Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XIX

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Plon-Nourrit et Cie (p. 88-92).

ROOSEVELT ET TOLSTOÏ


5 septembre 1903.

La grande force du tolstoïsme, c’est de s’être manifesté à une époque où de nombreux croyants s’affligeaient d’avoir été conduits à délaisser la morale chrétienne et où les indifférents, de leur côté, éprouvaient la nécessité de combler le vide creusé en eux-mêmes par la laïcisation de leurs consciences. Les ouvrages du grand écrivain devaient plaire aux uns comme aux autres. Les premiers y trouvaient de sérieux encouragements à rallier le vieil évangile de la charité ; les seconds se sentaient éloquemment incités à adhérer au nouvel évangile de la solidarité : charité et solidarité ne sont, après tout, que des formes variables d’un même sentiment, le dévouement à l’humanité par amour de Dieu ou du devoir. Ainsi appuyé sur des aspirations généreuses d’origines différentes mais de tendances parallèles, le tolstoïsme se présentait comme l’instrument probable d’une pacifiante unification, comme le canal d’une féconde coopération entre les hommes de bonne volonté. Il ne péchait d’ailleurs par aucune précision gênante. La pensée slave l’avait entouré de tout le charme dont elle est coutumière et avait dressé autour de lui de séduisants mirages.

La plus puissante originalité de son architecture, c’est qu’elle se réclamait de la bonté et non point de la justice. Les cités futures dont on nous montre les plans successifs ne sont, en général, que des palais de justice agrandis. Les lignes sont rigides, les façades imposantes et il semble que, pour le proportionner plus parfaitement au reste, chaque détail ait été pesé au préalable dans la balance incorruptible de Thémis. Le citoyen le plus naïvement épris d’ordre et d’égalité ne peut se défendre de quelque inquiétude sceptique à l’idée qu’une humanité dont il sent se répercuter en lui-même les instincts complexes et l’irrémédiable mobilité, puisse jamais habiter de pareilles demeures. Et, si petite que soit la place qu’il réserve à la fantaisie dans son rêve phalanstérien, cette divine uniformité lui donne par avance une vague sensation d’insurmontable ennui.

La bonté est bien plus facile à vivre que la justice. Elle s’accommode d’édifices barbares et les transforme habilement. Le soleil la suit : un essaim d’agréables vertus l’accompagnent et la secondent. Avant même que d’avoir pu modifier les conditions d’existence des déshérités, elle saura les adoucir. Cette transformation d’ailleurs, s’opérant par ses soins sans brusquerie, sans violence, sera plus durable. Il est souvent malaisé d’être juste ; il est si facile d’être bon. La justice est faillible : la bonté ne saurait s’égarer. Voyez, le champ de la souffrance humaine est immense. Partout des misères à secourir, des larmes à sécher, des infortunes à réparer. Employez-vous à arrêter la guerre, à décourager le meurtre, à faire monter dans tous les yeux les larmes de la sainte pitié. Et surtout ne demandez pas aux malheureux quelle langue ils parlent, quelles opinions ils professent, quel Dieu reçoit leurs prières. Allez à eux simplement, comme faisait Jésus.

Comme faisait Jésus… c’est précisément l’idéal exposé par l’auteur d’In his steps, cet étrange roman transatlantique dont s’émurent là-bas des milliers d’âmes. Quiconque a étudié le moins du monde le grand cyclone mystique qui, maintenant sur son déclin, secoua si fortement, il y a trente et quarante ans, l’Ouest américain se rend compte que Tolstoï aurait pu naître à Omaha aussi bien qu’à Pétersbourg. Son apostolat n’eût changé que de forme ; l’auteur eût parlé davantage et moins écrit ; l’œuvre eût été plus violente et moins artiste ; mais aucune divergence essentielle n’aurait séparé la doctrine de la prairie de la doctrine de la steppe.

