Pêcheurs de Terre-Neuve/03

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attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 29-50).

III

PREMIÈRE PÊCHE


Nous voici en route pour le Banc. Je m’attends à tout : les représentations qui me trottent par la tête, à la suite des pronostics de mes compagnons, n’ont rien de gai. Et ce n’est que la première pêche ! Il faudra encore revenir à Saint-Pierre renouveler les provisions pour une seconde pêche et y revenir encore après pour prendre des passagers — car tel est le rôle attribué à l’Élisabeth, en l’an de grâce où j’y suis — avant de reprendre cette route du Banc que nous suivons et qui est aussi celle de France. Ah ! le verrai-je, ce jour où l’on fera voile pour Granville ! Qu’il me paraît donc loin ! Je crois que je ne l’atteindrai jamais.

Après deux jours de marche j’entends dire que nous arrivons ; Les lignes de fond ont été « boittées » dès le matin. On sonde fréquemment ; on recherche les fonds où la morue se complaît ; et lorsque le capitaine croit en avoir trouvé un convenable, il donne l’ordre de laisser tomber l’ancre. Cette opération est assez intéressante par des fonds de quarante à soixante-dix brasses, — soit environ soixante à cent mètres. — Il en glisse, des mailles de la lourde chaîne, avec un bruit de tonnerre, sur le guindeau et à travers les écubiers ! et il fait bon de se tenir en dehors de la zone où les secousses de cette même chaîne pourraient vous atteindre. Mais c’est l’affaire de quelques secondes. Aussitôt mouillés, on débarque les deux chaloupes. Quatre ou cinq hommes descendent dans chacune pour aller « élonger » les lignes dans les directions de tribord et de bâbord et le reste demeure pour serrer les voiles. Au bout de deux heures, les uns et les autres ont fini leur tâche : on soupe, et tout le monde va se coucher, sauf l’homme du quart, unique désormais, qui en réveillera un autre deux heures après, et ainsi de suite jusqu’au matin.

La perspective de rester ainsi à l’ancre des semaines et des semaines sous ce ciel gris et terne, à deux cents lieues de terre, ne me sourit guère. Mais ce qui se passe est nouveau pour moi ; ma curiosité trouve pâture, et il paraît que j’aurai beaucoup à faire le lendemain. Je m’endors donc sans être trop triste.


Le réveil a lieu, comme toujours désormais jusqu’à la fin de la pêche, dès la toute première pointe du jour. On se lève d’assez bonne humeur ; les caractères ne sont pas encore aigris ; les mains sont intactes ; mais bientôt il n’en sera plus de même, à ce qu’on dit. On entend retentir l’appel « à la goutte », et chacun court l’un derrière l’autre, vers la dunette où se tient le saleur avec un vase plein d’eau-de-vie. Chacun reçoit son « boujaron » (soit six centilitres) à mesure qu’il arrive. C’est le même « boujaron » qui sert pour tous. Il plonge autant de fois dans le grand vase qu’il y a de rations distribuées. Ceux qui boivent les derniers peuvent bien penser qu’à leur eau-de-vie se trouve adjointe une certaine proportion du jus de tabac dont les lèvres du matelot qui se respecte sont le plus souvent imprégnées. Mais on sait bien que le tabac est antiseptique.

Immédiatement tout le monde se reporte vers l’avant. Chaque bordée empoigne son « hale-à-bord », grosse corde qui passe dans une poulie attachée au beaupré et au moyen de laquelle on tire les chaloupes le long du navire pour l’embarquement. Pendant la nuit, et même pendant le jour, dès que la mer n’est plus très calme, on les « file » derrière à une distance d’une centaine de mètres, afin d’éviter les chocs qui ne manqueraient pas de se produire si on les laissait le long de ses flancs.

