Pétra

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Pétra
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 894-923).
PÉTRA

De toutes les cités antiques, de toutes ces villes qui sont maintenant déchues pour toujours, Pétra est certainement une de celles dont le nom tente le plus l’imagination du voyageur.

La difficulté de son accès, l’aridité, la majestueuse beauté et le cachet grandiose des montagnes qui l’environnent, l’étrangeté du site, le mystère qui enveloppe sa fondation, sa fin dont nous ne connaissons qu’imparfaitement la date, les merveilleux monumens ornant les montagnes entières du cirque au milieu duquel elle repose, tout cet ensemble contribue à faire de Pétra un endroit unique dans son genre. Une infinie poésie pleine de tristesse et de mélancolie se dégage, malgré un ciel admirable et des colorations inouïes, de ses ruines accumulées, où les restes les plus vivans sont, après tout, les monumens qui, autrefois, étaient dédiés aux morts. Ce qui parle le plus fort aux voyageurs, ce sont précisément les demeures de ceux qui, il y a deux mille ans, ne parlaient déjà plus. Quant à la ville des vivans, elle a été tellement bouleversée qu’en certains endroits il est difficile de retrouver le tracé des rues, des places ou des carrefours. Un grand temple bien délabré, les débris des décorations qui ornaient la voie triomphale sur les bords d’un oued desséché, des culées de ponts, quelques colonnes et des dizaines d’hectares de pierres culbutées, pêle-mêle, sous lesquelles s’abritent des légions de serpens et de scorpions, voilà, à l’heure présente, l’antique ville des vivans.

Il est très difficile de séjourner à Pétra, ou même d’y parvenir. MM. W. Libbey, de l’Université de Princeton (États-Unis) et F. E. Hoskins, qui firent le voyage en 1902, comptent seulement seize expéditions ou voyageurs y ayant été, depuis qu’elle fut découverte vers 1811 ou 1812 par Burckhardt ; cet explorateur parcourut le pays sous un déguisement et sous le nom de Cheikh Ibrahim. Presque tous ceux qui tentèrent l’aventure y pénétrèrent par ruse ; la plupart, du reste, en furent aussitôt chassés. En 1883, toujours d’après les mêmes auteurs, Holl, Kitchener, Armstrong, ne purent jeter qu’un rapide coup d’œil sur le cirque de Pétra. G. Hill fit quatre tentatives infructueuses, il ne réassit qu’à la cinquième en 1896. Le premier plan exact des ruines fut levé avec mille peines en 1827 par deux Français, le marquis Léon de Laborde et Linant de Bellefonds. Malgré toutes ces difficultés, les Pères dominicains de l’École biblique de Saint-Etienne de Jérusalem ont bien été au moins quatre fois, à ma connaissance, visiter les restes de la vieille cité des Nabatéens. En 1906, s’il me fut donné d’y séjourner tout à mon aise, au cours d’un voyage à travers la péninsule Sinaïtique, le désert de Tih, l’Arabie Pétrée et les monts de Moab, c’est certainement grâce à la parfaite connaissance du pays, du P. Jaussen, le très distingué arabisant, et de son savant collaborateur le P. Savignac, tous deux professeurs à l’École biblique et directeurs de la caravane d’études.


I

Pétra est située dans le Hedjaz, sur les contreforts Est de l’Arabah, cette grande coulée profonde qui, du sud de la mer Morte, s’en va au golfe d’Aqabah sur la mer Rouge. Sous les Romains, elle était la .capitale de l’Idumée ou Arabie Pétrée. Elle fut fondée par les Nabatéens, peuple d’origine sémitique, venu d’Orient à une époque inconnue dans le pays d’Edom. Sans avant-propos, brusquement, Pétra apparaît dans l’histoire vers 312 avant J.-C. comme une des surprises de ces temps dont nous ne connaissons encore que bien peu de chose. Antigone, demi-frère et général d’Alexandre, tente contre elle un coup de main. Pendant ses luttes en Syrie et en Phénicie, le renom de ses richesses est arrivé à ses oreilles ; il profite donc d’un jour où tous les hommes ont quitté la ville pour assister à une grande foire qui se tient dans les environs, il massacre les femmes et les enfans, et emporte tout le butin qu’il peut emporter ; mais évidemment, il en a laissé. La rapidité de ses mouvemens ne lui a pas permis de la dévaliser complètement, car quelques jours après, il revient pour achever le pillage ; mais, cette fois-là, les hommes sont de retour et veillent. Antigone est battu.

Le souvenir de cette razzia doit avoir été bien tentant, car Démétrius, son fils, essaie à son tour de s’en emparer. Cette nouvelle attaque contre Pétra échoue. Cependant, les Nabatéens, très fins diplomates, offrent des présens au général malheureux pour pouvoir conserver en tout repos leur liberté.


Avant d’aller plus loin dans ce rapide exposé de l’histoire de Pétra, voyons ce qu’étaient les Nabatéens. Il nous sera plus facile ainsi de comprendre leur politique toujours ondulante, leur art et aussi le choix de l’emplacement de Pétra, choix particulièrement étrange, car le sol environnant, à une grande distance, n’offre rien de ce qui peut motiver ou faciliter l’établissement d’une ville importante.

Diodore raconte que les Nabatéens étaient des nomades. Ils importaient le fer, l’airain, la pourpre ; ils possédaient l’or, l’argent, les parfums. En d’autres termes, ce peuple était un peuple de commerçans, de caravaniers, convoyant les marchandises de l’Orient sur l’Egypte et la Méditerranée.

Aux passages de plusieurs cols de la péninsule sinaïtique, on retrouve des inscriptions nabatéennes gravées sur le rocher. Au cours de leurs nombreux voyages, soit pendant les séjours aux campemens, soit pendant les arrêts aux heures chaudes des jours, ils demandaient à la divinité de favoriser leurs entreprises suivant une formule à peu près toujours la même : « Salut, souviens-toi d’un tel, fils d’un tel »... ou « frère d’un tel. » « Paix, un tel, père d’un tel. »

Pendant longtemps, ces inscriptions passèrent pour être l’œuvre des Hébreux de l’exode. On cite le cas d’un évêque irlandais, au XVIIIe siècle, qui offrit une somme assez ronde pour s’en procurer des copies. Son erreur était, du reste, bien excusable, les caractères nabatéens ayant une grande analogie avec les caractères hébraïques. Un fait assez curieux à noter en passant, c’est que chaque tribu bédouine, à l’heure actuelle, a encore sa marque, son signe, le signe de la tribu, et, chez quelques-unes, on retrouve clairement une lettre nabatéenne plus ou moins déformée par la longue succession des siècles[1].

Voici donc un peuple de nomades, entrepositaire de nombreuses marchandises, accumulant de grandes richesses personnelles, il faut un endroit fixe, un lieu stable, pour pouvoir mettre marchandises et richesses à l’abri d’un coup de main et des perpétuelles déprédations des maraudeurs du désert. Sur l’un des chemins de leurs caravanes, les Nabatéens choisissent au milieu des montagnes, dans un endroit inaccessible ou à peu près, un emplacement où ils pourront laisser en sûreté femmes, enfans et fortune, et ils lui donnent le nom de « La Roche. »

Jamais désignation n’a été plus méritée, car il est impossible de trouver une nature plus déchirée, plus tourmentée ; les moindres ravins sont des précipices, et les sentiers aboutissant à la ville, véritables couloirs, sont facilement défendables avec une poignée d’hommes et quelques pierres qu’il n’y a qu’à faire rouler sur la tête des envahisseurs.

Il y a une particularité à remarquer, c’est que, comme dans ce pays, ils ne trouvent pas un sommet, un plateau assez étendu pour s’y installer, ils tournent la difficulté en se plaçant dans un cirque de montagnes.

A l’origine, La Roche n’était pas construite, les habitans vivaient sous la tente. C’était un campement ne se déplaçant plus. Ce n’est peut-être que sous Arétas III, vers 87 à 62 avant J.-C, que Pétra devient une ville, dans le sens propre du mot, tel que nous l’entendons. Quant au chiffre de sa population, il est impossible de le fixer pour plusieurs raisons. D’abord l’état de ruine des maisons à l’heure actuelle ne permet guère de se former une opinion sur ce que pouvaient contenir ses habitations. En second lieu, cette population a varié certainement aux différentes époques de son histoire, suivant que le commerce était actif ou ne l’était pas, et suivant que sa situation politique était plus ou moins prépondérante.

