Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XXII

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XXII

Dénouement.

Malgré ce qui avait été arrêté dans le conseil des chefs de l’expédition Ourson Tête-de-Fer avait pris le commandement des troupes de débarquement, laissant celui de la frégate a l’Olonnais.

Ourson n’avait voulu confier à personne le soin de veiller sur doña Elmina.

La frégate, la Taquine qui ne s’était pas assez élevée au vent, n’avait pas pu donner dans la passe à l’heure convenue ; elle avait été obligée de virer de bord : de là le retard apporté dans l’attaque de la ville.

Cependant, lorsque les flibustiers parurent et que le combat commença enfin, les Espagnols, qui n’avaient pas eu le temps nécessaire pour organiser la défense, et qui, surpris pour ainsi dire à l’improviste, virent les ennemis surgir de tous les côtés à la fois, ne firent d’abord qu’une assez molle résistance.

La ville aurait été prise presque sans coup férir, si le gouverneur et le commandant de la garnison, qui avaient réussi à se retirer dans le fort San-Juan avec l’élite des troupes, n’avaient pas, par leur présence, relevé le courage de leurs soldats et résolu de continuer la lutte jusqu’à la dernière extrémité.

Là, le combat fut rude, acharné ; si partout la défense avait été aussi énergique, jamais les boucaniers ne seraient parvenus à se rendre maîtres de Carthagène.

Le fort commandait complétement la ville ; il fallait s’en emparer à tout prix.

Dix fois, les boucaniers que cette résistance irritait, montèrent bravement à l’assaut, dix fois ils furent malgré leurs efforts, précipités du haut des murailles.

La nuit approchait ; il fallait en finir.

Ourson Tête-de Fer réunit autour de lui ses plus braves compagnons, et, suivi de l’Olonnais, du Poletais et des chefs les plus célèbres de la flibuste, il résolut de tenter encore une dernière et suprême attaque.

Mais avant de donner l’ordre de l’assaut, il appela Barthélemy.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Rien, répondit le boucanier.

— Il faut trouver cet homme, il médite sans doute une dernière trahison.

— J’en ai peur, fit Barthélemy en hochant la tête ; il est revenu à Carthagène, où il a réuni les mauvais drôles qu’il avait placés à bord de la goélette, et il a disparu avec eux.

— Ce Boute-Feu est mon mauvais génie, murmura Ourson Tête-de-Fer devenu rêveur. Écoute, prends une cinquantaine d’hommes avec toi, montez à cheval et courez à l’habitation. C’est la qu’il doit être.

— Oui, tu as raison, s’écria Barthélemy en se frappant le front, il est là et non ailleurs ! Je pars, ajouta-t-il avec un soupir de regret. J’aurais cependant bien voulu assister à la dernière bataille. L’assaut sera superbe.

— Je le crois, ils se défendent comme des lions ; mais qui sait si, toi aussi, tu n’auras pas un beau combat là-bas ?

— Enfin ! tu le veux ?

— Je t’en prie. Embrasse-moi, frère, et que Dieu te guide !

— Adieu, frère, et bonne chance !

Au moment où Barthélemy s’éloignait de fort mauvaise humeur, avec les hommes qu’il avait recrutés, il entendit la voix d’Ourson.

— À l’assaut, frères ! criait le capitaine ; à l’arme blanche ! Cette fois, il faut en finir.

— Sont-ils heureux ? grommela Barthélemy.

En un instant il réunit une troupe nombreuse de cavaliers, se mit a leur tête, et s’élança à toute bride vers le village.

Une heure plus tard, lui et sa troupe arrivaient comme un ouragan en vue de Turbaco.

Aussitôt après s’être échappé de l’habitation de la façon que nous avons rapporté plus haut, don Torribio Moreno ou plutôt, car il est temps de lui rendre son véritable nom, l’ancien flibustier Boute-Feu, s’était rendu dans la pulqueria où Matadoce et les autres dignes bandits qu’il avait engagés se tenaient cachés en attendant ses ordres, ainsi qu’il en était convenu avec eux.

Boute-Feu fit irruption dans la pulqueria. Les bandits fumaient, buvaient du mezcal et jouaient au monte, sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait au dehors, et prenant parfaitement en patience l’oisiveté dans laquelle les laissait celui qui les avait engagés.