Aussitôt les chaloupes accostées, six ou sept hommes, avec le maître de pêche, descendent dans chacune d’elles, et s’en vont tirer les lignes. Novice de première année, je n’embarque pas, je ne suis qu’un « chafaudier » : je dois travailler à l’« état » ou échafaud ; j’ai été engagé comme « décolleur » ; ma fonction principale consiste à enlever les têtes de morue ; et en attendant qu’on en rapporte, je reste à bord avec l’autre novice, le saleur, le second, le mousse et le capitaine. Le capitaine dort ou travaille à sa volonté ; celui sous les ordres duquel je me trouvais, restait au lit ; mais je dois dire qu’il était une exception parmi ses collègues et que le plus grand nombre de ces commandants, sortis des rangs, sont les premiers par leur travail même comme par le grade et la fonction. — Le mousse s’occupe de la cuisine : vous jugez ce que peut être le raffinement des mets préparés, pour une vingtaine d’hommes, par un enfant de douze à quinze ans. — Le second, le saleur et les novices montent la boitte de la cale, la coupent et la distribuent dans de petites mannes, aux endroits du navire où chacun des pêcheurs proprement dits prend place pour préparer ses lignes. Cette besogne était à peine terminée que les chaloupes étaient de retour.

Celle de tribord accoste la première. Je me penche de ce côté, sur la « lisse », pour voir les produits de la pêche, et j’aperçois des poissons tout à fait différents de ce que je m’imaginais : ils sont ronds et non plats comme la morue que j’avais vue ou mangée. Mais j’aurai bientôt l’explication de cette différence. On les jette à bord avec des « piquois », simples pointes de fer emmanchées d’un bout de bois qu’on leur pique dans la tête. Il n’y en avait guère plus de deux cents, — pêche insuffisante et qui nous obligera à changer de mouillage. On me fait embrasser la première envoyée sur le pont, laquelle est immédiatement vidée, nettoyée et mise dans la marmite où cuit la soupe.

Bientôt les chaloupes sont désarmées, les hommes remontent. On déjeune assis en rond autour de la gamelle, où chacun à son tour plonge sa cuillère, et à l’ouvrage !

Cet ouvrage consiste d’abord, pour tous, à ébrouailler les morues. Ébrouailler signifie enlever les intestins en mettant de côté les langues — qui sont, de par l’usage, destinées à être partagées entre les hommes, à la fin de la campagne — et les foies dont on fait de l’huile. Chaque morue ébrouaillée est jetée dans un parc rectangulaire construit vers le milieu du pont, entre le grand mât et le mât de misaine, avec de solides madriers. Après cette opération, les pêcheurs vont boitter, et les chafaudiers restent seuls à s’occuper du produit de la pêche.

Je vais enfin connaître ce travail de décolleur dont on m’a tant parlé depuis que je suis embarqué. Je monte dans le parc, « pelleté » et botté pour la circonstance, c’est-à-dire qu’outre le « cirage » nécessaire aux plus beaux jours de pluie, je suis sanglé dans un grand tablier de toile à voile fortement goudronné qui n’est nullement de trop. Me voici debout au milieu du poisson gluant, sanguinolent, que le roulis fait passer et repasser à travers mes jambes. Un matelot y est avec moi pour m’enseigner la manière de faire. Il suffit de prendre chaque morue de la main gauche, et de la droite, avec un couteau piqué prés de moi, dans l’établi, de faire une légère entaille de chaque côté, sous la mâchoire, et après avoir repiqué le couteau, de porter le pouce au fond de l’ouverture qui résulte de l’ébrouaillage, puis de renverser, au-dessous de l’établi, la tête du poisson ainsi maintenu sur le dos, et de pousser des deux mains de façon à l’arracher proprement, c’est-à-dire en y laissant le moins de chair possible. De la même main qui la tient, cette tête est aussitôt jetée à la mer. Cela n’est pas bien compliqué, mais, comme dans tout métier, il y a un coup de main à attraper, et il ne s’acquiert qu’avec une certaine expérience.

Le plus difficile et ce qui rend le travail fatigant, c’est la vitesse qu’il faut atteindre. Dans les journées de pêche abondante, quand il vous arrive trois ou quatre mille morues, on n’en finirait pas si l’on n’abattait quatre ou cinq cents têtes à l’heure. Mais j’eus le temps de m’accoutumer pendant cette première pêche : on ne rapporta jamais plus de quatre cents pièces en un jour.