La seule chose qu’il est possible d’affirmer avec certitude, c’est que la Pétra florissante fut une grande ville et un centre très important dans ce coin perdu de l’Orient, au milieu des déserts de l’Arabie. Le régime était démocratique ; il n’empêchait cependant pas le pouvoir d’être confié à un seul, mais le Roi avait un procureur qui gouvernait pour lui. Ses fonctions devaient être plus religieuses que civiles, car il était le grand prêtre de son Dieu personnel : Douchara. Ce roi était divinisé après sa mort, coutume du reste très répandue chez les peuples de l’antiquité. C’était un homme simple, servant ses hôtes et portant seulement, comme insigne de sa charge, un manteau de pourpre. Les auteurs anciens ajoutent cette particularité assez curieuse sur les mœurs des habitans de la péninsule Arabique : c’est que les Nabatéens n’avaient pas la communauté des femmes dans une même famille comme cela se passait dans le sud de l’Arabie. Pour garantir les fortunes de ce peuple de commerçans, et pour empêcher les recours contre les biens d’un ménage, si le mari s’était engagé dans de mauvaises spéculations, la loi sauvegardait la dot de la femme.

Les citoyens les plus estimés étaient ceux dont la fortune s’était le plus agrandie ; non seulement, vivans, ils étaient comblés d’honneurs, mais après la mort, sur le théâtre, les acteurs chantaient leurs louanges, et tous les assistans se joignaient à eux pour acclamer leurs noms.

Les gens, au contraire, qui n’avaient pas été heureux dans les affaires ou qui ; à la suite de spéculations mauvaises, s’étaient ruinés, devenaient l’objet de la dérision du peuple, et sur ce même théâtre, après leur mort, ils étaient désignés aux générations nouvelles comme des exemples ridicules, honteux, et à ne pas suivre.

En résumé, nous voyons que les Nabatéens étaient plutôt des marchands, des trafiquans, des caravaniers, que des guerriers. Aussi, toujours et partout, cherchent-ils à vivre en paix avec leurs voisins. Ils sont sans orgueil. Sont-ils vainqueurs, ils payent le vaincu pour lui enlever l’amertume de sa défaite. Un pouvoir grandit-il à l’horizon qu’aussitôt ils le ménagent ou le flattent.

Sous un des rois de Pétra, Arétas Ier, vers 170 avant J.-C, ils allaient offrir l’hospitalité à Jason, grand prêtre des Juifs, mais finalement, ils la lui refusent à cause de l’hostilité d’Antiochus Épiphane contre lui. Habiles à se servir des circonstances, entre 110 et 100 avant J.-C, les Nabatéens profitent des troubles de l’Égypte pour s’agrandir et se créer un véritable royaume, dont la période la plus prospère s’écoule sous le règne d’Arétas III vers 87 à 62 avant J.-C. Pompée fait assiéger Pétra ; il échoue, mais, fidèles à l’ancien usage, les Nabatéens payent un tribut au général vaincu. Un roi du nom de Malichos II, et qui règne entre 40 et 75 ans après J.-C, vient en aide à Vespasien contre les Juifs. Une grande voie allant de Bosserah à la Mer-Rouge est construite. Les Romains s’installent définitivement dans le pays, sous Trajan qui fonde la province d’Arabie. Les procédés pour conquérir une contrée ont toujours été les mêmes à toutes les époques, en tenant compte des ressources dont disposaient les ingénieurs. Dans l’antiquité, les Romains établissaient des voies pavées ; nous, nous construisons des voies ferrées. Dans cette même partie du monde, ne voyons-nous pas, à l’heure actuelle, le Sultan de Constantinople poussant avec activité le chemin de fer de Damas à la Mecque[2] ?

Cependant, déjà sous Trajan, Pétra décline. La décadence ne fait que s’accentuer pendant les années qui suivent. Le génie économique de Rome est incapable de lutter contre les circonstances. Les routes des caravanes ne sont plus les mêmes, le commerce s’est détourné vers Palmyre qui enlève enfin le monopole des transports aux Nabatéens. A partir de ce moment, les données sur Pétra deviennent très vagues. Il est probable que, réduite à son rôle de centre administratif, elle doit être tombée sous les Byzantins à l’état de bourgade, puis à peu près complètement abandonnée à l’époque de l’invasion arabe comme tant d’autres cités antiques du monde musulman.

C’est un voyageur moderne qui en retrouve l’emplacement après des siècles d’une éclipse totale. A l’heure actuelle, sauf quelques familles de bédouins, pauvres, misérables, et qui logent dans des tombes, tout n’y est que silence. La prophétie de Jérémie s’est réalisée : « Personne n’y habitera, aucun fils de l’homme n’y séjournera. »


II

Au mois de mars 1906, par une matinée de siroco, nous abordions, avec la caravane des études bibliques des Pères dominicains de Saint-Étienne de Jérusalem, les pentes du Djebel Taybeh, pour gagner la ville mystérieuse. D’ordinaire, quand on va à Pétra, on y arrive par l’Est, mais, comme nous venions du Sinaï, de Nakel, de l’ouady Djerafeh et de l’Arabah, c’est par l’Ouest que nous attaquons, la montée, montée très dure avec l’excessive chaleur, dans ces gorges où l’air ne circule pas.

Depuis deux ou trois jours, le siroco s’est fait sentir, nous devons cependant approcher de la fin de la crise, car la tension électrique est plus forte qu’elle ne l’a encore été. Il fait étouffant. Une sorte de torpeur générale engourdit jusqu’aux horizons si vibrans de beauté, aux jours où le soleil donne, la brume cuivrée enveloppe le pays comme d’un linceul. Mais le printemps a fait épanouir les fleurs ; la lourdeur de l’atmosphère exaspère les senteurs, la nature est embaumée. C’est le retem, ce genêt du désert aux fleurs blanches dont les cœurs sont mauves et qui dégagent l’odeur de l’acacia. Il y en a tout le long du sentier, de ces longs plumets neigeux, floconneux. Ce sont ces buissons d’absinthe, de baatharam, dont les fleurs bouton d’or sentent la vanille, de moutenan qui sentent la pomme de rainette, légèrement acidulée, de thym et de cent autres espèces. Un peu d’herbe, qui perce çà et là, vient ajouter son parfum de verdure, inconnu au désert, dans ce mélange déjà si intense.

De temps en temps, un couple de bartavelles s’enlève, effrayées par le passage de la caravane. Ils ne sont pas nombreux les humains qui voyagent dans ce pays, et sur les pierres qui roulent, les chameaux peinent de plus en plus. Ils s’arrêtent, considèrent avec mélancolie le chemin qu’ils auront à parcourir, se retournent et lancent un dernier regard vers le désert monotone qu’ils viennent de quitter.

Au fur et à mesure de la montée, le spectacle déjà beau devient grandiose malgré la tristesse du ciel plombé. Les grès rouges commencent à paraître, puis, plus haut, les crêtes dentelées des grès jaunes se silhouettent, estompées par la brume.

Mais il est trop tard pour arriver à Pétra, ce jour-là, et nous campons dans un élargissement de la gorge. Vers le soir, un peu de pluie s’est mise à tomber. C’est la fin du siroco, la détente. C’est un peu de fraîcheur.

Le lendemain, de bonne heure, la marche est reprise, le ciel s’est dégagé. Il n’a peut-être pas sa merveilleuse pureté ordinaire ; un reste de tristesse plane encore dans l’atmosphère. A l’un des détours du sentier, montant en lacets sur les bords des précipices, près d’une vieille tour de guet en ruines, datant peut-être du temps de la Pétra Nabatéenne ou de l’époque des Croisés, le panorama devient fantastique. L’œil plonge sur une mer de pics, de dents, de cols, de vallées, de ravins qui s’en vont, au milieu d’un enchevêtrement indescriptible, se perdre et mourir aux platitudes mornes et désolées du fond de l’Arabah.

Les grès ont les plus merveilleuses colorations : le rouge et le jaune dominent. La puissance de tonalité atteint son maximum à la rencontre de ces deux couleurs car, ensuite, les rouges, de presque noirs, varient jusqu’aux roses les plus exquis, les jaunes vont des jaunes violens aux jaunes clairs soufre-citron et, comme si ce n’était pas assez, des veines blanches, bleutées comme des fumées, tourbillonnent et nuancent encore à l’infini les masses rocheuses. Jamais, peut-être, la palette du Créateur n’a été plus riche, plus féconde qu’en ces endroits.

Nous croisons les restes d’une voie encore visible en plusieurs endroits. Cette voie, dans l’antiquité, devait servir aux caravanes allant vers l’Egypte et la Phénicie. Puis, sur les pentes, des murs de soutènement commencent à apparaître. Les jardins de Pétra étaient là. Autrefois, il y avait de la vigne, des figuiers, des oliviers, des vergers de toutes sortes, des fleurs, de la culture. Maintenant, les lis et l’asphodèle sont seuls à y pousser.

Nous laissons sur notre gauche le Néby-Haroun, montagne sacrée des Musulmans, pour arriver enfin aux premières tombes d’où la vue embrasse le panorama de Pétra. L’impression dépasse tout ce qu’il est possible de s’imaginer. Un cirque ayant de quinze à dix-huit cents mètres du Sud au Nord, de mille à douze cents de l’Est à l’Ouest, est entouré de montagnes de grès multicolores que le ciel bleu baigne d’azur. Sur les flancs de ces montagnes, des tombes grandioses s’étagent, sculptées dans le rocher. Elles sont pressées, elles se touchent aussi loin que la vue peut porter ; il y en a toujours, partout de ces tombes, les étages s’élèvent les uns au-dessus des autres jusque vers les sommets. Ces montagnes ne sont que de vastes nécropoles percées de centaines de portes aujourd’hui ouvertes, marquant de points sombres les surfaces roses, rouges et jaunes. Des centaines de colonnes monumentales se dressent, sveltes, dans la beauté de la matière. Des chapiteaux exquis, des frontons, des urnes achèvent et complètent cette extraordinaire parure.

