Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 272-275).

LE CONTACT DE L’ARME


26 janvier 1906.

Au fond des difficultés que nous excellons, nous autres Français, à faire surgir sous nos propres pas, résident en général quelque principe mal interprété de science ou de philosophie, quelque idée abstraite mal appliquée. C’est ainsi qu’en matière religieuse, poursuivant la chimère théorique de la neutralité, nous ne parvenons pas à concevoir la tolérance qui en est la seule expression pratique. C’est ainsi que, dans notre désir d’atteindre à la justice parfaite laquelle est d’essence divine et passe même les limites de notre entendement, nous risquons souvent d’offenser l’équité qui est la justice imparfaite des sociétés humaines. C’est ainsi encore que, négligeant d’apercevoir sous son aspect final l’œuvre civilisatrice qui s’accomplit aux colonies, nous laissons les scrupules d’un sentimentalisme déplacé en ralentir l’élan fécond.

De même il apparaît que l’attachement passionné à la paix — attachement dont nous avons donné au monde des preuves récentes et méritoires — procède pour une large part de la notion que le contact de l’arme exerce sur l’homme une influence malfaisante. On sent l’opinion possédée à cet égard par une conviction sérieuse. Les raisonnables envisagent le fait de s’armer comme un mal inévitable ; on traiterait volontiers d’exaltés ceux qui continueraient d’y voir un signe de noblesse, un des privilèges par où l’homme se distingue de l’animal. Il y a là un problème psycho-physiologique qui vaudrait d’être creusé ; qu’on me permette de seulement l’esquisser ici.

Mais d’abord une distinction s’impose. L’arme dont nous parlons, c’est l’arme régulière, l’arme d’ordonnance, si l’on peut employer cette expression — l’épée, le fusil, le sabre, le pistolet… ce n’est pas l’arme improvisée des émeutes et des jacqueries ; ce n’est pas la faux, outil des moissons paisibles détourné de sa destination pour devenir un engin de meurtre ou de rapine. Ce ne sont pas la pierre ramassée sur la route ni le tisonnier de l’âtre ni la bouteille du cabaret dont, mus par la fureur homicide, se saisissent, soudainement, des bras irréfléchis. Ces armes-là s’affirment plus redoutables encore pour l’homme qui les manie que pour l’homme qu’elles atteignent ; elles le dégradent assurément.

En est-il de même de l’arme régulière, la vraie, celle qui ne ment pas à sa fonction ? Est-il exact qu’elle barbarise par le seul fait de constituer un agent de mort ou bien qu’elle apaise au contraire en éveillant chez qui la tient des sensations et des sentiments salutaires ? Voilà, en regard l’une de l’autre, les thèmes contradictoires sur lesquels on peut broder à l’infini, mais dont les deux idées maîtresses forment la base immuable de toute argumentation sur ce sujet. Remarquons que le premier repose sur un a priori ; il faudrait peut-être établir préalablement que le droit de vie ou de mort, si abondamment répandu dans la nature, constitue par lui-même un germe de barbarie. Beau sujet de discussion ; ce sont toutes les relations du monde matériel et du monde moral qu’il s’agirait d’élucider. Le procès n’est pas vidé et sans doute ne le sera jamais.

Nous ne nous risquerons point à y intervenir. Aussi bien un fait domine-t-il la question, un fait qu’ont pu constater sur eux-mêmes ou sur leurs semblables ceux auquel le goût des sports, les nécessités de la carrière ou les hasards de la vie ont donné occasion de s’armer ou de vivre au milieu de gens armés : c’est que la plupart du temps — et à part telle circonstance où se manifesterait par exemple un instinct personnel de vengeance — le contact de l’arme éveille plutôt chez l’homme d’aujourd’hui l’idée de la vie à défendre que celle de la mort à donner. Il n’en était pas ainsi autrefois mais nous ne nous occupons pas de ce qui se passait alors ; c’est l’effet produit sur un civilisé du vingtième siècle par le contact de son arme que nous cherchons à analyser.

En lui s’opère une sorte de mobilisation de muscles et d’impressions. Un appel de force résonne dans tout son être en même temps que passe une vision rapide du danger possible. Or ces notions sont essentielles pour l’espèce. Que deviendrait l’humanité privée de la conscience de sa force et soustraite à toute menace de danger ? Elle défaudrait et, très probablement, retomberait dans la nuit. C’était l’infériorité des âges barbares que ces notions dominassent trop exclusivement ; ce serait — nous le devinons — l’infériorité des âges ultra-civilisés qu’elles disparussent tout à fait. D’où viennent les satisfactions intimes, les voluptés — le mot n’est pas trop fort — que nous procure l’escrime ? J’en appelle à tous les escrimeurs, à ceux du moins qui, pratiquant leur art avec passion et en dehors de tout calcul social ou professionnel, l’ont analysé amoureusement. Ils savent bien que l’adversaire et sa pointe agissent sur eux comme un excitant nécessaire mais que la source de leur jouissance est surtout en eux-mêmes. Sensations de fierté, d’indépendance, de sécurité, le contact de l’arme leur a apporté tout cela ; il les a rehaussés à leurs propres yeux. En serait-il de même si l’effet dominant de ce contact était d’insuffler dans les artères le goût ou l’envie du sang d’autrui ? Beaucoup d’officiers sont d’avis qu’au régiment, l’arme est désormais le meilleur auxiliaire de l’instructeur : c’est à la corvée et non à l’exercice qu’ils redoutent les mauvaises têtes ; armé, le soldat devient plus sérieux, plus réfléchi, plus digne. Quand enfin le président Roosevelt, dans un discours récent, disait que, pour parler utilement de paix, rien ne vaut d’être muni d’une arme solide, il ne cédait pas assurément au désir — si étranger à son caractère — de ciseler un aphorisme original ; il proclamait un principe qui, erreur hier, est devenu vérité aujourd’hui. Ne pas confondre en effet avec le fameux Si vis pacem para bellum que les Allemands entendent de nos jours comme les Romains l’entendaient jadis, c’est-à-dire dans le sens de : « Soyez assez puissants pour que tout le monde vous craigne. » Le point de vue de Roosevelt est bien différent : « Sentez assez votre force, veut-il dire, pour que le désir de la paix soit en vous. » Pensée moderne dont le monde appréciera de mieux en mieux la hauteur et la justesse.

Ainsi du petit au grand, de la société de sport à la caserne, de l’individu à la masse, le contact de l’arme s’affirme comme quelque chose de bon et de sain pour la démocratie. Conclusion paradoxale, objecterez-vous. Eh ! mon Dieu, je vous le concède ; mais quand donc l’esprit français consentira-t-il à reconnaître que les sociétés sont le plus souvent bouleversées et conduites aux catastrophes par la logique pure et, qu’au cours de leur voyage cahotique, elles ne se reposent un peu que dans des oasis paradoxales ?