Aussitôt décollée, chaque morue passe dans les mains du trancheur. C’est lui qui, au moyen d’un couteau bien affûté et de forme appropriée, l’ouvre d’un premier coup jusqu’à la queue, tout en taillant les arêtes d’un côté, et d’un second coup, en sens inverse, tranche les arêtes de l’autre côté et enlève l’épine ou « raquette ». L’opération du tranchage est beaucoup plus délicate que le décollage. Généralement, elle incombe au second du bord, mais il arrive aussi que le second ne sachant pas trancher, le capitaine engage un matelot trancheur plus payé que les autres, dont alors le second boitte les lignes.

De l’établi et des mains du trancheur, la morue tombe aux mains de l’« énocteur ». L’« énoctage » consiste à gratter avec une cuillère les taches de sang qui maculent la morue fraîchement ouverte. C’est le mousse qui remplit cet office. Après l’énoctage, elle est lavée, par le second novice ou, pour parler plus juste, par le moins fort, lequel la place aussitôt dans une espèce d’entonnoir communiquant avec une longue « dale » ou conduit, qui l’amène à fond de cale jusqu’aux pieds du saleur. Celui-ci l’empile en jetant sur chacune quelques poignées de sel. Il importe beaucoup que ces opérations soient exécutées avec soin, si l’on veut que la pêche se vende bien, si l’on veut qu’elle ait, suivant l’expression consacrée, l’apparence « loyale et marchande » exigée dans le commerce ; et c’est pourquoi tout bon capitaine y veille de très près, au salage surtout.


Malgré l’ennui que comportent de pareilles descriptions, si je veux faire comprendre la vie que l’on mène sur le Grand Banc, il me faut ajouter quelques mots sur les opérations du boittage, de l’élongement et de la levée des lignes.

J’ai déjà dit que boitter signifie amorcer les hameçons. Chaque pêcheur a au moins cinq cents hameçons, répartis sur environ cinq cents brasses de ligne (soit plus de huit cents mètres), et attachés à la ligne même par « des empéques » ou ficelles d’environ 1m20 de longueur. Quand tout va bien, quand les lignes sont revenues en bon état, ce travail prend de deux à trois heures : mais le plus souvent les lignes ont du « brouillé », c’est-à-dire que, sur des longueurs tout à fait variables, elles sont en l’état de véritables fagots de ronces ou d’épines. Ligne principale, empèques et hameçons sont tordus et emmêlés de telle sorte qu’on ne voit plus du tout par quel bout prendre son ouvrage. Il faut alors détacher ses hameçons, suivre les mille replis des cordes les uns à travers les autres, et, une fois les cordes débrouillées, remplacer les empèques cassées, rattacher les hameçons, les boitter et « lover » les cordes avec précaution dans des paniers. Tout ce travail se fait à moitié plié en deux : il est facile d’imaginer qu’il n’a rien de récréatif ; quand la séance se prolonge, on éprouve souvent le besoin de se redresser, et, pendant la première pêche, alors que souffle la bise ou que tombent les bruines glaciales, même la neige, plus d’un s’arrête pour souffler dans ses doigts engourdis ou — chose que les matelots savent mieux faire que gens de terre — se lancer vigoureusement les bras autour du corps, afin de s’échauffer les mains.


