imposé la mission périlleuse et presque impossible de régénérer ces hommes égarés, et de faire rentrer dans la grande famille humaine des enfants révoltés que l’impétuosité de leur caractère et leur amour ardent pour la liberté en avaient brutalement séparés ; cette mission, il l’accomplissait avec un dévouement sans égal.

Souffert plutôt qu’accepté réellement par les flibustiers, qui tous l’aimaient cependant et le respectaient, il était considéré bien plus comme un égal que comme un chef ; et, à moins de circonstances graves, il ne s’immisçait jamais dans les affaires de la flibuste ; il se contentait d’intervenir par les conseils et la persuasion auprès de ces gens exaltés, qui n’avaient jamais supporté un frein, si léger qu’il fût.

Averti par hasard de ce qui s’était passé à l’auberge de l’Ancre-Dérapée, il s’était aussitôt hâté d’accourir, non pour empêcher l’exécution de la sentence prononcée contre Boute-Feu, mais pour prévenir tout nouvel acte de violence.

La présence du gouverneur fut saluée par des acclamations générales, et chacun se hâta de lui ouvrir respectueusement passage.

Lorsque M. d’Ogeron fut assis, il se pencha vers le capitaine Ourson et lui dit à voix basse quelques mots que celui-ci entendit seul.

— Soyez tranquille, monsieur, répondit Ourson ; notre but est le même, je m’efforcerai de remplir vos intentions.

Le capitaine se tourna alors vers l’assistance, et, d’une voix qu’une émotion intérieure faisait légèrement trembler, mais qui peu à peu se raffermit, il prit la parole.

— Frères de la Côte, dit-il, flibustiers de la Tortue, boucaniers de Saint-Domingue et habitants de Port-Margot, vous avez, il y a quelques instants à peine, assisté dans cette salle, non point à une partie terrible jouée entre deux hommes que la haine séparait depuis longtemps, mais à un jugement rendu par Dieu lui-même. Je n’ai été que l’instrument choisi par la colère divine ; poussé malgré moi à agir ainsi que je l’ai fait, je n’ai pas un instant douté du succès ; les conditions que j’ai posées, les paroles que j’ai prononcées, tout vous le prouve. Je n’ai donc aucun droit sur les richesses dont je suis devenu propriétaire, et j’y renonce de grand cœur ; j’espère que vous approuverez ma détermination. Nous sommes des lions, nous autres, et non des tigres ; et si nous nous plaisons à jeter notre or sans compter dans de folles et joyeuses orgies, c’est que cet or est le prix de notre valeur, de notre audace, et que notre sang l’a glorieusement acheté.

Des bravos frénétiques couvrirent en ce moment la voix vibrante et fière du capitaine.

Lorsque le calme se fut un peu rétabli, il reprit, le sourire aux lèvres :

— Je remercie monsieur d’Ogeron, notre respectable gouverneur, l’homme dont la sollicitude paternelle a toujours veillé sur nous, d’avoir daigné se rendre ici ; il sanctionnera ainsi par sa présence la résolution que j’ai prise. Voici mon intention : l’or qui se trouve sur cette table et la fortune de Boute-Feu, maintenant mienne, seront, par les soins de M. d’Ogeron, partagés également entre les plus pauvres d’entre nous, sans distinction de classes, qu’ils soient flibustiers, boucaniers ou habitants. Puisse cette destination enlever à ces richesses mal acquises la boue dont elles étaient souillées ! Quelqu’un d’entre vous sait-il combien Boute-Feu avait d’engagés ?

— Je le sais, dit le beau Laurent ; il en avait cinq.

— Et nous voici ! s’écria un homme du milieu de la foule.

— Approchez, reprit le capitaine.

Cinq pauvres diables à demi-nus, hâves et maigres à faire frémir, s’avancèrent timidement.

— Je vous déclare libres, d’après le droit que me donnent les priviléges des Frères de la Côte, reprit Ourson ; je vous remettrai, selon la coutume, a chacun un fusil, trois livres de poudre et trois livres de balles ; de plus, voici cinq cents écus que vous partagerez entre vous.