Rien, dans ce merveilleux décor, n’a été construit. Tout est monolithe. Le maçon n’est intervenu en quoi que ce soit dans l’édification d’aucune d’elles. C’est le tailleur de pierre, c’est le sculpteur qui ont été les artisans de ces monumens incomparables ; des escaliers, eux aussi, entaillés dans la roche, menaient aux différens étages, et ainsi, la ville des morts regardait sur tout son pourtour la ville des vivans. Ils devaient avoir une étrange mentalité, les Nabatéens, pour pouvoir supporter cette vue continuelle. Chez nous, les cimetières sont au ras du sol. Quand nous allons y prier, nous nous mettons à genoux sur les pierres tombales. Mais là, ces cimetières surplombent la ville, la dominent, l’écrasent ; ils sont la montagne elle-même. La richesse des colorations des grès, les splendeurs de leurs teintes donnent aussi une impression poignante de surprise douloureuse ; elles sont roses, rouges, orangées, ces chapelles funéraires qui, dans d’autres pays, seraient des palais ou des temples. Il semble que tout l’orgueil de ce peuple se soit reporté sur elles, dans un mélange de piété et d’ostentation ; les rivalités des familles ne s’entendent plus, mais elles sont sculptées sur les grès merveilleux et si, aujourd’hui, un voile de silence s’est étendu sur le passé, heureusement un trésor incomparable nous a été légué par la faiblesse et la vanité des hommes.

Dans les pays du soleil, distances et hauteurs sont très trompeuses ; aussi paraît-il beaucoup plus grand qu’il ne l’est dans la réalité, ce cirque de Pétra. Les sommets des montagnes, par la lente, mais persistante action des agens atmosphériques, se sont partiellement désagrégés ; eux aussi sont taillés par l’effort des siècles. Là, un pic, pointu comme une aiguille et qui fait songer à un obélisque, surplombe un ravin aux pentes abruptes ; plus loin, un dôme couronne un étroit plateau ; l’œuvre de Dieu, dominant l’œuvre des hommes, ajoute encore à la fantasmagorie du spectacle ; les yeux sont égarés, mais le décor est si merveilleux qu’ils ne veulent pas discerner ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. A quoi bon ! l’union est trop incroyablement parfaite. Il ne faut jamais chercher à séparer ceux qui s’aiment ainsi sous le ciel tout bleu.

Le fond de la cuvette où était autrefois la ville elle-même, est bossue, mamelonné, le Ouady Mouça la coupe sensiblement par le milieu en allant de l’est à l’ouest. Ce nom de Ouady Mouça a été donné par les Arabes à l’ensemble de Pétra et à son débouché vers l’Arabah, parce qu’ils prétendent que c’est là que Moïse, frappant le rocher, en fit jaillir l’eau à l’époque de l’exode.

La plus grande partie des monumens, ou mieux, des restes des monumens, se trouve le long de la rivière desséchée. Ils datent certainement de la période romaine.

Si nous suivons le cours de l’Ouady, en le remontant à partir de l’Ouest, nous trouvons, sur la rive gauche, à peu de distance de la berge, une vaste construction : le Kasr Fir’aoun ou Château de Pharaon. C’est un temple, vraisemblablement. Quatre colonnes soutenaient l’entrée du pronaos ; les murs, encore debout, sont intacts, ou à peu près, jusqu’à la corniche que décorent des triglyphes et des boucliers. La toiture effondrée remplit l’intérieur des trois salles d’une quantité de débris ; ces salles, très hautes, étaient ornées avec du stuc, tombé aujourd’hui ; mais les fiches de bois qui servaient à le retenir sur la pierre sont encore parfaitement visibles. Ce monument est le mieux conservé de la Pétra bâtie ; il est d’une époque tardive, à en juger par le style et la facture. En contre-bas, le long de la rivière, il y avait la voie triomphale avec son arc, ses colonnades, des massifs de maçonnerie qui paraissent avoir été des socles de statues ; peut-être voit-on encore les bases de la tribune des orateurs. En cherchant bien, on peut reconstituer la place publique, de dimensions assez médiocres.

Les Romains, qui voyaient si grand, ne paraissent pas avoir jamais goûté un large forum où, sous l’émotion des harangues, les mouvemens populaires pouvaient subitement se déchaîner. Il devait y avoir une raison politique bien puissante, car celui de Pétra ne le cède en rien, comme exiguïté, à ceux de Timgad, de Pompéi et même de Rome.

Pour aller d’une rive de l’Ouady à l’autre, soit sur la rivière principale, soit sur ses affluens, il y avait des ponts soigneusement construits, dont les culées sont bien conservées. Ces ravins qui sont généralement secs étaient endigués, car, si dans ces pays, les pluies sont rares, quand elles se mettent à tomber, elles sont d’une extrême violence. Aucune terre végétale n’est là pour en retenir et régulariser l’écoulement. En quelques minutes, l’eau affluant de tous les côtés se précipite furieusement vers les lits naturels et les transforme en torrens qui dévastent tout devant eux. Aussi, pour cette ville située dans une cuvette, toutes les précautions avaient été bien prises afin de lutter contre une subite inondation.

A part ces monumens que je viens de signaler, il subsiste toujours, dans les mêmes parages, des traces de fondations de temples et peut-être d’une église. Ce qui frappe dans le reste de la ville, c’est la petite quantité de matériaux provenant des ruines des maisons particulières. Elles devaient être petites et très peu élevées ; la pierre est restée en place, elle n’a été ni touchée, ni transportée ailleurs et le monceau de décombres est infiniment réduit. Le soubassement seulement était-il en moellons et le reste en briques crues ? C’est une hypothèse.


Quand on se promène parmi ces ruines sur lesquelles plane comme une sorte d’angoisse, on cherche à se représenter l’animation d’autrefois, au moment de l’arrivée des grandes caravanes transportant toutes les marchandises de l’Orient. On cherche à se figurer ce qu’était Pétra quand il y avait une menace de siège ; quand les éclaireurs du désert venaient annoncer l’approche d’une armée ennemie et que les hommes, courant aux armes, se réunissaient pour le repousser, ou au contraire quand un personnage important était reçu solennellement par le peuple en fête.

Maintenant, sur cette ville au passé triste ou joyeux, parmi les pierres culbutées, il ne pousse que de pauvres arbustes épineux ; au printemps, les lis, l’asphodèle fleurissent, donnant un peu de gaîté, mais tout cela est bien inanimé et, si un bédouin en haillons, gardant des chèvres noires faméliques, ne venait à passer à de grands intervalles avec son troupeau, la solitude y serait complète. Tout en poursuivant notre chemin et en remontant l’Ouady Mouça, on arrive vers le rebord Est du cirque, à l’entrée d’une gorge qui devient de moins en moins large pour n’être plus bientôt qu’une coulée sauvage encaissée, un gigantesque coup de sabre dans la roche rouge. C’est la gorge du Sik.

C’était autrefois la principale entrée de la ville. Mais avant de parvenir à l’étranglement presque complet, toujours sur la rive gauche de l’Ouady, se trouve le théâtre taillé sous Pompée, — dit-on, — au pied de la montagne sacrée. Les gradins sur lesquels s’asseyaient les spectateurs sont intacts comme au premier jour. J’en ai compté trente-trois rangs. Comme la plupart des théâtres antiques, il affecte une forme demi-circulaire allant en s’évasant. Sept à huit mille personnes pouvaient s’y tenir à l’aise ; il a été entièrement creusé dans les grès. Au-dessus du rang le plus élevé, mais faisant partie du théâtre, tout le long du promenoir, des tombes, dont les portes n’existent plus ouvrent leurs bouches noires sur les rouges des grès. Ces tombes étaient-elles là avant la création du théâtre, ou ont-elles été creusées depuis ? On ne sait.

Mais, dans tous les cas, comme le fond du décor est la montagne d’en face, très rapprochée, couverte de magnifiques sépultures, là encore on retrouve cette perpétuelle obsession de la mort hantant toujours et partout les cerveaux des Nabatéens. C’est à peine si l’on ose parler, tant la voix paraît déplacée dans de pareils endroits. Un bloc détaché des sommets roule de temps en temps vers les bas avec, un bruit de tonnerre. Un oiseau chante. Cependant, malgré le printemps, son chant est sans vie. Jamais un théâtre plus étrange n’a été placé dans un plus étrange endroit. C’est là que la mémoire des spéculateurs ou des marchands heureux était célébrée, c’est là que le souvenir de ceux qui avaient été malheureux en affaires était honni.