On élonge vers le soir. Les chaloupes s’en vont avec les paniers pleins de cordes boittées. Dés qu’elles sont à cinquante mètres du bord, le maître de pêche ou patron de la chaloupe jette une petite ancre, souvent une simple pierre, sur laquelle sont « frappées » (attachées) d’une part un « orin » ou pièce de ligne dépourvue d’hameçons, dont l’extrémité supérieure est attachée à une bouée grâce à laquelle on pourra, le lendemain, prendre l’extrémité des lignes, et d’autre part le commencement de ces mêmes lignes qui doivent reposer sur le fond pour pêcher. Les lignes de tous les paniers s’attachent bout à bout ; à mesure que chaque panier se vide, on relie la fin du contenu de l’un au commencement du contenu de l’autre. — Chacun des ensembles ainsi obtenus prend le nom de « tentis », tentis de tribord ou tentis de bâbord, selon le côté du navire d’où l’on est parti. Un tentis, au temps où j’étais pêcheur, atteignait de quatre mille à quatre mille cinq cents brasses (environ 7 kilomètres). Cinq bouées étaient distribuées sur sa longueur. La première prenait le nom de bouée du bord ; les intermédiaires, des noms tirés de la forme du morceau de toile goudronnée qu’on attachait à l’extrémité supérieure du manche de la bouée : bouées de pavillon, de cornette, de gendarme, etc. Ainsi il peut arriver qu’une bouée se perde ou que le tentis se casse, pendant le tirage : on est quitte pour aller saisir une autre bouée. — Une brise maniable : voilà ce qu’on demande pour cette expédition. Trop de vent vous oblige à prendre des ris et rend le travail dangereux ; par un calme plat, vous êtes tenus de remorquer la chaloupe à grands coups de rames, ce qui est long et pénible, surtout lorsque les courants, qui sont à peu près continuels et souvent très forts sur le Grand Banc, vous entraînent sous le vent du navire.

Par un temps calme, relever les lignes est une opération qui ne demande pas d’efforts excessifs. Mais tirer pied par pied, d’une profondeur de soixante-dix à cent mètres la longueur de cordes que j’ai dite, dans une « marée de hale », c’est-à-dire quand il vente frais, et qu’au poids ordinaire des lignes s’ajoute le remorquage de la chaloupe contre le vent et contre la lame, c’est là un travail littéralement exténuant.

Imaginez sept ou huit hommes dans cette chaloupe. Le premier est couché sur l’avant, la tête et les bras en dehors ; il ne peut guère tirer dans cette position ; son rôle est plutôt de maintenir la ligne sur une poulie plantée là à côté de son corps dans la « lisse » ou bord supérieur de la chaloupe. En même temps il compte les morues, ou plutôt il annonce celles qui sont en vue en criant : deus, meus, deo, meo, sancta, maria, blanc partout, ce qui veut dire une, deux, trois, quatre, cinq, six, ça n’en finit plus. Toutes ces manières d’avertissement ont pour effet de faire préparer des gaffes ou crochets emmanchés, au moyen desquelles on peut prévenir la perte des pièces qui ne supporteraient pas d’être soulevées au-dessus de l’eau par l’hameçon seul, les plus belles justement.

Eh bien ! cet homme, voyez-le sur l’avant de l’embarcation : presque tout le poids de son corps porte sur la poitrine. À chaque coup de tangage, ses bras plongent dans l’eau et la mer le fouette au visage. Il a beau rabattre son suroît, serrer le col et lier les manches de son cirage, il n’évitera pas de changer de vêtements lorsqu’il reviendra à bord. Derrière lui, six hommes sont debout sur le « banc de halage » qui longe un des côtés de la chaloupe. Le bord de celle-ci leur atteint à peu près au genou. Dans les belles marées, les lignes, chargées d’hameçons et quelquefois de poissons, — morues, flétans, raies, « maraches » ou petits requins — montent assez vite ; les mains enveloppées de mitaines épaisses passent rapidement l’une devant l’autre, et l’homme qui, tout derrière, love les cordes et range les hameçons dans les mannes ou paniers à deux anses, est souvent obligé de crier : « Souffle », c’est-à-dire : ralentissez, si vous ne voulez pas que je mette vos cordes en broussailles.

