Ourson Tête-de-fer (Aimard)/V

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V

Ce qui se passa dans la Savane, entre les Frères de la Côte et les Espagnols, et comment ils se séparèrent.

Les Cinquantaines, ainsi que leur nom l’indique, étaient des détachements de cinquante soldats commandés par un alferez ou sous-lieutenant, et spécialement institués pour garder la frontière espagnole et donner la chasse aux boucaniers français, qui essayaient continuellement de la franchir.

Ces détachements avaient été dans le principe armés de fusils, que l’on avait ensuite remplacés par de longues lances.

La raison de ce changement, peu logique en apparence, était la terreur même qu’inspiraient les boucaniers français à leurs ennemis ; dès que les soldats espagnols entraient dans les savanes, ils commençaient par décharger leurs fusils et faire des feux de file tant qu’il leur restait de la poudre, dans le but d’avertir les boucaniers de leur présence et de les engager ainsi à s’en aller d’un autre côté, ce que ceux-ci ne manquaient pas de faire, non par crainte, mais pour ne pas être dérangés dans leurs chasses.

Cette précaution d’armer de lances des soldats destinés à combattre des ennemis porteurs d’excellents fusils et d’une adresse si renommée, qu’à cinq cents pas ils coupaient avec une balle la queue d’une orange sur la branche, faisait à la fois la critique des soldats et du gouvernement qui les employait.

En effet, quelle confiance devait-on mettre en de tels hommes, en cas de rencontres ; et que penser de l’humanité de ce gouvernement qui envoyait froidement et de parti pris ces pauvres diables à un massacre certain ?

La Cinquantaine, son alferez en tête, était rangée en bataille à une dizaine de pas tout au plus du bois, dans un endroit assez découvert, mais de tous les côtés entouré d’épais buissons, que la terreur des Espagnols peuplait d’ennemis invisibles.

Les lances et les sabres étaient réunis en monceaux devant eux sur le sol.

Cependant le Poletais marchait un peu en avant de ses compagnons.

Il jeta un regard narquois sur les Espagnols, et, après un instant de silence qui fit courir un frisson de crainte dans les veines des vaincus, il se décida enfin à prendre la parole de sa voix goguenarde :

— Ah ! ah ! dit-il, caballeros, vous vous êtes enfin décidés ?

— Seigneurie, dit humblement l’alferez, notre devoir de soldats nous empêchait de mettre bas les armes devant des forces inférieures.

— Et maintenant, reprit le Poletais d’un air narquois, vous avez reconnu votre erreur ?

— Oui, seigneurie. Aussi, vous le voyez, nous n’avons pas hésité.

— Je vois, dit brutalement le Poletais, en riant sans cérémonie au nez de l’alferez, que vous êtes des imbéciles et des poltrons.

— Seigneurie ! fit l’officier qui se redressa.

— Pardieu ! allez-vous reprendre vos airs de matamores maintenant ; je vous avertis qu’ils ne sont plus de saison. Vous vous êtes rendus à six hommes, ajouta-t-il avec une incroyable effronterie. Il est vrai, ajouta-t-il avec un orgueil superbe, que ces six hommes sont des Frères de la Côte et que chacun d’eux vaut dix de vous autres.

— Malédiction ! s’écria l’officier avec rage.

— Trêve de doléances et exécutez-vous de bonne grâce, mes maîtres, reprit sèchement le boucanier. Señor lieutenant, faites attacher vos hommes.

— Mais quelles conditions ?…

— Aucunes ; vous vous êtes rendus à discrétion, je disposerai de vous selon mon bon plaisir.

Que pouvaient faire les malheureux soldats tombés dans ce piège, si adroitement tendu, et maintenant désarmés ?

Les aventuriers se tenaient entre eux et leurs lances et leurs sabres ; il ne leur restait qu’une ressource : essayer par une prompte soumission d’adoucir leurs terribles vainqueurs ; c’est ce qu’ils firent.

Cinq minutes plus tard, toute la Cinquantaine était solidement garrottée et par elle-même ; seul, par considération pour son grade, l’alferez restait libre.

Le Poletais ramassa l’épée du lieutenant et la lui présentant.

— Reprenez cette arme, lui dit-il avec une ironie sanglante ; vous vous en servez trop bien, señor, pour que je me permette de vous en priver.

À cette insulte terrible, le jeune officier devint pâle comme un cadavre, tout son corps frissonna d’un tremblement nerveux ; il saisit brusquement l’épée d’une main fébrile et, la faisant siffler au-dessus de sa tête :

— Vous êtes un lâche, un misérable et un ladron ! s’écria-t-il d’une voix étranglée par la colère.

