Pêcheurs de Terre-Neuve/01

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attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 5-19).

PÊCHEURS DE TERRE-NEUVE


I

DÉPART ET TRAVERSÉE


Les conditions actuelles de la pêche de la morue sont un peu différentes de celles du temps où j’étais moi-même un Terre-Neuvien, mais le fond du métier est resté le même et, — pour remonter à près de vingt ans en arrière, — mes impressions ont encore gardé une vivacité qui me permettra peut-être de les rendre sensibles à l’imagination de quelques-uns.

Pendant deux ans, j’ai fait cette pêche, mais je ne vous raconterai que ma première campagne. Je m’embarquai à Granville, dans les premiers jours de mars 1876. Disons tout de suite que rien ne m’y obligeait, excepté mon imagination qui me faisait voir plus belle la profession de marin et même de pêcheur de morue que celle de laboureur dans laquelle toutes sortes de bonnes raisons m’engageaient à rester. D’ailleurs, il ne s’était pas écoulé douze heures que ma fièvre maritime était apaisée.

Déjà avant l’embarquement, à la revue qui le précède d’une quinzaine de jours, j’avais eu comme une vision anticipée de ma nouvelle vie. Représentez-vous quatre ou cinq cents hommes, ivres pour la plupart, réunis pour écouter lire une charte-partie à laquelle ils n’entendent rien, et pour recevoir les « avances » qui leur permettront de s’équiper comme il convient pour un pareil métier. — Car il en faut un équipement ! D’abord de grandes bottes, assez semblables à celles des égoutiers de Paris, et qui valent de quarante à soixante francs ; — au moins trois « cirages » (vêtements huilés) indispensables sous les brumes et les pluies du ciel de Terre-Neuve, et qui coûtent encore soixante francs ; — des mitaines, sorte de moufles épaisses pour lever les lignes de fond, et tous les vêtements de laine ou de molleton (car jamais de linge) que suppose un séjour d’environ six mois sous un ciel qui vous mouille presque constamment, quand la mer elle-même ne se met pas de la partie. — La vue de ces hommes avec lesquels j’allais vivre, le sérieux et la tristesse de quelques-uns, non moins que la gaieté, puisée dans l’ivresse, du plus grand nombre, tout cela me faisait singulièrement appréhender la vie qui s’ouvrait devant moi, inévitable maintenant, puisque j’étais « inscrit ».

Les mots ne sauraient peindre l’ahurissement que j’éprouvai avant même d’avoir franchi les portes du bassin. Quand on voit pour la première fois tous ces amas de cordages, ces caisses de marchandises, tout ce désordre apparent d’un bateau en partance ; quand on entend ces appels multipliés, ces commandements dans une langue toute spéciale, on n’arrive ni à se reconnaître, ni à croire que bientôt régnera l’ordre qu’on est habitué à se représenter dans tout ce qui touche à la marine. J’ai tiré sur les amarres, avec les hommes de la corvée, — hommes du port spécialement payés pour sortir les navires, — et c’est tout ce que je puis vous dire ; comment le nôtre s’est trouvé « déhalé » du milieu des autres, je n’en sais rien. Mais cet ahurissement est commun à tous ceux qui embarquent pour la première fois.


J’ai surtout à vous parler de la pêche sur le Grand-Banc ; je ne saurais cependant passer sous silence les incidents de traversée qui peuvent faire comprendre l’état d’esprit dans lequel j’ai fait ma première campagne.