Mais lorsque le temps est mauvais, c’est au tour du loveur de rire des haleurs : ceux-ci, arc-boutés contre les bancs transversaux de l’embarcation, se tiennent comme ils peuvent sur cette coque qui danse sur la crête des lames, tirent des deux mains à la fois et de toutes leurs forces. Surtout qu’ils aient soin de tenir bon, que la ligne ne vienne pas à glisser dans leurs mains, car les hameçons sont là qui vous frappent en fouet et vous peuvent déchirer vêtements, mains ou visage. J’ai vu ainsi une joue déchirée dans toute son épaisseur ; il s’en était fallu de quelques millimètres que l’œil ne fût arraché ou crevé du même coup. — Vous vous tromperiez si vous pensiez que la victime d’un accident de ce genre soit dispensée de sa tâche. À ce compte-là, il n’y aurait plus un travailleur au bout de huit jours, Et, après tout, on ne voit pas pourquoi les hommes ne feraient pas ce que journellement ils font faire aux animaux. Si un homme est plus qu’une brute, il doit pouvoir plus qu’elle. Marcher, travailler tout éclopé, c’est le sort de la majorité des êtres, et c’est peut-être aussi le meilleur moyen de ne pas trop sentir ses douleurs. — Mais quoi qu’il en soit, la levée des lignes qui dure quatre heures, en moyenne, peut en atteindre de huit à douze en ces jours de dur tirage. Une fois dans ma seconde année de pêche, la chaloupe dont j’étais, partie à deux heures et demie du matin, ne revint qu’à trois heures du soir, et l’autre chaloupe revint plus tard encore.


On a gagné le droit de déjeuner à la suite de pareilles corvées. Depuis le « boujaron » du lever, on a bien, sur la chaloupe, cassé une croûte et bu, à tour de rôle, à même le goulot d’une même bouteille, un litre d’eau-de-vie entre sept ou huit hommes. Mais tout cela est parti loin après une dure marée de hale. J’en ai vu — et j’ai été quelquefois de ceux-là — qui n’avaient même plus la force de remonter sur le navire. À peine accostés, ceux du bord vous ont bien fait passer la « goutte » ou un « pichet « de vin, vraiment bienfaisants alors, quoi qu’en puissent penser les ennemis de l’alcool, — car là, on ne connaît plus les bouillons, ni les consommés réconfortants : sans ce verre de vin ou d’eau-de-vie, jamais on n’aurait le courage d’embarquer le poisson, les lourds paniers de lignes, et tout l’armement de la chaloupe, ni soi-même surtout.

C’est justement, en effet, dans ces jours de mauvais temps, quand la mer est démontée, que cette opération de sauter à bord peut prendre les proportions d’un vrai tour de force. Le navire est là devant vous, qui roule quelquefois au point que ses basses vergues vont toucher la mer ; à le voir puiser de l’eau par-dessus ses bords, on dirait qu’il veut vous cueillir en dessous, comme on ferait avec une cuillère. À ce moment passe une lame, qui soulève votre esquif et menace — cela s’est vu — de précipiter d’un seul coup sur le pont chaloupe et hommes qui sont dedans. Quelques secondes après, le navire est sur l’autre flanc, et au lieu du vide que vous aviez tout à l’heure sous les yeux, vous vous trouvez en face d’une muraille haute comme un premier étage. Et ces alternatives vont se répétant sans cesse. La chaloupe cogne sur le vaisseau, et menace de se démolir. Il faut donc se hâter. Cependant vous ne pouvez guère embarquer qu’un à la fois. Il faut que ceux du bord, le capitaine, qui doit payer de sa personne en ces jours-là, le second et le saleur reçoivent l’un après l’autre ceux qui se précipitent, ou qu’on précipite pieds ou tête devant, et qui pourraient s’assommer sur le pont ; qu’ils empoignent vigoureusement ceux qui, manquant leur coup, s’accrochent à la lisse et restent suspendus le long du bord, où la chaloupe va les broyer. On expédie d’abord les trembleurs. Les plus braves ont du sang-froid pour eux, et ils saisissent le moment fugitif où chaloupe et navire vont se trouver dans le même plan, et où ils vont les lancer plus ou moins heureusement, et c’est ici le cas de dire, comme un vrai paquet de linge, entre les bras de ceux du pont. Quand c’est la vie même qui est en danger, se cogner la tête ou se casser un membre devient acceptable. Il en est qu’on est obligé d’embarquer dans un panier, au moyen d’un « cartahu » ou cordage passant par une poulie suspendue aux agrès. Pendant que les uns hissent le panier, d’autres tirent sur une corde destinée à l’amener dans le navire ; mais c’est là un procédé extrême, et qui prend trop de temps en des moments où l’on n’en a guère ; il faut que l’on ait affaire à des hommes bien affolés pour qu’on en use. Quant à ceux qui n’ont pas peur, comme des cavaliers debout sur un cheval emporté, ils se tiennent un pied sur un banc et l’autre sur le bord de la chaloupe « paumoyant » une corde qui leur vient du navire. Un choc arrive, ils sont démontés de cette posture, ils retombent au fond de l’embarcation : l’important, c’est de ne pas tomber dehors, où l’on a toutes les chances de se faire écraser. Ils ont bientôt fait d’ailleurs de poser leurs mains sur la lisse du navire, juste à l’instant où la chaloupe dans sa montée rapide les pousse et les jette comme d’elle-même sur le pont où ils savent tomber sur les pieds. Il faut être doué d’une souplesse de singe ou de chat, mais la chose n’est pas rare parmi les matelots.

