Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 127-130).

L’ENTR’ACTE AUSTRALIEN


13 février 1904.

Il ne nous est pas du tout indifférent, à nous autres Français, que les Australiens perdent leur temps. Ils sont nos voisins et leur activité s’annonçait redoutable. Ce qui se dessinait aux Nouvelles-Hébrides et en Nouvelle-Calédonie présageait à l’Indo-Chine plus d’un souci à venir ; le prologue donnait un avant-goût de la pièce.

En somme, ils étaient, ces gens-là, de purs Anglo-Saxons jetés comme deux siècles plus tôt les passagers du Mayflower sur un continent lointain ; ils avaient en moins la lutte acharnée à soutenir contre une nature âpre et des peuplades énergiques ; ils avaient en plus la précieuse expérience de leurs aînés et la bienveillance d’une métropole assagie par la rébellion de sa fille aînée. Quelle apparence qu’ils pussent déserter les saines traditions, les robustes exemples que devait à tel point fortifier, à leurs yeux, la puissance actuelle des États-Unis ! Et comme l’on comprend le jeune orgueil qui gonflait leurs poitrines lorsque, voici une quinzaine d’années, ils songeaient, en admirant l’œuvre américaine, à la puissance future de l’Australie ! Un peu méprisants pour la vieille Europe qui d’ailleurs les ignorait de son mieux, c’est à travers le Pacifique qu’ils regardaient obstinément. En ce temps-là, sir Henry Parkes, le vieux leader, travaillait à édifier le gouvernement fédéral dans lequel on s’accordait à voir l’instrument certain de la prospérité prochaine, le parvis nécessaire des hautes destinées.

Ils l’ont, leur fédération, et le poétique drapeau qu’ils choisirent pour symbole de la nation naissante flotte sur les édifices publics et sur les navires de guerre. Mais on dirait que dans ses plis cet étendard ne contenait qu’une recrudescence d’utopie ; sa vue semble suggérer un dangereux farniente à une race déjà un peu amollie par le bien-être et par le rêve.

D’où est née l’utopie australienne ? C’est une question encore obscure. Les éléments nous font défaut pour la résoudre. Nos voyageurs pressés nous rapportent de là-bas de spirituelles pochades, de curieuses esquisses mais aucun d’eux n’a pris la peine et le temps de pénétrer l’âme australienne et de chercher le point de soudure qui y joint à la persistante énergie britannique une étrange paresse méridionale. L’utopie y règne depuis longtemps ; elle a fait tache d’huile ; ses progrès ininterrompus ont abouti au récent triomphe électoral dont les télégrammes nous ont transmis la nouvelle.

Il ne semble pas que le socialisme européen soit disposé à inscrire ce scrutin au crédit de ses doctrines. Est-ce simplement parce que l’éloignement est trop grand et que des relations intimes n’ont point eu le temps de se nouer entre les collectivistes de la grande Ourse et ceux de la Croix du Sud ? Ne serait-ce pas, plutôt, qu’une sorte d’instinct avertit les premiers de ne point trop compter sur les seconds, et de ne voir en eux que de faux frères ?… Cet instinct serait juste. La socialiste Australasie ne sera jamais la Mecque du socialisme ; cette terre est promise à l’individualisme comme le sont la plupart des terres anglo-saxonnes : à un individualisme très différent assurément de ce que nous avons jusqu’ici désigné par ce mot, mais encore plus différent du régime que préconisent autour de nous les néo-révolutionnaires.