Ce n’est donc pas une opposition de race, comme on serait tenté de le croire au premier abord, qui a fait surgir en face du tolstoïsme le rooseveltisme. L’homme qu’on ignorait presque aux États-Unis il y a dix ans, et sur lequel aujourd’hui l’univers tient les yeux fixés, n’est ni un fougueux impérialiste, ni un effréné faiseur d’affaires. Les Européens en sont encore à classer le citoyen de la République américaine dans une de ces deux catégories. Guerre ou commerce, on n’admet pas qu’il puisse être épris d’un autre idéal. Si ce n’est pas la gloire de Manille et de Santiago qui lui monte au cerveau, c’est alors la passion du tout-puissant dollar qui l’affole ; point de milieu ! Conception qui n’est pas seulement erronée mais absurde.

Théodore Roosevelt est un lettré ; sa vie de rough-rider a été aussi pleine d’efforts cérébraux que d’efforts musculaires. Sa philosophie s’est formée, par une observation sagace et une forte réflexion, au contact successif de la civilisation compliquée et de la rudesse primitive. (Il est à remarquer que Tolstoï, de son côté, a senti le besoin de se rapprocher des humbles et des simples et de toucher à l’outil moins pour scruter le travailleur que pour se perfectionner soi-même. Le philosophe qui se tient sur les sommets de l’idée et n’en descend point ne peut plus exercer, de nos jours, aucune influence active sur la société.) À travers les discours et les écrits de Roosevelt, les événements contemporains les plus lointains montrent leur silhouette, tracée d’une main rapide mais ferme. On devine qu’il n’y en a point dont il n’ait recueilli les leçons et pesé les conséquences générales. Aussi sa parole est-elle vraiment une parole mondiale convenant à tous et propre à être méditée par certaines nations étrangères plus efficacement encore que par le peuple américain.

Or, parmi les nombreux et virils conseils que lui suggèrent son coup d’œil hardi, son raisonnement clair et son superbe dédain du convenu, il en est un qui domine et résume tous les autres. « Ne t’abandonne pas, dit-il à l’homme civilisé, ne dépose pas ton harnais de combat. » Ce n’est pas l’amour de la bataille qui l’incite à parler de la sorte. Encore qu’il oppose volontiers les « guerres justes » à celles qui ne le sont point et qu’il tende à exonérer les premières de tout reproche, le président est un pacifique, ami des arbitrages raisonnables et des solutions modérées. Mais il n’admet pas que l’humanité soit transformable jusqu’à méconnaître le rôle de la force matérielle et à jeter bas le code de l’honneur conventionnel. Il ne croit pas au progrès social réalisable par la seule vertu, au bien social issu de la seule bonté. La lutte lui apparaît comme un élément indispensable de perfectionnement pour notre nature imparfaite. Quelle éducation serait celle qui ne s’appliquerait qu’à enlever tout caillou de la route, à chasser tout souci, à donner le plus de bien-être possible, à atténuer, à adoucir, à faciliter ? Que vaudrait un garçon élevé de la sorte ? Pas plus qu’une nation sans arsenaux et sans soldats, sans volontés impérieuses et sans ambitions puissantes, sans passion et sans orgueil. Tout cela nous demeure nécessaire pour progresser ; nulle transformation n’est survenue qui permette aux aspirations de l’âme de supprimer les instincts du corps, à l’esprit d’oublier l’animal, à l’idée pure d’ignorer le fait brutal.

Tel est le duel géant qui s’engage et dont l’enjeu n’est pas moins que l’orientation de l’univers. Sans qu’ils l’aient voulu ni cherché, la pensée de Tolstoï et celle de Roosevelt se heurtent de front. Les hommes hésitent entre leur rêve humanitaire et leur pesante armure. Beaucoup parmi eux avaient cru que l’heure sonnait du grand changement tant désiré ; il leur semblait que de merveilleuses découvertes scientifiques et une longue période de paix devaient prédisposer les peuples à réaliser une meilleure répartition de la richesse. Et voici que le chef de la plus grande république du monde, de celle qui paraissait vouée le plus étroitement au double culte de la science et de la paix, reprend la vieille fanfare des âges de fer et proclame à nouveau la dure loi des contraintes armées. L’heure ne sonne donc pas !… la cité de fraternité recule vers des horizons plus lointains. Il faut encore se battre !