Les pauvres gens, éblouis par un bonheur si subit, n’osaient ajouter foi a ce qu’ils entendaient ; ils lançaient des regards effarés autour d’eux, et, finalement, ils fondirent en larmes.

— Allez, leur dit le capitaine avec un accent de douce pitié, allez, amis, maintenant vos misères sont finies, vous êtes libres et Frères de la Côte.

Les acclamations éclatèrent de nouveau de toute part avec une force telle que les plus vieux boucaniers eux-mêmes, ces cœurs de bronze que rien ne pouvait émouvoir, se sentirent attendris ; c’était plus que de l’enthousiasme, c’était du délire, de la frénésie.

— Bien ! capitaine, dit M. d’Ogeron en pressant avec émotion la main d’Ourson, vous donnez un noble exemple ; c’est ainsi que nous parviendrons à régénérer ces natures égarées, mais généreuses ; vous me rendez ma tâche facile.

— J’essaye de marcher sur vos traces, monsieur, répondit respectueusement le capitaine ; je ne saurais avoir un meilleur modèle.

— Capitaine, avec dix hommes comme vous, dit à voix basse M. d’Ogeron, en un an cette magnifique colonie serait régénérée.

— Ou perdue, murmura-t-il d’un air pensif.

— Oh ! le croyez-vous donc ?

— Hélas ! nous ne sommes pas des hommes comme les autres, c’est du feu qui circule dans nos veines et non du sang.

— M’abandonnez-vous ?

— Vous ne le supposez pas ; de plus vous allez en avoir la preuve.

Le gouverneur sourit et lui serra la main.

Les Frères de la Côte attendaient impassibles la fin de ce colloque.

— Je n’ai pas terminé, Frères, reprit Ourson après un instant de silence, il me reste encore à décider du sort des prisonniers espagnols. Est-il juste que ces malheureux demeurent esclaves, lorsque tous nous avons part à l’héritage de l’homme que nous avons condamné ? Bien que ces prisonniers appartiennent à une race que nous abhorrons, nous commettrions une injustice inqualifiable en les laissant en esclavage. À ces fiers Espagnols qui nous traitent si hautainement de ladrones et nous traquent comme des bêtes fauves, montrons que nous les méprisons trop pour les craindre ! rendons la liberté à ces prisonniers, laissons-les retourner au milieu de leurs parents et de leurs amis, qui n’espèrent plus les revoir. En nous connaissant mieux, les Espagnols nous redouteront davantage. Approuvez-vous cette détermination, mes Frères ?

Il y eut une hésitation visible dans la foule ; un instant le capitaine craignit que sa noble résolution n’échouât devant la haine de ses compagnons.

Une loi des flibustiers défendait, sous peine de mort, à un Frère de la Côte, de rendre, sans l’assentiment général, la liberté à un prisonnier espagnol, homme, femme, enfant ou prêtre.

M. d’Ogeron jugea la position d’un coup d’œil ; il comprit que le capitaine avait dans sa générosité dépassé les bornes de la prudence et que s’il n’intervenait pas, tout était perdu.

— Capitaine Ourson Tête-de-Fer, dit-il en se levant au nom de tous les Frères de la Côte, je vous remercie de la généreuse initiative que vous ne craignez pas de prendre. La flibuste est trop puissante pour redouter ses ennemis, elle les attaque bravement en face, les renverse, et, quand elle les a vaincus, son cœur doit s’ouvrir à la pitié. À quelque nation qu’ils appartiennent, souvenons-nous que les malheureux sont frères. C’est à nous, mis au ban de la société, qu’il appartient de donner au monde, qui nous méconnaît, cet exemple d’humanité. Je vous le répète, capitaine, au nom de la flibuste je vous remercie. Vos prisonniers sont libres, vous êtes maître d’en disposer pour les rendre à leurs familles.

— Oui, oui s’écrièrent les flibustiers entraînés par les nobles paroles de M. d’Ogeron, qu’ils soient libres ! Vive le gouverneur ! vive Ourson Tête-de-Fer !

L’élan était donné, l’enthousiasme devint général.