Et du plat de la lame il souffleta le boucanier.

Le Poletais poussa un rugissement de tigre, et, se précipitant sur le jeune homme, il l’abattit à ses pieds d’un coup de hache.

— Merci, dit l’officier, grâce à vous, je mourrai donc en soldat !

Une dernière convulsion agita ses membres, ses yeux se fermèrent :

Il était mort.

Ce sanglant épisode, qui terminait cette comédie d’une façon si tragique, assombrit tous les visages.

— Tu as été vif, dit Vent-en-Panne.

— C’est vrai, répondit franchement le Poletais.

— C’était un brave jeune homme.

— Il l’a prouvé ; je ne lui garde pas rancune.

— C’est heureux, dit Vent-en-Panne, en souriant malgré lui de l’étrange logique du Poletais.

— Maintenant, fit Ourson, causons d’affaires, veux-tu ?

— De quelles affaires ?

— De celles qui nous amènent près de toi.

— C’est juste, je n’y songeais plus, moi ; de quoi s’agit-il, Frère ?

— D’abord, et avant tout, de déjeuner, dit Vent-en-Panne, nous mourons de faim ; où est ton boucan ?

— Ici, à deux pas. Suivez-moi.

— Nous avons des Espagnols avec nous fit observer Ourson.

— Des prisonniers ?

— Non, ce sont des gens auxquels nous avons rendu la liberté.

— Où sont-ils ?

— Là, dans le bois, sous le couvert.

— Comment faire ? dit le Poletais. Ah j’y suis, reprit-il au bout d’un instant, va chercher tes prisonniers libérés, Vent-en-Panne ; toi, Ourson, reste ici avec les engagés et surveille ces drôles ; dans un quart d’heure je vous rejoins ; au lieu d’aller au boucan, ce sera le boucan qui viendra à nous.

— Bonne idée. Va.

Le Poletais jeta son fusil sous son bras et s’êloigna à grands pas, tandis que Vent-en-Panne rentrait dans le bois.

Ourson, demeuré seul, ne perdit pas de temps ; aidé par les engagés, il creusa une tombe dans laquelle fut déposé le corps du malheureux officier, avec son épée auprès de lui ; puis la fosse fut comblée, et de grosses pierres furent placées dessus, pour la garantie contre la profanation des animaux sauvages.

Les soldats de la Cinquantaine, hébétés par la frayeur, avaient assisté, sombres, tristes et silencieux, à cette lugubre cérémonie.

La fin tragique de leur commandant leur donnait de tristes appréhensions sur le sort qui les attendait eux-mêmes.

Lorsque les prisonniers espagnols arrivèrent, conduits par Vent-en-Panne, la fosse avait été recomblée, ainsi que nous l’avons dit, et les traces du meurtre si bien dissimulées, qu’elles devaient complètement échapper même à des yeux plus clairvoyants que ceux des nouveaux venus.

Ourson Tête-de-Fer et Vent en-Panne aidèrent les dames à mettre pied à terre et les conduisirent poliment sous une enramada que les engagés avaient improvisée en quelques coups de hache, et qui offrait un abri suffisant contre les rayons ardents du soleil.

Les hommes s’assirent comme ils le voulurent, à la seule condition de demeurer à une certaine distance des soldats de la Cinquantaine et de n’engager aucune conversation avec eux.

Au moment où les flibustiers saluaient les deux jeunes filles, avant de se retirer, celles-ci échangèrent entre elles un rapide regard d’intelligence et firent un mouvement comme pour les retenir.

— Que désirez-vous, señoras ? demanda Ourson, qui comprit qu’elles désiraient leur parler.

Elles hésitèrent une seconde encore.

— Señores, dit enfin doña Elmina, peut-être l’occasion d’échanger quelques mots avec vous ne se représentera-t-elle plus ; avant une séparation qui sans doute sera éternelle, permettez nous de vous adresser nos remercîments les plus sincères et l’expression d’une reconnaissance qui ne s’éteindra jamais. Nous vous devons la vie et l’honneur, le bien le plus précieux pour une femme ; grâce à votre généreuse sollicitude, à votre courageux dévouement, capitaine Ourson Tête-de-Fer, nous avons reconquis notre liberté ; dans quelques heures à peine, nous serons au milieu de nos compatriotes.

— Madame, interrompit le capitaine avec une noblesse et une dignité qui leur causèrent une extrême surprise, j’ai agi comme me l’ordonnait mon devoir de gentilhomme.

