Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XVII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 79-83).

LE REDRESSEMENT DE L’AXE


10 août 1903.

Un incident récent s’est produit autour d’une statue ; c’est incroyable à combien d’incidents peut donner lieu, chez nous, le fait d’élever un monument à un homme notoirement illustre ; je dis notoirement car, s’il s’agit d’une célébrité discutable, la chose passe comme une lettre à la poste. Pierre Leroux, Étienne Marcel ou Armand Carrel se sont installés sur leurs piédestaux respectifs sans que personne y trouvât à redire ; mais pour Renan, Taine ou Jules Simon c’est une tout autre affaire : les différents « blocs » s’émeuvent aussitôt et se mettent à rouler sur les pentes de l’opinion, si j’ose employer cette métaphore hardie. La dernière victime d’un si fâcheux état d’esprit[1] s’est vu marchander les honneurs auxquels elle a droit, en considération d’une faute exceptionnellement grave : elle a manqué, en son vivant, au respect que tout Français et aussi — pour parler le langage actuel — tout « citoyen de l’humanité » doivent à notre sainte Révolution !

Il faut convenir que, de ce respect, les Français ne sont point avares ; mais il en va différemment des autres citoyens de l’humanité. Ceux-là professent en général sur ladite Révolution des opinions dont on ne se doute guère à Paris, ni même à Landerneau. Parbleu ! direz-vous, ces gens sont jaloux ; c’est la haine qui les étouffe. Mon Dieu, non ! Je n’ai jamais vu qu’on manifestât à l’étranger ni haine ni jalousie à l’égard de la Révolution, mais on a de son œuvre une conception qui ne saurait à aucun degré s’accorder avec la nôtre.

La nôtre est simpliste ; elle se résume en quelques lignes. Le monde allait de travers : le peuple français, d’un vigoureux coup d’épaule, en a redressé l’axe et, dans cette noble opération, il s’est meurtri et blessé pour le bien de tous. Un groupe de héros tragique se dévoua à l’entreprise ; une épopée surhumaine a répandu ensuite, aux quatre coins de l’Europe, les idées nouvelles d’émancipation, de justice et d’égalité. Une telle rénovation ne pouvait s’accomplir sans que des excès fussent commis et des intérêts individuels sacrifiés ; du moins le monde tourna-t-il ensuite autour d’un axe redressé. Voilà ce que j’ai appris au collège — et c’était chez les jésuites ! D’un bout du pays à l’autre, voilà ce qu’apprennent les écoliers dans les classes et les adultes aux cours du soir. Voilà ce que ressassent les discours de distributions de prix et les harangues de comices agricoles. C’est le leitmotiv de notre race, le refrain favori de l’orgueil national.

Deux Français ont osé, de nos jours, s’inscrire en faux contre cette conception de la Révolution : Le Play, qui avait observé sa patrie d’au-delà des frontières, et Taine, qui descendit dans les profondeurs du détail historique. Leurs conclusions, toutefois, ne sont point conformes à ce qui s’enseigne dans les écoles et collèges de l’étranger. En effet l’un et l’autre jugent qu’on a touché à l’axe du monde, mais plutôt pour le détériorer ; Taine en est à demi persuadé et Le Play, tout à fait certain. Les étrangers, eux, ne paraissent pas savoir en quoi consiste cet axe ni s’il existe, ou bien s’il n’y en a pas une demi-douzaine, de sorte que ce côté de la question leur demeure obscur. Ils pensent de l’ancien régime tout le mal que nous avons pris soin d’en dire, c’est-à-dire beaucoup plus que nous n’en pensions nous-mêmes et qu’il n’en exista en réalité. Ils considèrent ainsi que les destructions opérées par la Révolution sont explicables et que ses excès furent provoqués par des méfaits antérieurs. Quant aux reconstructions qu’elle réalisa, ils les regardent comme assez insignifiantes. Certains décrets de la Convention qui créèrent des établissements encore vivants et dont nous sommes fiers à juste titre ne leur paraissent pas suffisants à soutenir le bon renom d’une assemblée chargée par ailleurs de tant de crimes. La beauté des gestes de Marat, de Robespierre ou de Fouquier-Tinville leur échappe ; ils tiennent ces personnages pour d’ordinaires assassins ; mais surtout ils pensent que si Bonaparte consacra l’œuvre administrative de la Révolution, il en supprima totalement l’œuvre politique ; c’est là, il faut l’avouer, un point de vue difficilement contestable. Pourtant nous ne l’admettons pas et, par une de ces antithèses sentimentales qui charment nos esprits, nous avons fait de l’Empire la continuation de la République et de l’empereur le champion des idées libérales. D’ailleurs, en vrais héritiers des Romains, nous donnons le pas à l’administration sur la politique, de sorte que ces mêmes réformes, considérées par les étrangers comme accessoires, nous semblent avoir constitué la clef de voûte de l’ordre nouveau ; or cette clef de voûte tient encore !…