Sur l’ordre de l’ancien boucanier ils se levèrent, prirent leurs armes et en un instant furent prêts à le suivre.

Ils étaient quinze, les autres avaient été, deux jours auparavant, envoyés à Carthagène et embarqués sur la goëlette, ainsi que nous l’avons vu.

Les quinze bandits sortirent séparément de la pulqueria et se dirigèrent vers le bois attenant à l’habitation de don José Rivas, où ils se cachèrent dans les broussailles, en attendant le moment d’agir.

Le pseudo Mexicain, après avoir recommandé la plus grande prudence à ses coupe-jarrets, les laissa là et il se rendit en toute hâte à Carthagène, afin de ramener les autres bandits cachés à bord de la goélette.

Sa haine lui donnait des ailes : en moins de deux heures, son voyage, aller et retour, fut exécuté, et il rejoignit dans le bois Matadoce et ses compagnons.

Il se trouvait alors à la tête de près de cinquante brigands résolus, hommes de sac et de corde, qui ne reculeraient devant rien et, sur un signe de lui, n’hésiteraient pas à commettre les crimes les plus audacieux.

Boute-Feu, se voyant reconnu, n’ayant plus l’espoir de se soustraire à la vengeance des Frères de la Côte, jetait résolument le masque, et puisqu’il devait mourir, du moins il ne voulait pas tomber sans vengeance.

Après avoir distribué une forte somme d’argent à ses hommes, et leur avoir en quelques mots expliqué ses projets, il se prépara à jouer sa dernière partie.

Son but était celui-ci, s’introduire dans l’habitation qu’il supposait sans défense ; s’emparer des jeunes filles ; puis, comme au fond du cœur il ne doutait pas du succès des flibustiers et qu’il avait la conviction qu’ils réussiraient dans leur hardi coup de main contre Carthagène, son intention était de se retrancher solidement dans l’habitation ; d’y soutenir un siège s’il était nécessaire et de ne se rendre qu’à de bonnes conditions, en se faisant des otages de doña Elmina et de doña Lilia.

Il comptait, pour la réussite de ce projet, sur l’amour d’Ourson Tête-de-Fer pour la jeune fille et sur la générosité et la grandeur d’âme du célèbre flibustier.

Ce plan était bien conçu, bravement exécuté ; il avait de grandes chances de réussite.

Boute-Feu, se mit donc en devoir d’assaillir l’habitation.

Il fit tout d’abord jeter bas la porte du jardin par laquelle Barthélemy et Ourson Tête-de-Fer s’étaient deux jours auparavant introduits pendant la nuit dans la maison et les bandits se ruèrent en hurlant dans la huerta.

Malheureusement pour Boute-Feu, dès les premiers pas que fit sa bande, elle se heurta contre les flibustiers commandés par Alexandre Legrand, l’engagé d’Ourson Tête-de-Fer.

Le choc fut rude, les Espagnols étaient plus nombreux du double que les Frères de la Côte, mais ceux-ci étaient résolus à ne pas reculer d’un pouce.

Le combat s’engagea donc et prit bientôt des proportions immenses.

En arrivant auprès de la fontaine du village, le capitaine Barthélemy fit un instant arrêter sa troupe et il prêta l’oreille avec inquiétude.

Une vive fusillade se faisait entendre du côté de l’habitation.

— J’entends les gelins ! s’écria Barthélemy ; Ourson a dit vrai ! nos frères sont attaqués ! En avant, vive Dieu, en avant !

Ils repartirent et entrèrent au galop dans la cour de la maison.

Là tout était tranquille.

Le combat se livrait dans le jardin.

– En avant ! reprit Barthélemy en sautant à bas de son cheval.

Les boucaniers le suivirent.

Le jardin était jonché de cadavres.

Au milieu d’une large pelouse dont un énorme mezquite occupait le centre, Alexandre Legrand et huit boucaniers, seuls survivants de vingt qu’ils étaient d’abord, tous plus ou moins blessés, formés en cercle autour du tronc du mezquite et faisant face de tous les côtés à la fois, se défendaient comme des lions aux abois contre une vingtaine d’Espagnols, qui les enveloppaient et les attaquaient avec fureur.