Les prisonniers espagnols étaient sauvés.

— À mon tour, je vous remercie, monsieur, dit le capitaine avec émotion ; car sans vous, j’échouais au port.

— Ne croyez pas cela, mon cher capitaine, répondit en souriant le gouverneur. Ces hommes sont de grands enfants, dont le cœur est resté bon ; il ne s’agit que de savoir faire vibrer chez eux les cordes généreuses.

L’or, resté jusqu’à ce moment sur la table, fut remis à M. d’Ogeron, chargé d’en faire le partage ; puis on quitta l’auberge de l’Ancre-Dérapée.

La foule accompagna le capitaine jusqu’à la maison qu’il habitait en poussant des cris de joie, et ne se sépara définitivement que lorsque Ourson, deux ou trois de ses amis les plus intimes et les prisonniers espagnols eurent enfin disparu dans l’intérieur de l’habitation.

Mais, pendant la nuit entière, la ville fut en proie à une agitation extrême, et des groupes nombreux parcoururent les rues en chantant et en poussant de joyeuses clameurs en l’honneur du capitaine Ourson Tête-de-Fer et de M. d’Ogeron.

Les prisonniers espagnols étaient dix-huit hommes et deux femmes.

Dès qu’il fut rentré chez lui, Ourson Tête-de-Fer donna à ses engagés l’ordre de préparer un appartement pour ces étrangers, que désormais il considérait comme ses hôtes puis, après les avoir assurés que rien ne leur manquerait, et que dès le lendemain il s’occuperait de leur faire quitter sûrement la colonie, il prit congé d’eux, et, coupant brusquement court à leurs assurances d’une reconnaissance éternelle, il rejoignit ses amis, qui, confortablement installés dans un salon, buvaient et fumaient en l’attendant.

— Hé ! hé ! lui dit le beau Laurent, tu jouais gros jeu en t’intéressant ainsi aux prisonniers.

— C’est vrai, Frère, répondit le capitaine, mais je devais agir ainsi que je l’ai fait. Lorsque Boute-Feu a tenté de m’assassiner, un des prisonniers, une femme, je crois, s’est résolument jetée devant moi, dans l’intention évidente de me sauver la vie.

— Je l’ai vue, dit Michel le Basque ; c’est une femme en effet, jeune à ce qu’il m’a semblé ; car elle était si bien cachée dans ses coiffes, qu’il ne m’a pas été possible de distinguer seulement le bout de son nez.

— S’il en est ainsi, reprit le beau Laurent, tu as bien fait, Ourson, il n’eût pas été convenable qu’un gavacho se fût montré plus généreux qu’un Frère de la Côte.

— C’est ce que j’ai pensé, répondit avec douceur le capitaine.

– Ce que je vois de plus clair dans tout cela, dit le beau Laurent, c’est que tu as fait la conquête d’une Espagnole charmante, du moins je le suppose.

— Tu es fou !

— Oui, oui, reprit le beau Laurent avec un sourire railleur, ta réputation est connue ; mais, ajouta-t-il, que comptes-tu faire de tes hôtes ?

— Je ne sais trop comment leur faire quitter la colonie, en ce moment surtout, où tous les navires sont dehors.

— Pardieu ! rien de plus facile, dit Vent-en-Panne. J’ai pour intime ami un boucanier, dont sans doute tu as entendu parler souvent, car il jouit d’une grande réputation parmi nous.

— Comment le nommes-tu ?

— Le Poletais.

— Qui ne connaît le Poletais, au moins de réputation ? répondit le capitaine.

— Bon ! c’est un chasseur de taureaux, il méprise le sanglier, qu’il n’attaque que rarement et quand il y est forcé ; c’est un gars solide, dévoué à ses amis.

— Oui, oui, dirent les flibustiers, le Poletais est un vrai Frère de la Côte.

– C’est l’homme qu’il nous faut ; il doit chasser en ce moment aux environs de l’Artibonite ; allons le trouver, il nous donnera tous les renseignements nécessaires pour atteindre une ville ou un bourg espagnol, sans avoir maille à partir plus que de raison avec les cinquantaines. Cette proposition te convient-elle, Ourson ?