Notre campement a été installé sur une étroite plate-bande, un peu plus loin, juste au débouché de la gorge du Sik. Les tentes blanches sont sur les bords de l’Oued, son lit est encombré de cailloux roulés. Autrefois, l’eau, dont un filet arrive jusqu’à nous pendant la nuit, était soigneusement canalisée, et ce lit du torrent dallé de grosses dalles était la voie principale pour accéder à Pétra. Un rideau de lauriers-roses en masque en partie la vue. Du côté opposé au ruisseau, à quelques pas, la montagne rouge, tachetée de salpêtre, recouverte de lichens, s’enlève toute droite pendant plusieurs centaines de pieds. De grandes tombes monumentales, imposantes, aux entablemens creusés dégorges profondes, muettes d’inscriptions, nous servent à abriter une partie de nos provisions. Le terre-à-terre des nécessités de la vie, une sorte de fatalité transforme souvent ainsi les destinations les plus contraires.

Après les campemens au désert, parmi ces solitudes sans limites où le ciel et la terre se confondent à l’extrême horizon, on éprouve comme une sorte d’angoisse dans cet endroit écrasant, grandiosement sauvage, infiniment triste, mais admirable de couleurs. Le moindre bruit, répercuté par l’écho, se gonfle, devient formidable, douloureux à entendre. Les chameaux, si grognons à l’ordinaire, qui ont tant à se dire, sont frappés, eux aussi, par le changement de scène. Ils ne sont plus chez eux et restent muets, ruminant mélancoliquement.

La vie au camp serait presque une vie de silence, si ce n’étaient les cris, les querelles et les hurlemens qui sont la conséquence fatale de tout marché en pays arabe. Les rares habitans de Pétra profitent de la bonne aubaine de notre arrivée pour nous apporter des provisions, du lait caillé dans des outres de cuir, des œufs, des agneaux plus ou moins maigres, une vache noire minuscule, à peine grosse comme un veau. N’ayant rien à manger, il est compréhensible que la race ne soit pas forte. Chacun veut vendre le plus cher possible et vendre à l’exclusion du voisin. Les disputes commencent aussitôt. Femmes et hommes se menacent, s’injurient, se traitent de voleurs, se vouent mutuellement aux enfers.

Le Cheik, un tout jeune homme, mince, élégant, bien tourné, dans son long vêtement de soie jaune à ramages, et son burnous de drap bleu, essaie bien d’y mettre bon ordre, mais il le fait timidement ; son père a été assassiné il y a quelques années. L’exemple paternel ne le tente guère : aussi met-il mille formes dans ses rapports avec ses irritables administrés. La vie ne compte pas dans ces pays.

D’une façon générale, pour tailler une tombe, la roche était égalisée, râpée sur toute la surface que le monument devait occuper. Quelques-unes ont dix, quinze, vingt mètres de hauteur ; puis, des colonnes, des chapiteaux, des corniches, des frontons étaient sculptés.

On ouvrait une porte, quelquefois une ou plusieurs fenêtres, et on excavait la montagne pour y créer la chambre funéraire. Certaines de ces chambres ont de grandes dimensions. Une d’entre elles, par exemple, qui servit de basilique dans les premiers temps du christianisme, mesure de 12 à 14 mètres de hauteur et 18 mètres de longueur. Il n’y avait pas de sculpture à l’intérieur, murs et plafonds étaient plats. Quelquefois un enduit, mais presque toujours les colorations des grès étaient suffisantes pour les orner. Je ne peux mieux comparer l’aspect de ces chambres qu’à des pièces taillées dans de l’agate infiniment chaude mais mate, de l’agate rouge roux, orange, doré, avec des veines blanches bleutées qui tournent dedans comme des fumées. Au fond, en face de la porte, il y avait un ou plusieurs autels, petits, assez grossiers de facture, où les parens des défunts offraient des sacrifices à la divinité, en mémoire des leurs. Les fosses rangées les unes à côté des autres étaient placées, creusées dans le sol ou dans les murs, de façon à économiser le plus de place possible, car c’était une dépense considérable que de créer un de ces hypogées. Si les intérieurs sont simples, les façades deviennent de plus en plus riches au fur et à mesure qu’on avance dans l’histoire. Les styles en sont très variés, les Nabatéens, opportunistes en politique, ne le furent pas moins pour les arts.

On se représente ce peuple comme un peuple s’occupant avant tout de commerce et n’ayant ni le temps, ni l’éducation artistique pour fonder une école nationale. Comme les habitans de Palmyre, ils durent s’en remettre surtout à des architectes étrangers, et subirent ainsi l’influence de tous les peuples qui furent au zénith de leur horizon.

Quoique les inscriptions manquent, pour pouvoir fixer avec certitude la date de la plupart des tombeaux, il est cependant possible de lire, à peu près, l’époque de la création de beaucoup d’entre eux, d’après les événemens de l’histoire. Les premiers sont assez frustes et de dimensions modestes. Tantôt ils font corps avec la montagne, tantôt complètement détachés du rocher, ou seulement sur trois faces, ils affectent la forme du pylône, se rétrécissant en haut. Le style égyptien est à ce moment le guide artistique. Sur le côté Sud-Est du cirque, une tombe à pylône doit être spécialement notée : le sommet de cet édifice est couronné d’un serpent enroulé.

Mais les Grecs, sous Alexandre, deviennent le point de mire des Nabatéens, et l’influence hellénique se fait sentir en se mêlant à la gorge égyptienne. Puis, l’arche syrienne fait son apparition. Enfin, les Romains, maîtres du pays, imposent le goût de la métropole. Une décoration qui revient constamment et qui devait avoir un sens religieux, ce sont, sur les corniches, l’escalier double contrarié ou les créneaux à marche sur un ou deux rangs superposés, un peu dans le genre de ceux que nous voyons au Louvre, dans les frises des archers de la salle du trône de Darius Ier. Peut-être était-ce un élément architectural emporté par les Nabatéens de leur pays d’origine. N’était-ce pas l’escalier que l’âme du mort gravissait pour monter au ciel ? Le seul motif véritablement caractéristique et bien particulier, c’est un chapiteau très rude, très nu, dont les volutes affectent la forme, de becs. Dans la suite, quelques ornemens viendront peut-être l’enrichir, mais le squelette du chapiteau reste spécial aux Nabatéens,

Les monnaies des rois de Nabatène n’ont pas de caractère artistique, elles sont assez grossières de facture, comme il est facile de s’en rendre compte au cabinet des médailles, à la Bibliothèque nationale. Les premières connues datent du règne d’Arétas III, vers 87 à 62 avant J.-C, et encore n’avons-nous de ce prince que de la monnaie de bronze. Les dernières qui nous sont parvenues ont été frappées sous Rabbel II, vers 75 à 101 après J.-C. A dater d’Obodas III, vers 30 à 9 avant J.-C, on voit apparaître l’effigie de la reine et, sous Arétas IV, de 9 avant J.-C. à 40 après J.-C. cette effigie accompagnée d’une légende. M. René Dussaud[3], auquel j’emprunte ces lignes, pense que « dorénavant la Reine était reine par droit de naissance et non plus seulement comme épouse du Roi. En d’autres termes, à l’exemple de l’Egypte et d’autres dynasties hellénistiques, le Roi épousait une de ses sœurs ou une de ses cousines germaines. » En raison des événemens politiques et des rapports commerciaux des Nabatéens avec leurs voisins, les poids des monnaies furent variés. « Nous reconnaissons, dit M. R. Dussaud, quatre systèmes monétaires dans l’émission des monnaies nabatéennes d’argent qui s’espace de 62 environ avant notre ère à 101 après J.-C. : les espèces durent être assez abondantes, » et il ajoute « qu’elles restèrent un assez long temps en circulation. Ce sont elles, en effet, que nous trouvons en usage dans la portion de Cœlé-Syrie colonisée par les Nabatéens, à Salkhad et à Motana (Imtân), jusqu’en 350 de notre ère. »


III

Des ouvrages très documentés ont été publiés sur Pétra. Cependant, il reste un vaste champ de découvertes pour les fouilleurs.

Il y a peu d’années, les bédouins, totalement indépendans, maîtres du désert, rançonnaient les voyageurs et créaient de telles difficultés que, non seulement il n’était pas commode d’y séjourner, mais encore d’y parvenir.

Depuis l’occupation de Kérak et de Chobak par les Turcs, la visite de Pétra est relativement plus facile. Cependant, il faut toujours compter, en dehors des incidens de route, sur l’extrême défiance des fonctionnaires de la Porte. Le Mudir de Chobak, ayant appris notre arrivée et étant venu viser nos passeports, voulant savoir aussi s’il y avait des Anglais parmi nous (c’était au plus fort des affaires de Tabah), fut très troublé à la vue d’une pioche qui servait pour planter les tentes ; il voulut nous répartir en deux ou trois groupes sous la surveillance de gendarmes qu’il avait amenés avec lui. Mais, au bout de dix minutes, chacun ayant pris sa direction, les gendarmes n’eurent plus qu’à aller dormir dans des tombes en attendant le soir. Cependant, jusqu’à la fin de notre séjour, il y eut plus ou moins des gardiens attachés à nos pas, et aucune fouille, même modeste, n’aurait été possible.