— Feu et à l’arme blanche, enfants ! cria Barthélemy.

Une effroyable fusillade retentit et les boucaniers se ruèrent sur les Espagnols, la crosse haute, en poussant leur terrible cri de guerre :

— Flibuste ! flibuste !

Il y eut alors une mêlée effroyable.

Les Espagnols, pris ainsi, entre deux feux et voyant que la fuite était impossible, se firent tuer jusqu’au dernier.

Pas un seul n’échappa.

— Eh là-bas ! cria Barthélemy en couchant en joue un individu qui essayait de se glisser dans les buissons, un moment ! s’il vous plaît ! on ne part pas ainsi, mon camarade !

Le coup partit, l’homme tomba comme une masse sur le sol, en poussant un cri de douleur qui ressemblait à un rugissement de fauve aux abois.

Le boucanier s’élança vers lui.

– Eh ! Eh ! tu voulais donc nous fausser compagnie, mon brave Boute-Feu, lui dit-il, de son air goguenard, en l’attachant solidement et le confiant à deux de ses compagnons.

Boute-Feu lui jeta un regard farouche, mais il ne répondit pas.

La balle de Barthélemy lui avait brisé la jambe droite ; le boucanier n’avait pas voulu tuer le renégat de la flibuste, qu’il avait parfaitement reconnu lorsqu’il fuyait, il avait seulement voulu l’empêcher de s’échapper et il y avait réussi.

Boute-Feu mis sous bonne garde, Barthélemy rejoignit Alexandre, qui était occupé à panser deux blessures assez graves qu’il avait reçues, l’une au au bras droit, l’autre à la tête :

— Les jeunes filles, lui demanda-t-il ?

— Elles sont ici, répondit l’engagé, sous cet amas de feuillages et de branches.

— Saines et sauves ?

— Oui, mais il était temps que tu arrivasses frère.

— Je le vois.

— Crois-tu que Ourson Tête-de-Fer sera content de moi, matelot ?

— Enchanté ! Peste, il serait difficile, s’il ne l’était pas.

— Alors tout va bien, s’écria joyeusement Alexandre Legrand.

— Mais tu es touché.

— Bah rien du tout.

Et l’engagé se remit tranquillement à panser ses blessures.

Les jeunes filles avaient été si bien enfouies sous les feuilles par leurs défenseurs, qu’elles n’avaient pas reçu une écorchure ; mais elles étaient à demi-mortes de terreur.

Ourson Tête-de-Fer avait calculé juste en supposant que Boute-Feu attaquerait l’habitation et essaierait de la surprendre.

Quelques minutes plus tard, et le misérable aurait réussi dans son odieux projet.

Barthélemy, sans perdre un instant, organisa tout pour retourner le plus promptement possible à Carthagène et emmener les deux jeunes filles avec lui.

— Mon père ? s’écria doña Lilia.

— Bientôt vous le reverrez, je l’espère, répondit le boucanier.

— Vous l’avez vu ?

— De loin, oui : c’est un brave soldat.

— Et mon père à moi, vous ne m’en parlez pas, señor ? dit doña Elmina avec agitation.

— Le vôtre, señorita, je ne le connais pas.

— Comment ! vous ne connaissez pas don José Rivas, señor ?

— Pardonnez-moi, señorita.

— Eh bien ?

— Eh bien…

Le boucanier s’arrêta, il s’apercevait, mais trop tard, que sa langue avait marché trop vite et qu’il avait laissé échapper une sottise.

— Parlez, au nom du ciel, reprit doña Elmina avec douleur ; mon Dieu, serait-il blessé ?… vous ne répondez pas… un mot je vous en conjure… il n’est pas mort ?

Le boucanier fit un violent effort sur lui-même et prenant résolument son parti :

— Bah ! murmura-t-il, après tout, mieux vaut tout lui dire.

— Mon Dieu ! vous me faites trembler.

— Calmez-vous, señorita.

— Il est blessé ?

— Je ne sais pas, je vous le répète, señorita, mais ce que je sais pour le lui avoir entendu dire à lui-même, c’est qu’il n’est pas votre père, pas même votre parent vous êtes la fille d’un brave Frère de la Côte ; voilà !