Après ces heures dangereuses, quelque agité que soit le navire et tourmentée la vie qu’on y mène, je ne vois pas de maison solide et bien close qui m’ait donné pareilles impressions d’aise et de sécurité.

Ce n’est qu’au retour d’un travail que l’on voulait quand même finir qu’on peut être conduit à cette voltige forcée. À mer également démontée, l’embarquement du navire dans la chaloupe est plus difficile que celui de la chaloupe dans le navire. Oh ! ces sauts dans la chaloupe, ils me donnent encore la chair de poule ! Imaginez que j’ai fait ma deuxième campagne, celle où j’embarquais, avec des bottes trop courtes. Quand il m’arrivait d’hésiter une demi-seconde au moment de m’élancer, et que, par suite de cette hésitation, je me trouvais tomber de trop haut dans la chaloupe descendue déjà loin, c’était comme si on m’avait fait rentrer les doigts de pied dans les pieds. Le plus souvent, je m’affaissais sur les genoux. La peur de cette souffrance me rendit extrêmement maladroit.


L’ensemble de notre première pêche fut assez peu fertile en incidents. Nous changeâmes plusieurs fois de mouillage, sans réussir à tomber sur de riches fonds de pêche. Le capitaine finit par se décider à quitter le sud du Grand Banc, où il avait d’abord cherché fortune, pour aller tout au nord. L’ancre fut jetée en un endroit où nous demeurâmes jusqu’à la fin, c’est-à-dire aux premiers jours de juin. La monotonie de notre existence n’eut d’égale que la persistance d’une brume épaisse et humide qui dura plus de trois semaines sans être coupée par une heure de temps clair. Ces trois semaines ont laissé comme un trou dans ma vie et elles me font l’effet d’avoir été à la fois très longues et très courtes : longues, parce que je m’ennuyai beaucoup ; courtes, parce que je n’en ai gardé qu’un souvenir très vague. C’est comme si la brume s’était abattue aussi sur ma mémoire. Que peut-on bien se rappeler d’une période où chaque lendemain ressemble à la veille, et où le regard ne s’est guère étendu au delà de cinquante mètres ? La vue est un des sens qui enrichissent le plus l’expérience, et contribue beaucoup à déterminer notre notion du temps. — J’essayai de laver quelques vêtements, mais quand il fut question de les faire sécher, je ne réussis qu’à les voir se recouvrir d’une légère couche de mousse verdâtre. Il fallut, comme tout le monde, me résoudre à rester dans des habits mouillés. C’est particulièrement à cette humidité fréquente, et de si longue durée souvent, que les pêcheurs du Grand Banc sont redevables de l’usage à peu près exclusif de vêtements de laine. La laine mouillée vous tient encore chaud. — Par exemple, elle ne vous préserve pas de la crampe musculaire, compagne inséparable, pour l’homme, d’une vie trop aquatique. Ah ! ces maudites crampes, ce qu’elles devront excuser de jurons et de blasphèmes, de la part des gens du Banc ! C’est qu’il y a des moments où il devient impossible de plier une jambe pour mettre un bas, pour enfiler un pantalon ou une botte ! Alors ce sont des grimaces et des contorsions, très comiques parfois : dans ce métier, les plus belles occasions de rire se tirent du ridicule de ceux qui ne savent pas supporter la douleur.