Nous venons de voir plus haut que la principale entrée de Pétra devait être par la gorge du Sik, étroit et sinueux couloir aux parois abruptes, à peine assez large en certains endroits pour que deux chameaux puissent se croiser avec des charges. A une petite distance de son débouché sur la ville, près des dernières tombes, le couloir s’élargit subitement par une déchirure, une crevasse perpendiculaire à sa direction générale, et juste devant l’entrée de la reprise du couloir vers l’Est, on se trouve tout à coup en présence d’une des plus parfaites merveilles que l’antiquité, si prodigue sur ce chapitre, nous ait léguée. Est-ce une sépulture ? Est-ce un temple ? Les avis sont partagés. C’est un temple vraisemblablement. Les voyageurs venaient là, sans doute, implorer ou remercier la divinité, soit quand ils partaient pour leurs longs et périlleux voyages à travers le désert, soit quand ils en revenaient. Quoi qu’il en soit, le culte du beau a entaillé les grès et, dans les roses tendres que le jaune soufre vient dorer et rendre plus chauds, six colonnes aux chapiteaux corinthiens exquis s’élèvent du péristyle et soutiennent un bandeau finement sculpté, sur lequel des coupes viennent s’appuyer à un réseau de pampres légers, frissonnans. Un fronton triangulaire, orné d’un disque solaire, reposant sur deux cornes d’abondance, termine ce premier étage. Un autre bandeau, en retrait, plus large et tout simple, l’unit au second. Là, les roses seules charment la nudité de la pierre. Ce second étage se com- pose, au centre, d’une rotonde coiffée d’une toiture fuyante que couronne une urne placée sur un piédestal ; des deux côtés, un fronton coupé, terminé en haut par des aigles. Ces trois parties sont soutenues par des colonnes délicates, sveltes, modèles de proportions gracieuses.

Une divinité à laquelle le temple était dédié, sans doute Isis, avec la corne d’abondance et la coiffure en forme de dé, des guerriers aux vêtemens flottans, à la hache levée, et qui paraissent danser une danse guerrière, des femmes ailées vêtues de robes de gaze, des cavaliers tenant des chevaux en main, sont sculptés en ronde-bosse sur le monument, dans les sortes de niches que forment les colonnes. Rien ne peut rendre la beauté du site, rude, sauvage, de ce puits profondément encaissé formé par la nature, et la magie de ce temple aux lignes, aux proportions infiniment harmonieuses, sans faiblesses comme sans mièvreries. Les colorations des grès en sont peut-être plus délicates que partout ailleurs. Les rouges, les roses, les jaunes s’unissent avec une plus infinie tendresse et se détachent mieux aussi, car l’humidité a assombri la roche environnante toute couverte de lichens et de salpêtre. Sans doute, un monument entaillé dans le marbre aurait plus de lustre, mais jamais les passages de ton à ton n’ont été plus délicieusement ménagés que sur ce pan de montagne parfait par la main des hommes. Le soleil frappant l’édifice de larges touches, mais avec discrétion, car le ravin, très étroit, ne lui permet guère d’arriver à ces profondeurs, donne des oppositions d’ombres transparentes, mauves bleutées, avec les lumineuses, et chaudes clartés des aspérités et des arêtes. Trois portes : une de face et deux latérales, permettent l’accès de l’intérieur où quatre chambres sombres, nues, sans un seul ornement, devaient servir autrefois à la célébration du culte.

Celui qui a décidé l’édification de ce temple monolithe était un grand artiste, un merveilleux metteur en scène, un décorateur incomparable, et l’architecte qui en a arrêté les lignes n’était pas moins grand que lui. L’effet que produit ce monument est saisissant. Partout ailleurs, il serait une splendeur, mais placé dans ce cadre unique, il est une merveille.

Quand, après avoir parcouru les espaces infinis du désert, aux grandioses monotonies, après avoir été enserré, écrasé par les murailles rocheuses de la sombre et mystérieuse gorge du Sik, on se trouve brusquement arrêté devant ce temple rose, inondé de lumière, on ne peut s’empêcher d’être émerveillé par cette divine création, une des plus belles conceptions du génie humain. Aucune inscription ne permet de le dater avec certitude. Cependant, certains auteurs pensent qu’il fut taillé, peut-être, vers 131, au moment de la visite de l’empereur Hadrien. Il mesure une vingtaine de mètres de hauteur. Les Bédouins lui donnent le nom de « El Khazné Fir’aoun, » et pensent qu’un trésor pharaonnique est enfermé dans l’urne, mais il n’y a aucune importance à attacher à cette dénomination, ni au prétendu trésor, car les Arabes actuels sont de pauvres historiens et d’excellens conteurs de légendes. Son état de conservation est parfait, sauf pour une colonne du premier étage, tombée aujourd’hui, et les personnages dont les visages sont assez effacés.

Autrefois, un parvis dallé recouvrait la place. De ce parvis, il ne reste rien. Les pluies torrentielles ont emporté la maçonnerie ; des lauriers-roses poussent maintenant, pressés les uns contre les autres, et tous les ans, l’été, le temple désert semble émerger des fleurs, dans le silence religieux de la gorge abandonnée.


En quittant le Khazné Fir’aoun, et en continuant sa route vers l’Est dans la direction du village d’Elji, pendant une heure environ on chemine dans le Sik...

Autrefois, un pavage recouvrait le sol : l’eau, soigneusement canalisée, était, par là, amenée à Pétra dans des conduits et des travaux dont les vestiges sont encore visibles. Aujourd’hui, elle coule claire, limpide sur le sable jaune, elle chante sur le gravier rose et donne une délicieuse impression de fraîcheur que, seuls, les chameaux ne goûtent pas.

Habitués à marcher sur un sol complètement desséché, ils font mille difficultés pour avancer, refusent de se mouiller les pieds, essaient gauchement d’enjamber, heurtent les charges contre les parois du rocher, glissent et, finalement, découragés, tombent.

Elle est grandiose aussi, cette coulée du Sik. Les grès rouges, noircis par l’humidité, s’enlèvent d’un seul jet à 60 ou 300 mètres de hauteur. En quelques places, elle est si étroite qu’en étendant les bras, on en touche à peu près les deux bords. Le soleil n’y pénètre pour ainsi dire jamais, ou dans certains endroits, pendant peu de minutes seulement, de sorte que la marche s’effectue dans une demi-obscurité, cette demi-obscurité si particulière du plein jour.

Tout en haut, une étroite bande de ciel, éperdument bleue, baigne d’azur les rebords supérieurs, déchiquetés, tourmentés, dentelés de la coulée. Moins salpêtres que les parties basses, ils sont restés rouges, ces grès, et dans ce bain d’azur ils deviennent mauves. Les brusques coudes de cette fente limitent à tous les instans la vue.

Par où va-t-on pouvoir en sortir ? On a comme un petit sentiment d’effroi ; c’est peut-être la crainte de la masse qui surplombe et étouffe, mais à angle droit, le chemin continue pour venir buter encore contre un autre mur, s’élevant majestueusement vers les espaces bleus. De temps en temps, un oiseau de proie passe, rapide dans son vol, et les voix des hommes, grossies par l’écho, résonnent d’une façon stridente. Deux ou trois mulets nous croisent, ils plient sous le poids d’un lourd chargement de trèfle embaumé. Pendant qu’ils continuent, les oreilles couchées en arrière et en faisant clapoter l’eau du ruisseau, leur route vers Pétra, les conducteurs s’arrêtent, se touchent de la main, s’embrassent sur le turban, et après l’échange des saluts si beaux, que tous ceux qui se rencontrent en pays arabe se doivent : « Que Dieu soit avec toi, qu’il élargisse ta route. — Que Dieu te bénisse, qu’il l’élargisse deux fois, » nous continuons à avancer dans le défilé mystérieux. Sur les parois de la roche, on rencontre, soit isolées, soit par groupes de deux ou de trois, de petites chapelles votives, des sortes de niches entaillées dans les grès. Tantôt il y a dans ces niches comme un piédestal destiné peut-être à recevoir une statuette disparue aujourd’hui ; tantôt une, deux ou trois stèles, et qui devaient symboliser la divinité, en garnissent l’intérieur.

Au débouché du Sik, vers le village d’Elji, il y a les restes d’un arc et de socles de statues. Ces monumens datent de la domination romaine.


Un des monumens les plus vénérables de l’antique Pétra est certainement son Haut-Lieu de prière. Le Haut-Lieu de prière, comme son nom l’indique, était chez les Sémites un endroit situé sur un point élevé où les prières étaient dites et les sacrifices offerts à la divinité. Ne voyons-nous pas Abraham s’en allant sur la montagne, avec son fils Isaac, pour le donner en holocauste à Jéhovah ?

