Pages d’histoire contemporaine/Chapitre IV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 15-20).

LES ÉTAPES D’UNE ILLUSION


23 septembre 1902.

Quand les Anglais célébrèrent, en 1887, le cinquantième anniversaire de l’avènement de la reine Victoria, la presse française les félicita avec aménité et leur donna à entendre qu’ils étaient parvenus à l’apogée de leur puissance. Le plus haut sommet se trouvait atteint ; au delà, il faudrait descendre et, d’abord, voir les colonies fausser compagnie une à une à la métropole ; elles devaient s’en détacher, « comme un fruit mûr se détache de l’arbre ». C’était l’image consacrée. On lui trouvait à la fois une saveur poétique et une précision scientifique. En ce temps-là, les Anglais eux-mêmes étaient convaincus de sa justesse et attendaient paisiblement que les fruits fussent mûrs. Cependant, la reine vivait toujours, et dix ans plus tard le monde étonné assista à un second jubilé. « Pour le coup, s’écrièrent nos journaux, c’est bien le dernier sommet, le dernier des derniers ; et vous en avez une chance, que les fruits aient tenu jusque-là ! Maintenant, attention ! ils vont dégringoler. » L’automne vient… et puis l’hiver.

Le premier jubilé avait été royal ; le second fut colonial. En 1887, les souverains et les princes héritiers d’Europe étaient accourus en grand nombre autour de leur doyenne, empressés à célébrer, avec elle, au soir d’un règne long et prospère, les bienfaits de la stabilité monarchique. En 1897, ils n’occupaient plus le centre du tableau ; à leur place se dressait l’Empire, représenté par des détachements de troupes exotiques. Le prestige des rajahs indiens, chamarrés d’or, s’effaçait devant celui des soldats australiens en simple uniforme de drap gris. Et soudain, à ce spectacle, le « sentiment impérial » s’empara de la multitude, — ce sentiment qu’une poignée d’hommes enthousiastes cherchait en vain à lui insuffler depuis des années et qui heurtait trop violemment le préjugé des « fruits mûrs » pour en avoir raison.

C’est un de mes souvenirs les plus instructifs que d’avoir suivi de près, à ses débuts, voici plus de quinze ans, l’ « Impérial Fédération League ». Lord Rosebery la présidait avec un sourire sceptique et une désinvolture railleuse ; l’opinion s’en gaussait. Un bref entrefilet, dans un angle de journal, suffisait à rendre compte des réunions. La ligue, cependant, se prodiguait en brochures, en statistiques, en petits feuillets de propagande ; je m’étais abonné à ses publications et les lisais soigneusement, stupéfait, je l’avoue, de voir, au rebours de ce qui se passe ailleurs, une grande nation obstinée à prendre une réalité pour une ombre.

La leçon de choses de 1897 porta ses fruits. L’Angleterre ayant enfin entrevu son empire s’en éprit. Cinq ans plus tard, quand le roi Édouard vii fut couronné, les fêtes revêtirent un caractère nettement impérial, malgré que, dans l’intervalle, une terrible crise fût survenue à laquelle l’unité de bien des États centralisés n’eût peut-être pas aussi bien résisté.

Que dit l’opinion, chez nous ? Elle continue de se mettre, sauf votre respect, le doigt dans l’œil. Ce jeu ne la lasse point. Tout le long de la guerre sud-africaine, elle a prédit la victoire finale des Boers et la désagrégation infaillible de l’empire. En même temps elle annonçait la faillite financière de l’Angleterre, ce qui était tout de même un peu risible quand on se rappelle le coût en argent et en hommes d’une entreprise fantaisiste comme la guerre de Crimée, laquelle finalement ne ruina personne. Il y a quelques années, la même opinion, toujours judicieuse quand il s’agit des choses britanniques, s’esclaffait à l’idée d’une Australie unifiée. Sir Henry Parkes n’était qu’un rêveur, et jamais… vous entendez bien, jamais, la Fédération ne se réaliserait. Par contre, l’Hindou attend, sans faute, le « Tsar blanc ». Oh ! il n’est pas pressé, parce que l’Angleterre a tout de même un peu amélioré sa situation, mais elle n’a pas conquis son cœur. Son cœur est tout entier au Tsar blanc ; on ne sait pas pourquoi, par exemple, et les Russes ne sont pas les derniers à rire de ce cliché qui a alimenté tant de chroniques occidentales. S’il leur fallait, un jour, conquérir l’Inde, ils compteraient sur les lances de leurs cosaques et non point sur les tendresses populaires. En quoi ils auraient raison.

Aujourd’hui une évolution rationnelle et inévitable est en train de s’accomplir sous nos yeux avec la lenteur inhérente à ce genre de phénomènes ; le rapprochement des diverses branches de la grande famille anglo-saxonne est un fait certain ; depuis longtemps, ceux qui connaissent les Américains autrement que pour avoir fait un tour de quelques semaines chez eux sans savoir leur histoire ni parler leur langue ont perçu les symptômes de ce rapprochement auquel les jeunes communautés australiennes prêtent une main propice. Mais notre presse ne veut rien entendre. Elle tire de menus faits qui surviennent des arguments en faveur de sa thèse favorite : l’antagonisme irréductible de l’Anglais et de l’Américain. Ils se détestent ! ils se jalousent. Cela a toujours été et cela sera toujours. Elle considère que c’est une affaire entendue.

