Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 56-59).

LA TRANSFORMATION
DE LA MÉDITERRANÉE


23 avril 1903.

Du jour où l’Angleterre, déjà établie à Gibraltar et à Malte, se fixa en Égypte, on put croire que la Méditerranée allait s’affirmer chaque jour davantage comme le théâtre permanent des querelles anglo-françaises. Les prétentions transversales de Jacques Bonhomme s’y heurtaient aux ambitions longitudinales de John Bull ; la ligne Gibraltar-Port-Saïd y coupait à angle droit la ligne Alger-Toulon : il semblait qu’il y eût là comme un symbole des rivalités obligatoires. Au cours du long crépuscule que venaient de traverser l’Espagne et l’Italie, les seules escadres de guerre qui eussent croisé en ces parages portaient le pavillon de France ou celui d’Angleterre ; on n’était point accoutumé d’y saluer d’autres couleurs ; par contre, chacun persistait à regarder la Méditerranée comme la grande route du commerce international, l’unique raccourci vers les Indes et l’Extrême-Orient.

La situation a changé du tout au tout. Aux côtés de la France se dresse aujourd’hui une Italie nouvelle dont la Triple Alliance a cessé d’immobiliser ou de drainer vers le Nord les forces renaissantes, dont les finances ne sont plus embarrassées, dans laquelle l’émigration s’atténue avec la pauvreté et qui s’apprête à chercher en Tripolitaine une facile revanche des échecs de l’Érythrée. La Grèce et l’Espagne qui, toutes deux, ont passé par la redoutable épreuve de la défaite sans que leurs institutions en aient paru ébranlées, voient s’ouvrir devant elles un avenir meilleur : la mer Egée s’hellénise à nouveau et il est bien probable que quelques portions de la côte marocaine sont destinées à s’hispaniser avant longtemps — ce seront là des dominations pacifiques dont l’Europe n’a rien à redouter. Tandis que le croissant ottoman, en son déclin mélancolique, figure une lune à son dernier quartier, la croix russe promène sur des flots jadis interdits une activité printanière ; avant peu, les aigles d’Allemagne paraîtront à leur tour et peut-être même les étoiles américaines prendront-elles l’habitude de briller, à l’occasion, dans les ports levantins. La Méditerranée devient un lac cosmopolite. La récente manifestation d’Alger atteste l’évidence de cette évolution : en même temps qu’une preuve flatteuse de notre prestige au dehors, il faut y voir l’indice d’un état de choses longtemps imprévu mais désormais certain.

La Méditerrannée sillonnée par des flottes si diverses, son importance commerciale ne saurait déchoir : elle a cessé seulement d’être exclusive — et c’est là un fait d’une haute portée. Des routes inattendues ont crevé la masse des continents, des chemins de fer auxquels on n’avait jamais songé vont traverser les montagnes revêches et les déserts terribles : l’Europe n’a plus besoin de se chercher des façades méditerranéennes ; il y en a d’autres. La Russie bâtit la sienne sur l’océan Pacifique en même temps que, d’un geste hardi, elle s’est procuré l’assurance d’une location à bail sur le golfe Persique ; que valent désormais à ses yeux les issues traditionnelles, mais étroites et difficultueuses, par le Bosphore ou l’Afghanistan ? Elle peut se contenter de les surveiller, d’y maintenir l’ordre : ce n’est plus par là que son sang va chercher à circuler. L’Allemagne, à son tour, a entrepris une curieuse tâche industrielle à travers le dédale ethnique de l’Asie Mineure et les sablonneuses solitudes de la Mésopotamie. Gardera-t-il son caractère allemand, ce réseau autour duquel s’agitent déjà tant de rivalités et de convoitises ? — Nul n’oserait le dire car toute l’habileté déployée par Guillaume ii à Constantinople et à Jérusalem, ne saurait enlever à l’action germanique dans cette partie du monde ce qu’elle a d’artificiel — et les annexions artificielles ont rarement de la durée. Mais, quels que soient les capitaux qui la construiront et les hommes d’affaires qui l’exploiteront, il n’est au pouvoir de personne de faire d’une telle voie la propriété d’un peuple quelconque et d’assurer à une seule nationalité le monopole de ses bénéfices.

Mêmes changements en Afrique qu’en Asie. Après de longs efforts, la race blanche était parvenue à encadrer l’énorme terre noire d’une timide ceinture de civilisation : le centre demeurait farouche, inconnu, inaccessible. Vers la fin du dix-neuvième siècle, la brise du soir chassa les nuées lourdes ; à l’aurore du vingtième, une claire géographie s’étant dessinée, les rives conquérantes se rapprochèrent, puis se rejoignirent à travers la masse continentale. L’Algérie tendit la main au Sénégal, le Cap allongea le bras vers l’Égypte ; au lieu de tenir les yeux obstinément fixés sur la mer libératrice, les riverains tournent leurs regards vers l’hinterland aux séduisantes promesses. Regardez la carte d’Afrique la plus récente : les conflits de l’avenir y sont déjà esquissés. Ils se concentrent autour de ce Congo belge qui ressemble au lot de bons terrains acheté prématurément par un capitaliste avisé spéculant sur la plus-value que les autres ne savent point deviner. Y est inscrite également l’immense croix de saint André que dessineront les locomotives internationales courant de Tombouctou à Zanzibar et de Capetown à Alexandrie.

Ainsi les barrières de la Mongolie, de l’Arabie et du Soudan se sont abaissées devant la persévérance de l’homme blanc. Quand la Culebra aura sauté et que la construction du tunnel des Andes aura pris fin, l’exploitation directe du monde par les grandes voies transversales se trouvera organisée : il ne sera plus nécessaire de s’attarder à suivre les méridiens pour avancer dans le sens de l’Équateur ; le génie humain aura tracé sur le globe des degrés de latitude tangibles, le long desquels s’opéreront les échanges rémunérateurs. La Méditerranée, précisément, se trouvait être une de ces routes par le travers dont la nature s’est montrée si peu prodigue ; sur toute l’étendue de la planète, il n’en est point une seconde qui puisse lui être comparée sous le rapport des avantages géographiques ; on conçoit qu’elle ait suscité des appétits gargantuesques, Celui de l’Angleterre fut le plus violent. Le long détour imposé à ses navires pour gagner l’Inde était stérile et coûteux ; la terre sud-africaine n’avait pas encore livré le secret de ses richesses ; on ignorait son or et ses diamants ; les plans d’un Cecil Rhodes eussent fait sourire ; une maigre agriculture attirait peu de passagers et la routine hollandaise était une médiocre cliente pour le marché britannique. Gibraltar fut fortifié, Malte aussi ; une diplomatie plus habile que scrupuleuse escamota Chypre, et le lion britannique fut installé aux portes du canal de Suez pour veiller sur le transit.

Il y eut, en ce temps-là, un péril anglais ; personne ne s’en inquiéta. On attendit qu’il fût passé pour s’en alarmer — comme font les enfants qui tremblent d’entendre le tonnerre après que l’éclair a détruit le danger. C’est maintenant qu’on nous parle de la mainmise de l’Angleterre sur la Méditerranée, maintenant que ses intérêts vitaux n’y sont plus concentrés et que, par contre, beaucoup de canons alliés ou adverses sont prêts à y parler toutes les langues ; c’est à l’assaut de cette Babel marine que nos voisins, gens pratiques, iraient dépenser leurs forces et leurs millions, quand l’Afrique est à eux et que les routes désirables leur sont ouvertes ?… Non, ce n’est point vraisemblable, ni possible. La paix méditerranéenne n’est plus menacée : un heureux cosmopolitisme y préserve un sage équilibre.