Le Père Savignac, professeur à l’École biblique de Saint-Etienne de Jérusalem, et qui a été un des premiers à donner une description complète du Haut-Lieu de Pétra, dit dans sa savante notice[4] :

« Le sanctuaire par excellence des Sémites paraît avoir été dès la plus haute antiquité le Bâmah, qu’on appelle communément le Haut-Lieu. C’était une enceinte sacrée, un haram formé de grosses pierres brutes qu’on disposait en quadrilatère ou en cercle, le plus souvent au sommet d’une montagne ou d’une colline, quelquefois auprès d’une source, sous un groupe de vieux arbres ou dans tout autre endroit, célèbre par quelque tradition, d’autant plus sacrée qu’on en percevait moins l’origine. Au centre de l’enceinte était communément dressé l’autel, un gros bloc fruste, à surface plane, ou bien deux pierres levées avec une troisième placée au-dessus en forme de table : parfois même, c’était simplement un rocher voisin qu’on destinait à cet usage sacré. Au-dessus, on avait pratiqué généralement de petits godets réunis par des rigoles.

« Les patriarches ne connurent point d’autres temples que ces autels dressés en plein air, et longtemps encore après leur entrée dans la Terre promise, les Israélites immolèrent au Seigneur sur les Hauts-Lieux, sans que leur culte revêtît pour cela un caractère idolâtrique. »

S’appuyant sur d’ingénieuses déductions tirées, soit de l’histoire, soit d’inscriptions, le même auteur croit pouvoir dater le Haut-Lieu de Pétra (tel qu’il est maintenant) du règne d’Arétas Philopatris (environ 9 avant J.-C. à 40 après), et pense aussi que la divinité qui y était adorée était le grand Douchara, seigneur de la contrée.

Ce sanctuaire est placé au sommet du Zabé’Atouf, montagne dominant le théâtre sur la rive gauche de l’Ouady Mouça à son débouché dans le cirque. Cette montagne se dresse toute droite à une hauteur de près de deux cents mètres, inabordable sur toutes ses faces, sauf du côté du Sud. Le désordre des roches est inexprimable. Des blocs énormes, détachés des sommets, sont venus rouler jusque dans les bas, culbutant des tombes. D’autres, arrêtés à mi-route, restent comme suspendus, jusqu’au jour où une pluie un peu plus violente, un vent un peu plus fort aura secoué la masse, désagrégé les minces points d’appui sur lesquels ils reposent et où ils continueront leur route, broyant tout sur leur passage.

Les grès rouges assombris par l’humidité ou brûlés par le hâle, déchirés par la chute des pierres, usés par le temps, sont ridés, crevassés, troués, rongés. Des lauriers-roses, quelques thuyas noueux, arbustes nains centenaires, poussent dans ce sol ingrat, profitant des anfractuosités des grès pour s’y accrocher.

Un peu d’herbe verte, des plantes aux larges feuilles luisantes se montrent dans les parties où l’eau suinte goutte à goutte. Autrefois, un escalier monumental, entaillé dans la pierre, menait au sommet de la montagne sacrée, en suivant les gorges ou les flancs les moins abrupts du rocher. Mais le temps l’a bien ruiné. Les marches en plus d’un endroit sont usées ou écrasées ; des blocs d’un cube considérable obstruent les passages et, fréquemment, c’est en rampant ou en se faufilant parmi eux qu’il est possible de passer.

Avant d’arriver au sommet, mais très près, on trouve : au Sud, deux obélisques taillés sur une esplanade, puis, au Nord, de l’autre côté d’un profond fossé artificiel, les restes d’une forteresse dont la date de construction est encore indéterminée.

Enfin, si passant par-dessus les ruines de la forteresse, on gagne le point culminant de la montagne, on arrive au Haut-Lieu de prières. Le rocher a été creusé sur une petite profondeur, donnant un parallélogramme à fond uni, long d’environ 14 mètres sur 6. L’autel, placé près du bord Ouest, est orienté, lui aussi, de ce côté. Il a été découpé dans le grès. Sa hauteur est d’à peu près 90 centimètres ; il mesure 2m, 70 de long sur 1m, 90 de large ; quatre marches, dont une plus étendue, font corps avec l’autel. Au centre de l’autel, une cuvette longue d’un peu plus d’un mètre, large de 35 centimètres, servait probablement aux holocaustes. Il semble, en en grattant le fond, aujourd’hui recouvert de mousse, qu’on retrouve de la pierre calcinée. Des trous, près des angles de l’autel, donnent à penser qu’il y avait un revêtement de métal. Cet autel est complètement séparé du reste par un couloir qui en fait le tour. Sur le côté gauche, un autre autel de dimensions analogues, mais dont le dessus n’a pas été égalisé, était probablement destiné à y égorger les victimes.

Il y a, entaillée au milieu, une cuvette parfaitement circulaire avec un trou dans son centre, aboutissant à un canal pour l’écoulement des liquides et du sang. Plus loin, au Sud de la cour, se trouve un réservoir creusé dans le rocher, où l’eau des pluies nécessaire aux cérémonies était recueillie. Devant l’autel, vers le milieu de cette cour, on trouve une sorte de dalle, entaillée dans le grès, légèrement surélevée, et sur laquelle se tenait peut-être l’officiant à certains momens des prières. Un banc limite la face Nord du sanctuaire.

Si on en juge par le nombre des places, l’assistance pouvant figurer aux sacrifices devait être très restreinte.

Sans doute, ce privilège était-il réservé à une certaine caste de citoyens, prêtres ou grands de la nation. On peut se figurer la majesté des cérémonies dans ce site admirable, dominant toute la Pétra vivante, toute la Pétra des morts, car les tombes enserrent la colline sur plusieurs étages, dominant aussi cet horizon de montagnes, où la mer des sommets et des pics est dorée au déclin du jour.

On peut s’imaginer la grandeur de la scène quand, après les prières, la fumée des holocaustes, suprême offrande du peuple à la divinité, s’envolait, légère, vaporeuse, argentée, vers le ciel en feu, des couchers de soleil de l’Orient, puis, à la nuit tombante, quand l’officiant et les rares assistans redescendaient gravement de la montagne du mystère par les escaliers roses, vers la ville déjà plongée dans une demi-obscurité.

En dehors de ce Haut-Lieu, de celui de Ed Deir, il en existe un autre à El Hubzeb signalé par M. F. E. Hoskins, et vu cette année par les P. P. Molloy et Colunga. Il se trouve dans le massif de montagnes surplombant la tombe de Sextus Florentinus. Il semble que chaque quartier de Pétra avait sa paroisse de Haut-Lieu, comme cela se passe dans nos villes, pour nos églises.


Si, au lieu de redescendre directement sur Pétra, on laisse les deux obélisques à gauche, en allant vers le Sud, on arrive dans un autre cirque, celui de El Mer. Là, les grès sont rouges roussis. Des blocs énormes recouvrent toutes les pentes. La confusion y est effrayante. L’agonie de ces montagnes qui se désagrègent est une agonie 1 elle ment puissante ! Lentement, le rocher nu, n’ayant plus de chair pour le protéger, s’en va par lambeaux, et la montagne meurt grandement comme pour tout ce qui finit dans la nature.

Au fond du cirque, dans l’endroit le plus désolé peut-être, si des lis et des anémones n’y fleurissaient pas au printemps, mais d’où la vue est la plus impressionnante, la plus grandiose, des fils ont fait creuser un monument à la mémoire de leur père ; dans le sanctuaire sans sculpture n’ayant que des autels votifs, on lit l’inscription suivante : « ...Ceci est la statue d’Abodat dieu que lui ont élevée les fils de Honeinou... en l’année 29 du règne et pour le salut d’Arétas roi de Nabatène qui aime son peuple et de Chouqaïlat sa sœur, reine de Nabatène, etc. »

Cette chapelle date donc d’environ 20 après J.-C. Nous n’aurons peut-être jamais des renseignemens très complets sur ce qu’étaient les Nabatéens, dont l’histoire intime nous sera probablement toujours inconnue. Mais, à en juger par ce qu’ils ont laissé, si une école artistique nationale a toujours fait défaut, ils n’en avaient pas moins un puissant sentiment de la nature et des ressources incalculables, toujours variées, qu’il est possible d’en tirer. Aucun édifice n’a été taillé dans un endroit quelconque. Tous ont été placés dans le cadre le plus beau, le plus en rapport avec sa destination, à la place précise où ils pouvaient parler à l’âme de la façon la plus forte, la plus puissante.

Ici, c’est le sanctuaire d’Obodat creusé par les mains pieuses des fils au père divinisé. L’extrême simplicité du monument, la courte dédicace qu’une phrase plus allongée aurait diminuée, la grandeur sauvage du site, aux tonalités rousses, fauves, comme brûlées, où le mort repose au moins en effigie, dans le chaos de la mort des élémens, font bien, de ce lieu, le lieu le meilleur où il fût possible de perpétuer la mémoire d’un héros déifié.