— Parfaitement. Quand partirons-nous ?

— Cela te regarde, je me mets tes ordres.

— Alors, demain, si tu veux.

— Demain, soit ! Au lever du soleil, je serai ici avec deux de mes engagés ; prends-en deux aussi, cela nous suffira.

— Les chemins sont-ils praticables pour les chevaux ? demanda le capitaine avec une certaine hésitation.

— Pourquoi cette question ?

— Corne-bœuf ! je te trouve encore bien naïf, Vent-en-Panne, dit le beau Laurent avec un gros rire ; as-tu donc oublié qu’il y a des dames parmi les prisonniers espagnols ?

— Tu es un mauvais plaisant, Laurent, répondit Ourson d’un ton de bonne humeur ; cependant je dois convenir que ta remarque est juste. Il ne serait pas humain de contraindre des femmes à faire peut-être vingt lieues à pied à travers des chemins détestables.

— Ce serait tout à fait inhumain, reprit le beau Laurent avec un sérieux comique.

— Les chemins sont bons, reprit Vent-en-Panne ; les chevaux passeront facilement.

— Alors, j’aurai deux chevaux.

— Comme tu voudras. À demain, c’est convenu.

— À demain, et merci.

Les flibustiers se levèrent, avalèrent un dernier verre de liqueur, pressèrent cordialement la main du capitaine, et ils se retirèrent, le laissant libre de se livrer au sommeil.

Mais le capitaine ne dormit pas ; un sentiment inconnu qui se glissait sournoisement dans son cœur, une curiosité dont il n’essayait même pas de se rendre compte, le tinrent éveillé pendant la nuit entière.

Malgré lui, les paroles du beau Laurent résonnaient toujours à son oreille.

Le lendemain matin, au point du jour, ainsi qu’il l’avait promis, Vent-en-Panne, l’homme exact par excellence, accompagné de deux de ses engages, armés jusqu’aux dents, frappait à la porte d’Ourson. Le capitaine lui ouvrit lui-même et vint au-devant de lui, la main tendue.

— Nous sommes prêts, dit-il.

— Alors mettons-nous en route, répondit Vent-en-Panne. En faisant diligence, peut-être rejoindrons-nous vers onze heures ou midi le Poletais à son boucan ; sinon, nous n’aurons plus la chance de le rencontrer avant six heures du soir.

Ourson fit aussitôt avertir les Espagnols.

Dix minutes plus tard, la caravane quittait la maison du flibustier et, tournant le dos à la mer, prenait la direction des montagnes.

Vent-en-Panne et Ourson, suivi de ses chiens et de ses sangliers, dont nous l’avons dit, il ne se séparait jamais, marchaient en tête.

Venaient ensuite les deux dames à cheval ; elles s’étaient si bien enveloppées dans leurs vêtements, leurs mantilles et leurs rebozos, que, de leur visage, on n’apercevait que leurs grands yeux noirs, brillants comme des escarboucles et lançant à droite et à gauche des regards inquiets.

À quelques pas en arrière, les prisonniers espagnols suivaient à pied, le sombrero à larges bords rabattu sur le visage, et embossés jusqu’aux yeux dans les plis épais de leurs manteaux.

Les Espagnols, quelque temps qu’il fasse, pluie ou soleil, froid ou chaud, en Europe comme en Amérique ne quittent jamais leur capa ; c’est pour eux le vêtement indispensable par excellence.

Deux engagés d’Ourson Tête-de-Fer et deux engagés de Vent-en-Panne, le fusil sur l’épaule, les pistolets à la ceinture, la hache et l’étui de crocodile contenant des couteaux et des baïonnettes pendus au côté, marchaient sur les flancs de la colonne.

Les quelques habitants que les flibustiers croisèrent dans les rues, les saluèrent respectueusement en leur souhaitant bon voyage, mais sans témoigner une indiscrète curiosité ; les gardes placés à la porte de la ville levèrent la herse et baissèrent le pont-levis dès qu’ils les aperçurent, et bientôt la caravane se trouva en rase campagne.