Un matin cependant, cette monotonie fut rompue par un événement d’ordre assez fréquent dans le métier mais qui m’impressionna vivement, moi qui le voyais pour la première fois. — C’était un jour de marée « déhornic » (j’écris comme j’ai entendu prononcer), c’est-à-dire un de ces jours où les chaloupiers ne pouvaient aller lever des lignes par suite du mauvais temps. La nuit avait été assez dure. Il avait fallu se lever à plusieurs reprises pour filer de la chaîne, puis du câble[1] ; on avait fait tout ce qu’on pouvait pour tenir tête à la mer et au temps. À l’aube du jour, la série des hommes de quart avait pris fin pour faire place selon l’ordre aux deux novices. Je veillais donc avec mon collègue ; en réalité nous écorchions des raies pour le déjeuner. Le mousse, qui devait les faire cuire, s’occupait dans sa « mayence » (cuisine) à rallumer son feu que la mer avait éteint par deux fois ; il jurait comme un petit païen ou comme un vieux matelot. Nous riions, ou plutôt mon compagnon riait de sa mésaventure ; car, pour moi, à aucune époque de ma vie, je n’ai bien compris le rire provoqué par des choses fâcheuses. Il faisait grand froid ; je m’arrêtais souvent pour souffler dans mes doigts, et ma propre misère me faisait mieux sentir les inquiétudes du mousse. C’est que le déjeune retardé prenait déjà la forme de gifles retentissantes pour le malheureux.

J’étais courbé vers le pont en train de nettoyer mes poissons dans les flots d’eau salée dont la mer nous inondait. Tout à coup, au milieu du bruit des lames et du vent sifflant à travers les agrès et malgré les oreillons rabattus de mon suroît, je perçus des cris singuliers. Subitement redressé, je regarde mon collègue : « C’est comme une poule qui chante », me dit-il bêtement. Il n’y avait aucune poule à bord et je ne m’arrêtai pas à sa réflexion. Je regardais du côté de l’avant d’où les cris m’avaient semblé venir, lorsqu’à la faveur d’un coup de tangage j’aperçus dans un « doris » — esquif léger comme une périssoire et dont les Américains se servent en guise de chaloupes pour faire la pêche — un homme seul sur cette mer tourmentée. Il arrivait déjà sous le « boute-dehors ». La peur de n’être pas entendu lui faisait pousser des cris désespérés. « Appelle vite les hommes », dis-je à l’autre novice pendant que je préparais tous les cordages qui me tombaient sous la main. Et j’eus raison de me hâter ; le vent et la lame l’amenèrent en un clin d’œil vers le milieu du navire. J’eus la chance de lui bien jeter ma première amarre. Plusieurs hommes arrivaient près de moi au moment où il se cramponnait dessus. Le malheureux était paralysé de froid et de peur. On l’aida à s’embarquer et on hissa son esquif après lui. Je crus que le pauvre homme allait m’embrasser tout en me disant beaucoup de paroles dont je ne compris aucune : « All right », que je n’aurais pu écrire alors, et qui constituait tout mon vocabulaire anglais, fut le seul mot que je trouvai à lui répondre. On eut bientôt fait de lui donner une grande tasse de thé fortement arrosée d’eau-de-vie, et des vêtements moins mouillés que les siens.

C’était un pêcheur américain. — Les Américains et les Français seuls ont le droit de pêche sur le Grand Banc. — Il était d’une goélette mouillée dans notre vent et hors de notre vue. La veille, dans la brume, il l’avait quittée pour pêcher à la ligne de main, selon la manière américaine ; le vent et le courant l’avaient fait dériver au point de le mettre hors d’état de la retrouver. Quelle nuit il avait dû passer seul sur une pareille mer ! Ce fut pour lui une véritable chance que de tomber sur nous aussi vite. Au nord du Banc, où les navires sont souvent rares, il aurait pu errer longtemps sans rencontrer personne. Chaque année d’ailleurs la profession paye le tribut d’un lourd contingent d’hommes perdus de la sorte. Lorsque la mer ne les engloutit pas assez tôt, ils n’échappent pas à la faim et à la soif. Notre Américain resta à bord jusqu’à à notre retour à Saint-Pierre.