D’abord nous fîmes une relâche de près de vingt jours sur la rade de Cancale dans l’attente de vents favorables. Il est imprudent d’entreprendre de sortir de la Manche en louvoyant quand on n’a pas un excellent navire sous les pieds et qu’on n’est pas un capitaine très expérimenté, toutes conditions qui ne se réalisent pas toujours dans les navires pêcheurs de Terre-Neuve. Ce temps de relâche, on en profita pour gréer les engins de pêche, travail qui se fait d’ordinaire pendant la traversée de France à Saint-Pierre, travail dans lequel mon ignorance m’empêcha de trouver la moindre distraction. De cette rade de Cancale, le souvenir le plus précis qui me soit resté, c’est d’y avoir pleuré toutes les larmes de mon corps. Pleurs versés en silence, dans la solitude et pendant les heures qui devaient être consacrées au sommeil ; car, au milieu de ces hommes et dans la fermeture inconsciente et obstinée de mon âme à tout ce qui était étranger à mes propres peines, je ne pouvais encore ni sentir ni deviner des sentiments humains sous la rude écorce de mes compagnons. Mon isolement s’agrandissait encore de ce fait que je ne pouvais écrire à ma famille. Parti comme novice, et en vrai novice, je n’avais même pas songé à me prémunir de tout ce qu’il me fallait pour écrire. Lorsque j’osai me résoudre à emprunter une première feuille — et non deux —, je n’arrivai qu’à détremper mon papier de mes larmes. Ce ne fut que la veille du départ que je pus enfin envoyer quelques mots tout brouillés, malgré la précaution que j’avais prise de tenir la tête fortement renversée en arrière pendant que j’écrivais. Ainsi je laissai passer les délais pendant lesquels j’aurais pu espérer une réponse. Dans mon égoïsme de malheureux, il m’eût été si doux de savoir que ma famille me pleurait aussi !

Mais cette lettre tant désirée n’eût sans doute fait qu’aggraver ma douleur. Tout ce qui me rappelait trop directement ce foyer volontairement quitté me faisait m’affaisser sur moi-même. Un jour que j’étais allé chercher je ne sais quel vêtement dans mon coffre, la vue du bel ordre qui y régnait, et qui était l’œuvre de ma sœur, évoqua si violemment les heures du départ, et me causa une telle angoisse que je bouleversai tout avec rage et fis disparaître jusqu’au dernier pli de mes effets. Il me sembla que je m’arrachais le cœur, mais j’aimais mieux en finir d’un coup. Puis je pleurai l’espèce de sacrilège que je venais de commettre.

Ah ! si j’eusse su nager ! combien il est probable que je me fusse risqué à franchir les quelques kilomètres qui nous séparaient de la terre ! Évidemment j’étais porté sur les rôles du navire et, bientôt repris sans doute, j’aurais été réembarqué sur quelque autre bateau en partance pour Saint-Pierre ; mais dans mon désespoir, n’étais-je pas fondé à croire que tout terrien se dévouerait pour me tirer de cet enfer ?

Je vous ai souvent revues, côtes de Cancale, de Pontorson et de l’Avranchin, silhouettes du Tombelaine et du mont Saint-Michel ; vous méritez toute l’admiration de vos visiteurs ; mais l’amour impliqué dans toutes leurs extases n’approchera jamais de l’âpre désir avec lequel j’aspirais vers vous.


Pourtant je n’avais encore rien vu. Toutes ces souffrances dans lesquelles l’imagination tenait la plus grande place allaient bientôt être remplacées par d’autres plus tangibles.


Le soir où l’ancre fut levée, je me sentis cependant revivre. Le mouvement de l’appareillage, l’exécution de manœuvres dont je commençais à entrevoir le sens et surtout le travail, me firent retrouver pour quelques heures mon enthousiasme pour la vie de marin. Il faisait un temps clair, et une brise favorable nous permit de doubler la pointe de Cancale avant la nuit.

Je sens le monde s’agrandir en voyant disparaître ces côtes dont le seul nom me fait frissonner d’aise. La nuit est venue, les côtes ont disparu. Ce sont les feux multiples de cette mer semée d’écueils qui remplissent l’horizon. À droite, le feu flottant des Minquiers ; à gauche, les feux du port et même de la ville de Saint-Malo ; le magnifique phare du cap Fréhel ; celui des Hauts de Bréhat, dans le lointain, sur l’avant ; plus tard, celui des Sept Îles et beaucoup dont j’ai oublié les noms, sans doute parce que, la fatigue aidant, la vivacité des impressions finit par s’émousser. Je me rappelle que je restai sur le pont, de 7 à 10 heures, pouvant aller me coucher et que je dus prendre le quart avec ma bordée, de 10 h. à 3 h. du matin. Comme le temps était beau, la manœuvre était insignifiante. J’eus tous les loisirs nécessaires pour me laisser aller à la contemplation.