C’est ainsi que nous en sommes arrivés à estimer que la Révolution a réussi, alors qu’autour de nous on juge généralement qu’elle a échoué. La divergence est absolue. Elle s’étend plus loin encore. Non seulement nous sommes reconnaissants « aux grands ancêtres » de tout ce qui a pu s’accomplir de bon chez nous depuis cent ans mais, peu à peu, nous avons pris l’habitude de leur faire honneur de ce qui s’accomplit autre part. Leurs actes sont la source de toute lumière. La conscience humaine ? ils l’ont émancipée. Le gouvernement parlementaire ? on le leur doit. Les franchises municipales ? ils les ont inventées. Le droit des peuples ? ils l’ont proclamé et opposé au droit divin. — Que furent donc la Réforme et l’insurrection américaine ? des préambules sans importance. Eisenach et Philadelphie n’ont allumé que de pauvres feux dans la nuit ; à Paris, ce fut l’aurore. Et la grande Charte d’Angleterre ? et la Bulle d’or des Hongrois ? de simples petits parchemins préliminaires. Les cinq textes constitutionnels, d’ailleurs contradictoires, mis au jour par la Révolution, voilà d’où les sociétés modernes tirèrent leurs institutions… De là à conclure que nous avons opéré le redressement de l’axe mondial, il n’y a pas loin.

Cette croyance à l’axe redressé n’est pas une innocente manie, une sorte d’hommage quotidien rendu au Moloch révolutionnaire dont les lauriers victorieux nous dissimulent la face ensanglantée. C’est devenu une habitude d’esprit dont il est difficile de triompher. Depuis qu’il croit avoir touché à ce malheureux axe, le Français veut y toucher toujours. S’il énonce une idée, il tient pour acquis qu’elle va être applicable en tous lieux ; s’il conçoit une réforme, il lui attribue aussitôt une vertu universelle. Cela se fait en lui inconsciemment, sans qu’il le veuille ni s’en rende compte. La tendance à généraliser qui, dans le domaine littéraire, assure à son génie tant de vigueur et d’éclat, a passé malencontreusement dans celui des faits ; c’est ainsi qu’il perd si facilement contact avec la réalité nationale et se laisse entraîner à légiférer pour une humanité théorique laquelle pourrait exister partout, mais n’existe nulle part. Thiers, Lamartine, Napoléon III ont-ils gouverné autrement ? L’univers les préoccupait beaucoup plus qu’il n’a jamais préoccupé Louis XIV. Et ce ne sont pas seulement les grands hommes qui succombent à cette maladie, les très petits en sont atteints. M. Émile Combes et quelques-uns de ses cornacs accumuleraient moins de ruines autour d’eux s’ils n’étaient convaincus qu’ils améliorent la mécanique morale du globe et que les peuples à venir — Patagons et Thibétains aussi bien que Belges et Espagnols — leur devront une existence plus libre et plus heureuse. Ce n’est pas là de l’orgueil ordinaire, c’est une espèce d’orgueil français qui descend en droite ligne du rôle absurdement agrandi que nous attribuons à la Révolution.

La preuve en est que, pour mieux accentuer le relief de ces quelques années, nous laissons l’ombre se faire sur les siècles qui les précédèrent. L’hommage universel que nous réclamons pour les prétendus géants de cette triste époque, nous ne le souhaitons apparemment ni pour un Philippe-Auguste, ni pour un Louis IX, ni pour un Charles V, ni pour un Louis XI, ni pour un Henri IV. Les autres nations ont-elles donc produit à profusion des Sully, des Richelieu et des Colbert et, s’il faut absolument envisager notre histoire au point de vue de l’intérêt cosmopolite, de tels hommes n’ont-ils pas fait plus pour la cause du progrès général que Saint-Just ou Danton ?

Les petits écoliers de France reçoivent à cet égard un enseignement déformé. Tandis qu’en tous pays, les maîtres prennent soin d’exalter le sentiment national non seulement en magnifiant le rôle joué par la race mais en l’étendant le plus possible vers le passé lointain, les nôtres réservent toute la lumière pour la projeter sur la convulsion historique la plus récente, au détriment d’événements plus anciens et plus féconds ; ils collectionnent les hyperboles dont seraient dignes certains de nos héros oubliés pour louanger une pléiade énergique à coup sûr, mais criminelle aussi, et dont aucune unanimité n’est venue consacrer la renommée.

Étrange souci qu’explique seule l’erreur obstinée en laquelle nous vivons. Viendra le jour où l’Atlas révolutionnaire s’apercevra enfin qu’il a gaspillé beaucoup de force à soulever, pour en redresser l’axe, une boule… qui n’était pas le Monde.



  1. Taine.