L’heure du départ sonna d’ailleurs bientôt. Un beau jour le mousse sortit de la soute à biscuit en annonçant qu’elle était vide. On vérifia son dire et comme il ne restait guère que des miettes avariées et moisies, on se mit immédiatement en devoir de lever l’ancre et de larguer les voiles. Quelle joie pour tous, mais pour moi surtout ! Une étape de franchie sur deux ! Il est vrai que la seconde est plus longue et plus dure que la première, mais on n’a pas moins parcouru un bon bout de chemin. Le temps lui-même s’éclaircit comme pour fêter notre départ : la mer prend une robe bleue. Pendant une dizaine de jours on va « refaire ses mains » toutes plus ou moins blessées. Et pour ma part je vais vivre en dehors de ce sanguin et de cette bave de morue dont je commence à avoir assez. Décidément j’aime la mer, si je n’aime pas la pêche.

Nous aurions dû être à Saint-Pierre en trois ou quatre jours. Comment notre capitaine fit-il son compte ? Au bout d’une semaine on n’avait pas même aperçu Terre-Neuve. Ce fut seulement le neuvième jour qu’on signala la terre, mais une terre qui n’avait nullement l’aspect de celle attendue. En même temps, un grand vapeur qui passait près de nous fut interrogé télégraphiquement et aussitôt qu’on eut compris ses signaux, on vira de bord et on prit une route presque opposée à celle qu’on suivait. Nous avions dû passer trop au sud de Terre-Neuve et de Saint-Pierre. La terre que nous voyions était sans doute quelque point de la côte de l’île du Cap Breton ou de la Nouvelle Écosse. Deux jours après nous étions à Saint-Pierre, où nous avions la plus grande hâte d’arriver. Le biscuit nous faisait absolument défaut. Depuis plusieurs jours on ne vivait que de lard et de poisson salé, et on se soutenait surtout par le vin et l’eau-de-vie.


Comme la rade et toute l’ile me parurent changées ! L’ile a perdu son éclatante blancheur et la rade est couverte de plus de cinq cents navires, au moins le double de ce qu’il y avait à notre arrivée en France. Les pêcheurs déchargent le produit de leur pêche. Des chalands le reçoivent et le transbordent sur les long-courriers qui sont venus apporter du sel et toutes les marchandises dont la colonie a besoin, et qui vont bientôt repartir avec des cargaisons de morue pour la France et les colonies. Ce sont les Antilles qui offrent le plus de débouché. — Que je les trouve beaux ces navires long-courriers, si propres et si coquets à côté de nous ! Nous sommes si négligés qu’on voit du premier coup d’œil que la navigation proprement dite n’est pas notre affaire : mais je devais faire encore une année de Banc, avant de les connaître. Je continue donc à m’occuper de poisson, tout en vivant de la poésie que m’apportent les seuls noms des pays lointains que les marins de ces navires auront le bonheur de visiter ! Maintenant encore, quelque intimement persuadé que je sois de l’identité de fond absolue du dernier des Cafres avec le plus raffiné des Parisiens, ainsi que de la vanité des efforts qui ont pour objet d’élargir la vie afin de la mieux comprendre, il m’est impossible d’entendre prononcer ou de lire des noms comme ceux de Valparaiso, de Lima, d’Auckland ou de Yokohama, etc., sans sortir de moi-même et tomber dans des rêveries profondes.

  1. On file de la chaîne à mesure que le vent augmente, afin que le navire soit moins exposé à « chasser » sur son ancre. La longueur de la chaîne et son poids, joint à celui de l’ancre, rendent un navire plus stable. Le câble, qui fait suite à la chaîne, et qu’on filait en dernier lieu (je parle au passé parce qu’il paraît qu’on n’emploie plus le câble), est une corde dont la grosseur est environ celle d’une cuisse d’homme, et dont la longueur était généralement de cent-vingt brasses. Son effet était d’amortir les secousses résultant du tangage, et par suite de diminuer les chances de la rupture de la chaîne, très grandes, on le conçoit, pour un vaisseau mouillé en pleine mer, lorsque la tempête fait rage.