— Soit, capitaine, reprit doña Elmina, je n’insisterai pas davantage sur ce point ; je sais maintenant à quoi m’en tenir sur le compte de ces flibustiers et de ces boucaniers qu’on me représentait sans cesse comme des hommes féroces sans foi et sans honneur, j’emporte d’eux un souvenir qui toujours me sera doux, et, quand on les attaquera devant moi, je saurai maintenant comment les défendre.

— Madame, votre indulgence et votre bonté sont pour moi une trop haute récompense.

— Il nous est défendu de vous révéler nos noms et le rang que nous occupons ; mais nous croirions manquer aux égards que nous vous devons, si nous nous séparions de vous sans vous laisser voir des visages que jamais plus vous ne reverrez, mais dont vous conserverez peut-être le souvenir ; regardez-nous donc.

En parlant ainsi, doña Elmina écarta vivement le rebozo qui la voilait, mouvement imité aussitôt par sa compagne.

Les deux aventuriers poussèrent un cri d’admiration à la vue des deux délicieux visages qui s’offrirent subitement à leurs regards.

Doña Elmina et doña Lilia avaient dix-sept ans à peine ; chez elles, les types mauresque et castillan s’étaient confondus pour compléter la beauté la plus éblouissante que pût imaginer l’âme rêveuse d’un poëte.

Mais malheureusement, cette ravissante vision n’eut que la durée d’un éclair : presque aussitôt les deux dames, avec un charmant sourire, replacèrent devant leur visage les plis de leurs rebozos.

— Déjà ! murmura le capitaine.

— Maintenant, señores, adieu ! dit doña Elmina.

— Un mot encore, señora, fit résolument le capitaine Ourson en retirant de sa poitrine une bague pendue à une chaîne d’acier qu’il brisa. L’avenir n’est à personne. Dieu m’est témoin que mon vœu le plus cher est que vous soyez heureuse ; mais si le malheur doit fondre de nouveau sur vous, et si vous avez jamais besoin d’un ami sûr, dévoué et brave, prenez cette bague, elle porte mon cachet ; n’importe quand, n’importe où, faites-moi parvenir l’empreinte de ce cachet, et vous me verrez aussitôt accourir. Montrez-le seulement à l’un de nos Frères ; tous ils le connaissent, et il vous servira de sauvegarde et de sauf-conduit si vous-même êtes contrainte de venir à moi.

– J’accepte, caballero, répondit doña Elmina avec émotion ; vous m’avez si bien accoutumée à vos délicatesses, qu’un bienfait de plus ne saurait augmenter ma dette envers vous.

Vent-en-Panne, malgré sa nature rude et inculte, était aussi ému que son compagnon ; il coupa court à cette scène qui menaçait de devenir embarrassante, en emmenant brusquement le capitaine.

Les Espagnols, plongés dans leurs réflexions, ne s’étaient pas aperçus, du moins ils n’avaient pas semblé s’apercevoir du long entretien des flibustiers avec les deux dames.

Une heure plus tard, le Poletais rejoignit les Frères de la Cote ; il était accompagné de ses trois engagés, et suivi par une douzaine de venteurs qui, en apercevant les Espagnols, voulurent tout d’abord leur sauter à la gorge, et qu’on eut grand peine à contenir.

Les engagés portaient sur leurs larges épaules tous les éléments d’un gigantesque festin ; il ne fallut que quelques minutes pour dresser les tentes et installer le boucan.

Sur l’ordre du Poletais, qui était bon homme au fond, à sa manière, on plaça des vivres en abondance devant les ex-prisonniers espagnols et les soldats, à qui on délia les mains pour leur permettre de manger.

Les meilleurs morceaux furent naturellement réservés aux dames, qui étaient restées sous l’enramada ; puis, engagés et Frères de la Côte s’assirent en rond, et, à leur tour, attaquèrent vigoureusement les vivres.

Tout en mangeant, de très-bon appétit, les flibustiers expliquèrent, en quelques mots, au Poletais les motifs de leur présence dans la savane et le mirent au courant de leurs intentions.

Le boucanier ne fit aucune objection, se contentant parfois de hocher la tête ; seulement il se réserva d’agir comme il l’entendrait avec les soldats de la Cinquantaine, qui en somme étaient ses prisonniers à lui ; ce que ses compagnons trouvèrent parfaitement juste.