Tout à l’heure, c’était le Haut-Lieu. Aucune ombre de montagne ne vient se projeter sur lui, il domine entièrement la contrée environnante ; il plane pour ainsi dire au-dessus de la ville des vivans, au-dessus de la ville des morts ; le ciel en forme la voûte, et la prière pure, la fumée des holocaustes peuvent s’élever vers l’Eternel sans contact avec la terre.

Dans la gorge du Sik, c’est le temple rose, cette divine création, cette merveilleuse surprise pour ceux qui arrivaient, ce dernier et exquis souvenir pour ceux qui s’en allaient, où venans et partans pouvaient implorer, remercier les dieux dans le cadre le plus beau que l’esprit humain puisse imaginer. C’est le temple d’Ed Deir où nous irons tout à l’heure. Ce sont ces escaliers colossaux, entaillés dans la montagne, qui conduisaient aux sanctuaires, dont les paliers, places de repos, étaient choisis dans l’endroit d’où la vue pouvait s’échapper vers les horizons infinis, inondés par le soleil, baignés par la lune argentée pendant les nuits rêveuses et féeriques de l’Orient.

Partout nous retrouvons cet amour de la nature dans le choix du lieu, la pensée poétique, grande, noble, ne recherchant que la majesté dans la désignation des emplacemens.


Vers l’Ouest de Pétra, sur le sommet du versant de l’Arabah, tout à fait en dehors de la ville, à une heure de marche environ, il y a le temple d’Ed Deir. Pour y arriver, en quittant les tentes, toujours plantées au débouché du Sik, il faut suivre les bords de l’Ouady Mouça, jusqu’à l’extrémité de la voie triomphale, à hauteur du Kasr Fir’aoun, puis, remontant au Nord en longeant la falaise Ouest du cirque, on s’engage enfin dans la première gorge se présentant sur la gauche. Jusque-là, c’est la ruine des temples, des monumens, des quais, des maisons. Un mauvais génie s’est acharné sur la ville en en réduisant jusqu’aux ruines mêmes. Mais, aussitôt qu’on arrive dans la gorge, les tombes commencent, creusées dans les parois. Un mince filet d’eau, descendant de la montagne, coule silencieusement au milieu des lauriers-roses. Il poursuit son chemin, s’appauvrissant à tous les pas, jusqu’au moment où, épuisé par les lauriers, bu par le sable insatiable, il meurt, victime de sa générosité, dans une cuvette de grès rose.

A l’ombre des rochers, il y a un peu d’herbe verte, des anémones rouges, des boutons d’or ; c’est le printemps de l’Arabie Pétrée. Les thuyas, l’arbre des mauvais sols, s’accrochent sur les pentes qui s’élèvent perpendiculaires, roses, rousses, jaunes, dorées, vers le ciel magnifiquement bleu, de ce bleu limpide, profond, qui donne une impression de solidité, sans rien perdre de ses transparences.

Nous arrivons enfin aux premières marches du grand escalier menant au sanctuaire. Pas une de ces marches n’a été rapportée ; toutes sont taillées dans le roc, elles ont sept ou huit mètres de largeur. Aux endroits où le défilé était trop étroit, de grandes coupes ont été faites dans la pierre pour permettre à l’escalier de continuer. Il monte en lacets, tantôt bordant le précipice, tantôt suivant le fond d’un ravin secondaire. Au nombre des sépultures que l’on rencontre, il y en a une qui est particulièrement à signaler : c’est une façade de l’époque romaine, assez tardive de style ; deux lions de facture asiatique, peut-être persane, sur les deux côtés de la porte, en gardent l’entrée. L’architrave est décorée de têtes de méduses. Le large escalier se développe, toujours plus imposant, car, au fur et à mesure de la montée, la gorge devient de plus en plus profonde, déchirée, sauvage, et le lit du précipice se perd enfin dans l’obscurité. A certains endroits, les marches ont disparu. Dans d’autres, il n’y en a plus que des vestiges, mais aussi quelques parties sont encore bien conservées et dans ces coins préservés par la nature, on s’imagine ce qu’étaient les longues processions, les files ininterrompues des pèlerins d’autrefois, s’en allant vers le temple il y a près de deux mille ans.

Ils montaient sur ces mêmes marches ; un peu d’eau qui coule, un souffle de vent donnent presque l’impression du bruit de leurs sandales sur les grès rugueux. Des paliers ont été ménagés et pendant qu’on s’y repose, la vue s’envole vers les montagnes lointaines, toutes mauves dans leur bain d’azur. On débouche enfin sur une large esplanade formant le parvis du temple.

Lui aussi a été pris dans le rocher, malgré ses proportions colossales, car il mesure 45 mètres de développement sur 42 mètres de hauteur, c’est-à-dire qu’il est plus large et plus élevé que la façade de la Madeleine avec son soubassement Taillé dans le style et sur les plans amplifiés du Khasr Fir’aoun, il n’en a ni le charme, ni la grâce ; mais par sa puissance paisible, le manque de décorations accessoires, le ton foncé de ses grès, il est bien le sanctuaire quasi éternel devant se perpétuer à travers les siècles et ne pouvant disparaître qu’avec la montagne elle-même dont il fait partie. Conçu à deux étages, deux pilastres aux extrémités et six robustes colonnes soutiennent une corniche à gorges ; au-dessus de cette corniche, se trouvant à mi-hauteur et partageant, pour ainsi dire, horizontalement le monument en deux, il y a l’étage supérieur. Les pilastres, aux extrémités, se répètent, puis le fronton coupé, soutenu par quatre colonnes et, enfin, au centre, la lanterne avec ses deux colonnes, dont le toit très fuyant est couronné par une urne.

Les niches, au nombre de cinq, trois en haut et deux en bas, des deux côtés de la porte, sont vides de statues. Au milieu de l’édifice, la porte donne accès dans l’intérieur de la chapelle, qui a douze mètres sur douze ; l’autel est encore debout, et les murs, suivant la coutume de Pétra, n’ont rien pour les orner. Il faut songer à l’énorme travail qu’a nécessité la création de ce temple, car il a fallu aller assez avant dans la montagne, pour pouvoir trouver la surface verticale suffisante pour y inscrire l’édifice.

Les chapiteaux sont de style nabatéen, et des trous, disséminés çà et là, font supposer qu’autrefois il devait y avoir, soit des ornemens, soit une dédicace en bronze.

Elle a été une conception grandiose, celle de ce temple magnifique, taillé aux sommets des montagnes dans la nature silencieuse et recueillie. Aucune humanité, sauf l’humanité priante, ne venait, à cette distance de la ville, troubler le repos du lieu, la majesté des cérémonies.

Le gigantesque escalier gravissant les pentes n’était destiné qu’à lui, et c’est pour lui seul aussi que la large esplanade, lui servant de parvis, avait été nivelée, égalisée.

Les rochers sur lesquels le temple s’appuie, ceux qui l’encadrent et ceux aussi qui lui font face sont plus rongés, ont un aspect plus vénérable que partout ailleurs. Les colorations des grès n’ont pas ces roses tendres, ces jaunes exquis, elles sont plus foncées, plus sérieuses, tout y est plus grave.

A quelle divinité était-il dédié, pour quel Dieu avait-il été imaginé ?

C’est ce que nous ne savons pas. Peut-être des fouilles nous l’apprendront-elles un jour. Mais, aujourd’hui, après deux mille ans d’existence qui sont passés sur lui comme une tranquille journée, il se dresse, calme, mystérieux, sa face tournée en plein soleil. C’est une solennelle énigme contemplant, muette, le ciel. Un thuya poussant au-dessus de la lanterne caresse l’urne symbolique aux jours où le vent du désert souffle en tempête.

Le grand parvis est couvert d’herbes vertes, de boutons d’or, de lis blancs qu’aucun pas humain n’avait foulés, et moi aussi, respectueux de ce décor immaculé, j’ai fait un détour pour ne pas froisser le tapis des fleurs qui, avec les pigeons sauvages, sont les seuls compagnons du grand sanctuaire d’Ed Deir, le temple des sommets.

A l’extrémité du parvis, des arasemens indiquent l’endroit oïl s’élevaient les habitations du personnel religieux.

Si on en juge par ce qu’il en reste, Ed Deir n’a jamais été ni un faubourg éloigné de Pétra, ni même une bourgade. Il n’y avait là, strictement, que les logemens des prêtres. C’était uniquement un lieu de prière.

Sous la domination byzantine, autant qu’il est possible de s’en rendre compte, des solitaires tentés par la beauté du site sont venus s’y installer ; mais, comme il n’y a pas d’inscriptions, ces grottes sont difficiles à identifier avec certitude. Cependant, elles ont bien l’aspect des laures chrétiennes se retrouvant un peu partout dans cette partie de l’Orient. Un étroit bourrelet rocheux masque le panorama des grands horizons de l’Ouest. Il faut monter de quelques mètres seulement et, à nos pieds, la vue plonge sur la chute du plateau qui tombe dans l’Arabah. Les dômes, les précipices, les pics, les ravins s’entre-croisent, se mêlent pour s’éteindre dans le fond plat et désertique de cet Arabah, un des points les plus chauds du globe, un des endroits où les expulsés des douars, les coupeurs de routes, les malandrins de toutes les espèces se donnent rendez-vous pour tenter leurs mauvais coups. Les seuls momens pendant lesquels il n’y a guère à se tenir sur ses gardes en le traversant, c’est lorsque les grandes tribus y font paître leurs troupeaux. Mais quand il est inhabité par les nomades, comme il l’était l’autre semaine au moment où nous l’avons parcouru, il est prudent de veiller jour et nuit pour éviter une mauvaise surprise.