Le lendemain, un dimanche, j’éprouvai encore une exaltation du genre de celles de la veille en entendant dire que nous étions à la hauteur des Sorlingues. Je ne sais pas pourquoi ce mot me parut contenir quelque chose de magique. Il me semblait que ma personnalité s’augmentait du fait d’avoir été jusqu’aux Sorlingues. Seulement nous passâmes trop loin de ces îles pour les apercevoir. Déception grave pour quelqu’un que son imagination avait poussé à s’embarquer. Cependant je me distrais par la vue de navires qui, partis de Granville, de Cancale ou de Saint-Malo, font route vers Saint-Pierre, comme nous. Ils étaient bien sept ou huit : c’étaient les Deux Empereurs, la Sainte-Claire, la Tour Malakoff, la Marie-Gabrielle, de Granville ; l’Alliance, de Saint-Malo, et bien d’autres. Ces bateaux, « toutes voiles dessus », me rappellent ceux que j’avais vus en images, tandis que, du nôtre, je n’ai qu’une représentation fort vague, analogue à celle que pourrait avoir, d’une maison, l’habitant de cette maison qui ne l’aurait vue que des fenêtres. Je pense qu’on doit être mieux à bord des autres navires.

Ce jour-là, d’ailleurs, la nature m’apparaissait changée. Depuis l’appel de ma bordée au quart de jour, je vivais comme en plein rêve : je ne reconnaissais ni la mer, ni la clarté du ciel : elles avaient pris je ne sais quel aspect d’irréel et mes oreilles ne me rendaient que des bruits estompés. Je ne me souviens d’avoir éprouvé pareilles impressions que devant ces paysages silencieux qu’on voit se refléter dans les vitres verdies de quelque masure abandonnée au milieu de la campagne. Que de fois enfant et même grand garçon, j’ai déploré de ne pouvoir traverser la vitre, entrer dans cette nature fantastique qui s’agite comme celle dont elle est l’image, mais ne vous apporte aucun son !

La mer, avec ses teintes d’un vert lourd et sale, me paraissait d’huile. Lorsque je regardais le long des flancs du navire, c’est elle qui glissait sous nous, et si je portais les yeux au large, j’avais le sentiment qu’elle nous emportait avec elle. Toutes ces impressions étranges tenaient sans doute pour une large part à la nouveauté du spectacle, à mon défaut d’accoutumance, mais j’ai pu reconnaître plus tard qu’elles étaient dues aussi à ce que nous allions dans le sens du vent et des lames. Quelle que soit la vitesse d’un navire, s’il court vent arrière, les lames le devancent toujours, et dans un milieu qui se meut avec vous et plus vite que vous, il faut une force d’habitude au moins égale à la force de votre illusion pour associer l’idée de marche à l’apparence d’une rétrogradation.

— En somme, ce dimanche fut un grand jour de fête pour mon imagination. J’en ai gardé un très vif souvenir, probablement parce que les impressions riantes devinrent bientôt très rares.


Cependant je ne souffris pas outre mesure pendant les dix jours qui suivirent. En fait de peines, je n’ai guère à vous raconter que celles — très intenses par exemple — que j’éprouvais lorsque, au beau milieu d’un rêve qui m’avait transporté dans ma famille, j’étais réveillé en sursaut par l’appel au quart ; véritables souffrances de damné, celles-là : mes compagnons, qui se moquaient de moi et de mes airs d’épouvante, me faisaient bien l’effet de démons. Enfin, j’étais sauvé par leur brutalité même qui ne me laissait pas le loisir de m’abîmer dans mes tristesses. Une fois sur le pont, je me reprenais et je regardais plus sainement, plus virilement la vie que je m’étais faite.

J’eus d’abord une grande distraction dans une tempête qui dura trente-six heures et qui ne me parut pas trop inférieure à ce que j’avais rêvé. Une tempête loin des côtes et de tout récif, et lorsqu’on est à bord d’un navire qui se comporte bien à la mer, je ne sais pas de spectacle plus beau, plus émouvant si vous préférez. N’attendez pas, cependant, que je vous en fasse la description, car tout ce que je pourrais vous dire, comme tout ce que j’ai lu dans cet ordre, ne pourrait donner qu’une pâle idée de l’âpre sentiment de triomphe du marin qui — sur la masse de son navire devenue plume alors — domine les lames hautes et profondes et se sent des envies de rire à la mer rageuse.

En outre, plusieurs belles nuits me permirent encore de m’oublier moi-même et d’intéresser plus d’un matelot de ma bordée aux récits des romans que j’avais lus. Entre autres, en plusieurs séances, bien entendu, tout Monte-Cristo y passa. En ce temps, j’étais capable de pareils tours de force.