Après le repas, qui fut bientôt expédié, car les chasseurs et les aventuriers mangent vite, les Frères de la Côte allumèrent leurs pipes, et, sur l’ordre d’Ourson Tête-de-Fer les ex-prisonniers espagnols furent amenés devant eux.

— Señor, dit le capitaine à celui des prisonniers que ses compagnons paraissaient mentalement reconnaître pour leur chef, c’est ici que nous nous séparons. Ainsi que je vous l’ai promis, vous êtes libres. Un engagé du Poletais vous servira de guide jusqu’en vue des avant-postes espagnols ; quelques lieues vous en séparent à peine ; vous y arriverez avant le coucher du soleil. Pour prix du service que je vous ai rendu, je ne vous demande qu’une seule chose, un peu d’humanité pour les Frères de la Côte que le sort ferait à l’avenir tomber entre vos mains.

— Je n’oublierai jamais, señor, répondit l’Espagnol avec dignité, que c’est à vous que nous devons notre liberté ; la dette que j’ai contractée envers vous, je vous promets de l’acquitter en traitant tout prisonnier français, dont je serai maître de disposer, avec les égards dus à l’infortune.

— J’accepte cette promesse, señor, et me déclare amplement payé.

— N’oubliez pas, caballero, dit alors le Poletais en se mêlant selon son habitude sans cérémonie à la conversation, que la vie de dix soldats de la Cinquantaine répondra du mal qui pourrait arriver au guide que je vous donne.

— Est-ce que ces pauvres soldats demeurent prisonniers ? demanda vivement l’Espagnol.

— Oui, à moins toutefois que vous ne consentiez à payer leur rançon.

— Qu’à cela ne tienne, señor ; combien exigez-vous ?

— Cinquante piastres par homme, répondit nettement le Poletais.

— J’accepte, señor ; seulement vous comprenez que je n’ai pas cet argent sur moi ; mais, sur mon honneur et ma foi de gentilhomme, demain, deux heures après le lever du soleil, je vous jure qu’un homme à moi vous remettra le prix convenu, c’est-à-dire deux mille cinq cents piastres.

— Aussitôt la somme touchée, les soldats seront libres.

— Doutez-vous de ma parole, señor ? s’écria l’Espagnol avec hauteur.

— Nullement, mais je préfère l’argent ; pas de piastres, pas de soldats.

— Veux-tu que nous terminions cette affaire entre nous, Frère ? dit alors le capitaine Ourson Tête-de-Fer en intervenant.

— Comment l’entends-tu ?

— Je me porte, si tu y consens, caution pour ce gentilhomme.

— Tu es fou, tu seras volé.

— Bah ! qu’importe.

— Comme tu voudras alors ; fais à ta guise ; quant à moi, je m’en lave les mains.

— Pardon, señor, dit l’Espagnol en intervenant à son tour, je vous remercie de la caution que vous voulez bien m’offrir, mais je ne l’accepte pas ; je montrerai à monsieur que j’ai plus de confiance en lui qu’il n’en a en moi.

Retirant alors un écrin de son pourpoint :

— Voici, reprit-il, plusieurs diamants que j’ai réussi à soustraire aux regards des flibustiers ; gardez-les, señor, vous les remettrez à la personne qui vous apportera le prix convenu.

Le Poletais ouvrit l’écrin et examina les diamants en connaisseur.

— Il y a là pour plus d’un million de diamants ; le savez-vous, señor ? dit-il.

— Il y en a pour quatre cent mille piastres, répondit froidement l’Espagnol.

— Et vous me les confiez ainsi ?

— Pourquoi non ? J’ai foi en votre honneur, moi.

— Reprenez cette boîte, señor, dit le Poletais, en lui rendant l’écrin, honteux de la leçon qui lui était donnée ; les prisonniers sont libres ; vous me payerez leur rançon quand vous voudrez.

— C’est bien ; merci ! fit simplement l’Espagnol.

Un instant après, les dames remontaient à cheval et les ex-prisonniers après avoir silencieusement salué les Frères de la Côte, se mettaient en route, précédés par un engagé du Poletais.

En passant auprès du capitaine, doña Elmina se pencha légèrement sur sa selle et murmura ce seul mot :

Recuerdo ! — souvenir ! Le capitaine s’inclina respectueusement sans répondre ; il suivit des yeux la marche du cortège aussi longtemps qu’il put l’apercevoir. Lorsque enfin les Espagnols eurent disparus dans les méandres de la route, le flibustier étouffa un soupir et alla, tout pensif, rejoindre ses compagnons.