— Don José n’est pas mon père ! s’écria doña Elmina en joignant les mains, mon Dieu ! mon Dieu ! Que signifie cela !… j’ai mal entendu, je deviens folle !…

S’affaissant sur elle-même, la jeune fille roula sans connaissance sur le gazon.

Barthélémy la regarda d’un air effaré.

— Au diable les femmes ! s’écria-t-il en se donnant sur la tête un coup de poing à assommer un bœuf, moi qui croyais lui annoncer une si bonne nouvelle !

— Vous êtes un sot, señor, lui dit doña Lilia en lui riant au nez.

— Je commence à le croire, répondit le boucanier avec une conviction profonde.

Barthélemy rentra vers huit heures du soir à Carthagène en compagnie des deux jeunes filles et des flibustiers d’Alexandre Legrand.

Les flibustiers occupaient la ville.

Le dernier assaut avait réussi après un combat acharné corps à corps, les défenseurs du fort reconnaissant l’inutilité d’une plus longue défense avaient enfin été contraints de mettre bas les armes.

Contrairement à leur coutume, cette fois, les Frères de la Côte, grâce à l’énergique volonté de leur chef, ne déshonorèrent pas leur victoire par des cruautés inutiles.

Don Lopez Aldao, après une résistance héroïque, avait remis son épée à Ourson Tête-de-Fer, lui-même.

Celui-ci l’avait obligé a la reprendre et lui avait en même temps rendu sa fille.

Quant à don José Rivas, il s’était fait justice en se brûlant la cervelle plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis.

Le soir même, le commandant espagnol avait révélé aux chefs supérieurs de la flibuste l’histoire de doña Elmina.

La jeune fille avait été aussitôt adoptée par les Frères de la Côte.

En récompense de sa belle conduite lors de l’attaque de la maison de Turbaco, Alexandre avait été déclaré par Ourson libre de son engagement et nommé Frère de la Côte.

L’occupation de Carthagène dura huit jours, puis l’expédition repartit pour Saint-Domingue, enlevant avec elle un butin immense.

Ce fut en vain que le capitaine fit rechercher et rechercha lui-même les parents de la jeune fille ; le pauvre Guichard n’avait fait que paraître à Saint-Domingue sans laisser traces de son court passage.

Il fallut se résigner à ne jamais voir se soulever le voile qui enveloppait cet impénétrable mystère.

Un mois plus tard, Ourson Tête-de-Fer épousa doña Elmina.

Les témoins de la mariée furent Monsieur d’Ogeron, gouverneur de la colonie de Saint-Domingue et Montbarts l’Exterminateur.

Grâce à un cartel d’échange sollicité par Monsieur d’Ogeron, au nom du roi de France, doña Lilia et son père assistèrent au mariage de doña Elmina.

Don Lopez Aldao, sollicité par sa fille, se fixa à Port-Margot.

Quatre mois plus tard, le capitaine Barthélemy devint l’heureux époux de doña Lilia.

Quand à Boute-Feu, il avait fait, lui aussi, la traversée de Carthagène à Saint-Domingue, mais d’une façon assez peu agréable c’est-à-dire pendu à la vergue de misaine de la frégate la Taquine.

Comme tôt ou tard la vertu trouve toujours sa récompense, dit-on, Barthélemy hérita de la fortune de son ex-ami, Boute-Feu, et de la charmante goélette la Santa-Catalina ; fortune dont le digne capitaine fut d’autant moins fier, que six mois plus tard elle était presque tout entière passée entre les mains crochues des traitants de Port-Margot.

Mais il avait conservé la goélette ; grâce à laquelle plusieurs fois encore il redevint riche, et sa charmante femme, qui, disait-il en goguenardant, lui tenait lieu de tout ce qu’il avait perdu.

Vers la fin du règne de Louis XIV, doña Elmina parut à la cour de Versailles, où elle fut présentée au roi par Madame la Marquise de Maintenon elle-même ; mais alors son mari avait repris son nom et son titre.

Certes personne n’aurait reconnu dans cet élégant et fier gentilhomme Ourson Tête-de-Fer, le redoutable boucanier qui avait si longtemps fait trembler les Espagnols sur toutes les mers américaines.