Seulement, comme ceci avait lieu sur l’avant du navire, où je devais veiller au bossoir, tant que durait le quart, et comme le maître de pêche qui remplissait le rôle d’officier de quart n’avait plus à qui parler, lui qui était obligé de se tenir derrière, il me fut bientôt défendu de continuer mes récits. Une nuit, au beau milieu d’une de mes histoires, il vint, sans rien dire, installer, au moyen de quelques cordes, une espèce de chaise, entre les deux branches du grand étai, dont les extrémités inférieures venaient se fixer là, en avant du guindeau, sur lequel s’asseyaient d’habitude mes auditeurs. « Tu vois ce siège, me dit-il ; eh bien, tu vas y monter et tu n’en bougeras que lorsque j’appellerai au loch ou à la manœuvre ; et si j’aperçois quelque feu avant toi, gare tes côtes ! »


Je fus ainsi rejeté sur moi-même, dans les réflexions tristes. Mais la souffrance physique me sauva du pessimisme imaginatif. Quand on a froid ou faim, le bonheur prend vite la forme d’un abri bien chaud ou d’un morceau de pain. Nous arrivions aux abords du grand Banc ; à défaut du plomb de sonde, le brusque changement de la température nous en avertissait : aux journées relativement douces de la traversée du Gulf Stream, succédaient les froids humides et pénétrants de ce pays de lourds brouillards, de brumes « à couper au couteau », comme on dit. Vous jugez si je me trouvais bien sur ma chaise improvisée à une hauteur de plus de deux mètres. Il était profondément inhumain — et d’ailleurs contraire à tout règlement — de me laisser des cinq heures durant, ainsi suspendu en l’air, comme vigie, ce dont je n’étais pas capable : un homme, même bien exercé, ne peut s’acquitter comme il faut d’une pareille tâche que si elle ne dure pas plus d’une heure : en mer, comme partout, il n’y a que les hommes habitués à voir qui voient. Quant à moi, sous la grêle, le givre, la neige, j’avais beau écarquiller les yeux avec la meilleure volonté du monde, — j’étais certain de ne rien voir. Quelquefois un matelot plus habitué, et charitable, venait me dire. « Signale donc tel feu que voilà là-bas » et, lorsque j’avais crié de toutes mes forces : « feu rouge » ou « feu vert par tribord » ou « par bâbord, devant » ou « derrière », il m’arrivait de recevoir des félicitations que je n’avais pas méritées, mais qui avaient le grand avantage de remplacer pour moi une rossée. Mais je me désespérais : ma faculté de voir diminuait, me semblait-il, au lieu d’augmenter.

Sans doute le traitement auquel j’étais soumis « pour me mettre le métier dans le corps » aurait pu être, sinon mieux choisi, mieux administré ; je dois dire cependant que cette méthode, malgré tout, me paraît meilleure que toutes celles, plus douces ou plus molles, qui vous laissent à penser que la vie se compose de fins de non-recevoir. Lorsque chaque faute, voulue ou non voulue, est immédiatement suivie d’un rappel à l’ordre assez lourd pour que les natures les plus insensibles en sentent le poids, — ce qui n’empêche nullement les intelligents et les délicats d’en voir la nécessité, — il est impossible qu’on ne fasse pas bientôt converger toutes les forces de son être vers l’acquisition des aptitudes qui manquent. On ne traverse guère pareille discipline sans se guérir de la tendance à présenter comme bonnes des réponses irritantes, telles que celles qui consistent à dire, quand on est pris en faute : « Je ne l’ai pas fait exprès Je n’y étais plus, etc. » On prend le pli qu’il faut prendre, — ou on meurt : il n’y a guère de milieu.

Et, en effet, supposez qu’on m’eût laissé à ma nature songeuse, il est fort probable que j’en eusse pris à mon aise avec l’accommodation de mes facultés à ma profession. Je me serais dit : « Le temps fera son œuvre » et j’aurais pu traverser cette période de ma vie sans en avoir gardé plus qu’un certain souvenir de choses simplement vues, analogue à celui des choses apprises dans les livres ou purement imaginées. Cela ne sert de rien ; et l’on peut bien dire sans crainte que le mal de notre éducation est surtout qu’elle produise des hommes capables de parler de ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir. En fait d’expérience pratique, il n’y a de vraie que celle qui passe dans la chair et dans le sang, celle qui vous laisse une mémoire dans les muscles de la main et de tout le corps. Seules ces disciplines écrasantes vous font vous assimiler et rendent nature en vous, à brève échéance, ce que toutes les énergies de votre individu répugnent à accepter.