Les « fruits mûrs », le « Tsar blanc », l’inimitié anglo-américaine ne sont que les formes diverses d’une même illusion, terriblement tenace puisque les démentis successifs des événements n’en viennent pas à bout. La France ne comprend point d’où vient la force anglo-saxonne et, en ignorant la source, elle est incapable d’en calculer les effets. Ce terme d’Anglo-Saxon a le don d’agacer certaines personnes, et de fait il est absurde. La Saxe ne vient là, au nom d’une ethnologie douteuse, que pour dérouter le bon sens. Mais si le nom est mal choisi, la chose veut être nommée, car elle existe. Un Anglais qui faisait de l’esprit à bon marché demandait récemment qu’on lui montrât un Anglo-Saxon, parce qu’il ignorait « comment c’était fait ». Il paraît que sir Wilfrid Laurier le sait, lui, car son français impeccable n’a pas reculé devant l’emploi fréquent de cette locution. Et je me demande comment traduire l’apostrophe significative qu’un ministre australien lançait naguère à une assemblée yankee, laquelle le couvrait d’applaudissements. « Vous et nous, disait-il, prendrons soin de faire de l’océan Pacifique a British lake » ; traduisez, si vous voulez : un lac britannique ; j’aime encore mieux « anglo-saxon » parce que le mot britannique, chez nous, s’applique à la nation plus souvent qu’à la race ; mais, encore une fois, qu’importerait le terme si l’on était d’accord sur sa signification ?

Et précisément on ne l’est pas. Les Français qui n’ont pas su voir que l’Angleterre, depuis cinquante ans, se fortifiait chaque jour, puis qu’un empire se formait autour d’elle, ne saisissent pas davantage la portée du mouvement anglo-saxon ; ils apercevront la construction lorsqu’on posera la clef de voûte. Ce sera la dernière étape de leur illusion. Eh quoi, direz-vous, faut-il donc admettre sans dispute le dogme de la supériorité anglo-saxonne ? Point du tout. Pour moi qui fus, je pense, des premiers à admirer la pédagogie de Thomas Arnold et d’Edward Thring et à donner à mon admiration une forme pratique, je me suis gardé d’employer ce mot déplacé. S’il y a des races inférieures, la supériorité, Dieu merci, n’appartient pas à une race unique, et la civilisation moderne progresse par la féconde émulation de plusieurs races qui ont, chacune, le droit de se réclamer de certaines supériorités. Un peuple peut atteindre très haut par d’autres méthodes ; les exemples en abondent. L’anglo-saxonisme ne représente pas la perfection, mais c’est une grande, une très grande force et, comme telle, on doit la connaître et la comprendre. Dans le monde d’à présent, il n’est pas raisonnable de laisser se fabriquer à côté de soi une dynamite nouvelle sans chercher à en surprendre la formule. Tant mieux si vous trouvez, à l’examen, qu’elle ne vaut pas celle dont vous faites usage.

C’est à quoi, pour ce qui concerne la dynamite anglo-saxonne, nous ne sommes point parvenus. Le mot malheureux de Napoléon pèse sur nous. En qualifiant de « marchands » des adversaires dont la sombre ténacité l’irritait, il a, pour un siècle, aiguillé notre jugement sur une fausse piste. Ni l’étude d’une longue histoire, sur laquelle sans doute l’empereur n’avait jamais réfléchi, ni le spectacle d’événements contemporains, assez précis pourtant et assez probants, n’ont réussi à nous ouvrir les yeux. Nous persistons à voir dans le souci de la richesse la pierre angulaire d’une civilisation qui repose, au contraire, sur une base essentiellement morale. Il est vrai que les succès commerciaux des Américains et des Australasiens venant après ceux des Anglais sont de nature à dissimuler au premier abord ce fait capital. Qui ne comprend pourtant que, par les appétits qu’elle excite, par les vices qu’elle développe, et surtout par les rivalités inévitables qu’elle attise, une vie matérielle trop intense serait de nature à désagréger les races et à diviser les empires bien plus qu’à les unifier et à les cimenter ? Ce raisonnement, nous le faisons, et c’est pourquoi nous ne cessons de prévoir et de prédire des catastrophes anglo-saxonnes qui n’arrivent jamais.

Quand donc, également éloignés de l’anglophobie puérile et de l’anglomanie morbide, reconnaîtrons-nous qu’il faut chercher le secret d’une grandeur indéniable dans l’accord des consciences ? D’un bout à l’autre de l’univers, sous des cieux opposés, parmi des humanités divergentes, tous ceux qui sont issus de la Grande-Bretagne regardent la vie morale sous le même angle ; l’angle est petit, soit, mais il est identique.

Et ainsi l’histoire de nos voisins d’outre-mer nous apprend à la fois que l’unité morale d’une race peut enfanter de grandes choses, et que cette unité ne s’obtient pas par la violence mais par la tolérance et la liberté.