Au delà de l’Arabah, vers le Sud-Ouest, c’est le désert blanc, crayeux, désolé, du plateau de Tih. A l’Ouest, ce sont les cimes découpées du Djebel Maqra, dont le massif n’a encore été que peu ou pas exploré. Au Nord-Ouest, dans la direction de Bersabée, voilà toutes les montagnes arides qui séparent la Mer-Morte de la Méditerranée.

Des restes de sable en suspension dans l’air, une atmosphère surchauffée par un soleil vertical, voilent les extrêmes lointains d’une brume laiteuse. Pas un souffle de brise ne vient rompre la passivité de la nature. Une immense impression de sommeil, de torpeur s’étend sous le suaire du ciel engourdi, sur ces terres mortes, sans l’émission possible, maudites à jamais, et dont parlent les Écritures comme de l’image de la Désolation des désolations.


Sur la paroi Nord-Est du cirque de Pétra, se trouvent les tombes les plus importantes, mais elles sont les moins anciennes, datant pour la plupart de l’époque romaine.

Celle qui l’emporte sur toutes les autres en grandeur a servi ensuite de basilique. Afin de trouver la hauteur suffisante pour la tailler, il a été nécessaire de couper la montagne sur une assez grande profondeur et le déblai qui en est résulté a formé une vaste cour encadrée de portiques sur les ailes. Comme toujours ces édifices sont monolithes. Dans le fond de la cour, quatre puissantes colonnes supportent l’architrave dont la continuité est coupée par des pilastres.

Au-dessus de l’architrave s’élève le fronton triangulaire surmonté d’une grande urne. Entre les jambes du portail, il y a une décoration de boucliers ronds placés entre des triglyphes. L’intérieur de l’hypogée mesure de douze à quatorze mètres de hauteur sur dix-huit mètres de profondeur.

Remaniée à l’époque où elle fut transformée en église, il reste encore des traces de la dédicace byzantine. Elle est d’un grand effet, cette sépulture, à cause de sa simplicité et de la hardiesse de son élévation par rapport à sa largeur. Il est, du reste, à remarquer que, vraisemblablement en raison de la demande, la largeur des façades était parcimonieusement mesurée, et pour la plupart d’entre elles, ne pouvant pas se développer beaucoup dans ce sens, elles se rattrapent en hauteur, ce qui donne plus d’élégance et en même temps de majesté.

Un peu plus loin se trouve un tombeau à deux étages, inachevé, dont le style imite l’ordre corinthien. Sur le premier étage s’accolent huit colonnes, tandis que le second, plus étroit, forme une rotonde entourée aussi de colonnes et flanquée, à droite et à gauche, d’un fronton brisé. La coupole conique de la rotonde supporte l’urne.

A côté, nous voyons une tombe à trois étages ; sa façade offre la particularité de ressembler à la façade d’un palais au lieu d’imiter celle d’un temple, ce qui est le cas presque général ; au rez-de-chaussée, quatre portails, chacun placé entre deux colonnes, sont couronnés pour les deux du milieu de frontons triangulaires, et pour les deux des extrémités, de frontons arrondis en forme d’arcade. Une haute architrave supporte l’étage du milieu orné de dix-huit colonnes plus petites, et de quelques fenêtres. Comme le rocher ne suffisait plus pour y tailler l’étage supérieur, celui-ci a été construit (c’est une très rare exception) en pierres rapportées qui reposent sur une quadruple architrave

La dernière sépulture à signaler sur cette partie de montagne, près d’une gorge étroite remontant vers les sommets, est l’hypogée à inscription latine de Sextus Florentins.


En revenant, chaque fois, vers le soir, de nos longues courses à travers les ruines de la ville, nous avons le spectacle de ces centaines de tombes éclairées par les derniers rayons du soleil couchant. Il s’en va dans les mauves, dans les roses, dans un lit doré incomparable, vers d’autres pays.

C’est la fin d’un jour s’étendant encore une fois depuis tant de siècles sur la fin d’une cité. Il y a une infinie poésie, pleine de mélancolie, à ces heures de transition où tout se calme dans la nature. Quelques hirondelles nouvellement arrivées achèvent leur chasse : ce sont les seuls êtres qui donnent un semblant de vie à cette mort de toutes choses.

Quand nous arrivons près du campement, tout s’est éteint en tant que jour, mais les scintillemens des astres remplacent de leur magie, tout là-haut sur cette voûte inlassable de spectacles glorieux, la féerie des crépuscules, et dans le champ des étoiles c’est la voie lactée, monde de frissons de lumière qui trace à travers les espaces son large chemin tout blanc d’une brume d’argent. Puis, ce sont les montagnes sombres qui, bientôt, nous enserrent, les grandes tombes nos voisines, dont les portes ouvertes sont encore plus mystérieusement sombres.

Enfin, un peu de vie a été réunie d’une façon passagère à l’entrée du Sik, autrefois si animé. Les feux du camp brillent dans l’obscurité en longues gerbes qui s’élancent et se tordent. Les bédouins réunis autour, tantôt accroupis, tantôt passant et repassant dans leurs vêtemens flottans, vont et viennent comme des fantômes. Ils causent, ils discutent, mais la flamme diminue ; il ne reste que des braises et, vite, l’un d’eux jette des racines et des branches. Le bois crépite. Une bouffée d’épaisse fumée embaumée monte au ciel, une brindille se rallume ; en une seconde, tout est embrasé de nouveau. Sur les roches rouges, la flamme de sa lumière vacillante va marquer ses empreintes, tandis que les silhouettes des Arabes, démesurément agrandies comme des ombres chinoises, se projettent sur ce fond de décor rugueux, et, tout autour, les chameaux couchés, ruminans, heureux d’avoir de la chaleur, ressemblent à des animaux sculptés, tant ils sont immobiles. Le calme de la nuit a succédé à la silencieuse tranquillité du jour.

Une nuit, cependant, ce grand calme a été troublé par la visite d’un voleur. Un séjour à Pétra ne peut guère se passer sans cela. Il était venu pour prendre des boîtes de conserves et s’était caché près de la tente dans laquelle j’étais, guettant son moment. Mais le cuisinier ayant remué, le voleur s’en va, puis, pris de remords, ne voulant pas s’être dérangé pour rien, il pense qu’un chameau ferait bien son affaire et le voilà qui revient, désentrave un superbe animal, le fait se lever. Hélas ! au moment où il allait l’emmener, un de nos gendarmes l’aperçoit. C’était précisément son chameau qui partait ; il court après lui, lui tire deux coups de revolver qui font l’effet, à cause de l’écho, de coups de canon. Mais, dans l’obscurité, le voleur est naturellement manqué, et nous n’avons plus qu’à nous rendormir jusqu’au lendemain matin.


Maintenant, il faut quitter Pétra, couchée morte dans son cirque de montagnes qui l’entourent d’une ceinture rose, dorée. Laissons ces tombes grandioses, ces temples admirables, ces Hauts-Lieux de prières, placés d’une façon si pure aux sommets des collines. Il faut s’en aller. Mais son souvenir me restera comme une vision incroyable, incomparable, comme l’illusion d’un rêve, comme un de ces décors merveilleux qui semblent irréalisables, tant ils sont extraordinaires. C’est vers une terre presque française que nous allons aller, c’est vers les châteaux des Croisés, du Livaux de Moyse, de Chobak, de Kérak que nous nous dirigeons. Le sol y a été arrosé de notre sang, il a été le témoin de combats épiques : c’est là que Renault de Châtillon, ce paladin glorieux, s’est mille fois illustré dans ses luttes sanglantes contre les Sarrasins.


Cte JEAN DE KERGORLAY.

  1. Les Arabes marquent du signe de la tribu leurs animaux et leurs troupeaux, exceptant cependant les chevaux et les chameaux qu’ils montent pour aller razzier. De sorte que si l’un d’eux tombe pendant le combat, il est plus difficile de retrouver les traces du propriétaire.
  2. Le chemin de fer du Hedjaz, réseau long de 1 800 kilomètres, a été ordonné par un iradié du Sultan, datant de 1901. A l’heure présente, plus de 900 kilomètres sont livrés à l’exploitation. Un espère qu’en 1910, la locomotive arrivera sous les murs de la Mecque. Ce jour-là, l’autorité turque y sera établie d’une façon définitive et sans conteste.
  3. Journal asiatique. Numismatique des Rois de Nabatène, par M. René Dussaud (mars-avril 1904).
  4. Revue biblique, avril 1903.