Mais revenons à notre traversée.


On avait beaucoup parlé de glaces depuis le départ, et j’avais les oreilles d’autant plus rebattues d’histoires de banquises que l’année précédente avait été exceptionnellement fertile en glaces et que la majeure partie de l’équipage et des passagers en avait beaucoup souffert sur la Marie-Gabrielle. À les entendre, nous étions perdus, si l’Élisabeth — c’était le nom de notre navire, — s’y trouvait engagée douze jours durant comme cela avait eu lieu pour la Marie-Gabrielle, un navire neuf, tandis que l’Élisabeth avait au moins vingt-cinq ans de service, et des flancs plus ou moins pourris, qui ne promettaient guère de tenir qu’un petit nombre d’heures contre les « raguages » du champ de glaces.

Nous y entrâmes pourtant. C’était un soir, vers onze heures. J’étais sur mon siège aérien, engourdi, comme paralysé par le froid. Quoiqu’on m’eût annoncé une certaine lueur qui devait m’avertir de la banquise, je ne vis rien du tout, pas plus, d’ailleurs, qu’aucun des hommes qui, dans ces parages dangereux, se relayaient d’heure en heure pour faire la veille du bossoir avec moi. Il tombait une pluie fine et épaisse qui rendait bien difficile de distinguer quoi que ce fût dans la mer. Dés les premiers craquements, tout le monde se trouva sur le pont, depuis le capitaine jusqu’au dernier des passagers. Peu nombreux furent ceux qui prirent le temps de se vêtir. Il est vrai que, dans ce métier, on ne sait pas ce que c’est que se déshabiller pour se mettre au lit. — Pour ma part, je peux vous dire que je fus tiré de ma torpeur moins par la peur du danger pour ma vie que par celle du danger pour mes côtes. Je m’attendais à une « dégelée » maîtresse. Il n’en fut rien. Un matelot se mit bien en devoir de m’attraper, mais un passager de chambre, un patron de ces goélettes qui font la pêche sur les bancs qui avoisinent Saint-Pierre, attrapa ce matelot lui-même, et lui fit entendre assez éloquemment qu’on ne charge pas un enfant du rôle de vigie en de pareils moments. À ce passager que je n’ai jamais revu, j’ai gardé une reconnaissance qui ne prendra fin qu’avec ma vie.

D’ailleurs, nous ne restâmes pas longtemps dans la banquise. Autant que je puis croire, on fit vent arrière, et lentement, au milieu des ténèbres, le navire fendit de son étrave les glaces qui grinçaient. Au bout d’une heure, ce fut fini.

Alors on mit en panne et le reste de la nuit se passa sans nouvelles alertes. Le lendemain, neige très épaisse. De sept heures du matin à midi je fus employé à jeter par-dessus bord la neige accumulée dans les endroits qui doivent toujours être dégagés pour la manœuvre, et j’y suffis à peine. On marchait à petite toile. Mais dans la soirée, le temps, devenu clair, permit de donner au navire sa vitesse possible, et, aux approches de la nuit, on aperçut la terre. C’était Terre-Neuve. Le point en vue était le « Chapeau rouge », une petite montagne ainsi nommée à cause de sa forme, je pense, et parce que, sous le soleil de juin, elle est d’un brun rougeâtre comme toutes les côtes de ce pays.

Après avoir pris connaissance d’un point déterminé de Terre-Neuve, il devenait très facile de mettre le cap directement sur Saint-Pierre, et c’est ce qui fut fait sans doute. Mais il n’en advint pas moins que, dans la nuit, j’eus des occasions de constater le peu de confiance de l’équipage et des passagers dans notre capitaine, — un débutant qui ne savait guère imposer silence aux soi-disant connaisseurs. D’après ceux-ci, on entendait toujours les brisants de la côte et nous étions constamment à deux doigts de nous jeter au plein. — Il n’en fut rien ; et sur le matin, au milieu des malédictions de plus d’un matelot et de plus d’un passager, on finit par entendre la puissante sirène de Saint-Pierre, le « braillard », comme on l’appelle, qui nous avertissait que nous touchions au but.