Le soir même, l’engagé du Poletais apporta cinq mille piastres à son maître ; juste le double de la rançon convenue.

Le lendemain au point du jour Vent-en-Panne et Ourson Tête-de-Fer, après avoir cordialement pris congé du boucanier, retournèrent à Port-Margot.

Des semaines, des mois, une année, puis une seconde, s’écouleront sans que, malgré ses recherches, le capitaine réussît à obtenir des nouvelles de doña Elmina ; son caractère déjà sombre et concentré s’assombrit encore davantage ; l’espoir qu’il avait conservé jusque-là, espoir bien faible à la vérité, s’éteignit alors complètement.

Doña Elmina l’avait oublié, et pourtant, en se séparant de lui, elle lui avait jeté ce mot si doux et rempli de si séduisantes promesses :

— Souvenir !

Cependant, un soir que, selon son habitude, il errait triste et pensif sur la plage de Port-Margot, un homme qu’il crut reconnaître, sans pouvoir se rappeler où il l’avait vu, s’arrêta devant lui et le salua.

— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda Ourson.

— Capitaine, répondit l’homme, je suis un engagé du Poletais ; mon maître m’a chargé de vous remettre ce papier qu’il a reçu pour vous hier, une heure après le coucher du soleil.

Un pressentiment secret serra le cœur du capitaine ; il prit le papier d’une main tremblante et le déplia ; un coup d’œil lui suffit pour apprendre qu’il ne s’était pas trompé ; sur ce papier se trouvait en cire noire l’empreinte de son cachet avec ces trois mots :

cartagena — luego — peligro.

En français : Carthagène — à l’instant — danger.

— Ton maître n’a rien ajouté ? demanda Ourson.

— Pardon ! Il a ajouté ? Où le capitaine ira, tu lui diras que je l’accompagnerai ; demain au plus tard, je serai près de lui.

— Remercie le Poletais pour moi et annonce-lui que je l’attends. Voilà pour toi.

Et fouillant à sa poche, le flibustier lui donna quelques piastres.

L’engagé salua et partit.

Le lendemain, qui était un jeudi, le Poletais arriva, ainsi qu’il l’avait promis.

Le capitaine commença aussitôt ses enrôlements ; ils furent terminés le vendredi, dans la matinée. Le flibustier ignorait quel danger menaçait doña Elmina ; mais il fallait que ce danger fût bien grand, pour qu’elle se fût résolue à réclamer son secours.

Aussi, sans même se donner le temps de réfléchir, mit-il la plus grande célérité dans ses armements.

Avant tout il fallait arriver : plus tard, i ! serait temps de songer au parti qu’il conviendrait de prendre.

D’ailleurs les circonstances lui viendraient sans doute en aide, pour l’adoption d’un plan quelconque.

Ourson Tête-de-Fer avait trop souffert pour ne pas être un croyant.

Il espérait !  !

Quoi ! Il n’aurait su le dire ! il espérait l’impossible peut-être !…

D’ailleurs, n’est-ce pas toujours ainsi en amour ?

Et sans se l’avouer à soi-même, le capitaine aimait !

Il aimait comme un fou cette jeune fille que, pendant une seconde à peine, il avait entrevue, et dont l’image était à jamais restée gravée dans son cœur.

Sa vie tout entière se concentrait dans cet amour, dont la violence l’effrayait, et dont l’impossibilité, trop prouvée hélas ! le rendait furieux contre lui-même.

Et pourtant, nous le répétons il espérait !

Aussi agissait-il en conséquence.

Mais comme ses armements mystérieux avaient causé un grand émoi au Port-Margot, il résolut de couper court aux suppositions, et d’imposer silence à tous les inventeurs de nouvelles plus ou moins absurdes au sujet de son expédition.

Il ne trouva qu’un moyen efficace pour clore la bouche à tous ces bavards : ce fut de la leur remplir.

Ce fut ce moyen qu’il adopta, et il eut toutes de raison de se féliciter d’avoir pris ce parti.

On était au vendredi.

Ourson convia les chefs de la flibuste à un grand repas pour le jour-même, son intention étant de mettre immédiatement à la voile.

Voilà pourquoi, comme nous l’avons dit au commencement de cette véridique histoire, il y avait, le 13 septembre 16…, festin à l’Ancre-Dérapée.

Et maintenant que nous avons rapporté dans tous leurs détails les faits plus ou moins importants qui avaient précédé cette réunion de Haulte Beuverie, ainsi qu’aurait pu dire Rabelais, nous reprendrons notre histoire au point où nous l’avons interrompue.