En voulez-vous la preuve ? Examinez le détail des votes qui viennent de renouveler le Parlement fédéral australien et d’envoyer siéger au Sénat quatorze ouvriers au lieu de huit, — à la Chambre des députés vingt-deux au lieu de quinze : chiffres considérables pour des assemblées numériquement aussi restreintes. Les électeurs du Labour Party sont en grande majorité des hommes d’action et d’énergie, très indifférents aux théories, profondément indépendants, hostiles à la hiérarchie et à l’hérédité mais désireux de prospérité et de progrès. Bushmen, pionniers, mineurs, défricheurs, ils sont venus donner un coup d’épaule aux doctrinaires des villes, aux beaux parleurs qui visent, eux, l’assiette au beurre, dans sa parfaite simplicité. L’assiette au beurre est proche mais il y a peu de beurre et beaucoup d’appétits. Elle ne fournira au pays ni prospérité ni progrès. On croyait que les Bushmen étaient en voie de le comprendre ; mais, comme tous les Anglo-Saxons, ils évoluent lentement et irrémédiablement. Du jour où cette portion virile de la population s’apercevra de son erreur, elle rebroussera chemin sans hésitation ni chagrin ; ce ne sont point les belles théories qui la retiendront.

Et ce jour-là, l’Australie reprendra sa marche en avant. Elle retournera aux vieilles méthodes par lesquelles s’enrichissent les nations ; peu lui importeront le suffrage des femmes, la journée de huit heures et la semaine de six jours et demi ; elle ne s’inquiétera plus si les chemins de fer appartiennent à l’État ou si les tramways sont possédés par la municipalité ; elle éprouvera pour les capitalistes une sympathie intelligente au lieu de leur témoigner une inepte hostilité ; elle favorisera l’ascension de l’individu au lieu de la retarder et de la gêner. Regardant autour d’elle, elle se verra le centre du monde océanien, entouré de proies faciles, ayant à portée des douzaines d’archipels heureux propres aux industries humaines ; elle reprendra son rêve orgueilleux de domination australe et, sacrifiant l’égalité à la fortune et la justice sociale au commerce, elle jouira de voir ses flottes entreprenantes couvrir les flots de leurs sillons fertiles.

Sachons profiter de l’entr’acte. Il est plus long que nous n’aurions pu l’espérer. L’Australie oublie l’heure et s’égare en propos frivoles. Nous autres, soyons sérieux. Sans rien enlever à notre empire africain de la protection et de la sympathie auxquelles il a droit, pensons un peu plus à notre empire asiatique et à nos possessions océaniennes. Que les Nouvelles-Hébrides, que la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances deviennent les postes d’avant-garde d’une Indo-Chine encadrée par un Siam soumis et un Yunnan en pleine exploitation.

Mais ce n’est pas tout. Il importe que le prestige de la métropole vienne appuyer en ces lointains parages celui de ses colonies. Jusque l’année dernière, la France était considérée en Australie comme une puissance déclinante, vivant sur son passé et incapable d’un relèvement. Peut-être le sentiment de cette faiblesse entrait-il pour quelque chose dans la violence des revendications dirigées contre ses établissements du Pacifique. C’est toujours si tentant pour la vilaine humanité de prendre aux faibles !… Or aujourd’hui, tout est changé ; la démarche d’Édouard VII a retourné le sablier et le bruit des acclamations qui ont accueilli à Londres le président de la République est venu retentir jusque sur les rives du Murray et du Paramatta. Rien ne prouve mieux, soit dit en passant, la solidité des liens moraux qui unissent entre elles l’Angleterre et ses filles que la façon dont s’imposent, à Melbourne ou à Sydney, rapides et indiscutables, un geste du roi et une opinion de Londres.

Nous voici là-bas redevenus populaires ; le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie et même de simples voyageurs en ont fait récemment l’agréable expérience. Profitons-en. Devançant les nations d’Europe, entretenons auprès de la jeune Commonwealth un ministre résident et d’actifs consuls ; dirigeons sur ses universités des professeurs en renom et expédions à ses bibliothèques les meilleurs produits de notre science et de notre pensée. Que nos commerçants soient incités à chercher le long de ses rivages des débouchés rémunérateurs…

Et tout de même n’oublions pas l’Indo-Chine. Je voudrais que le même paquebot — comprenez-vous ? — embarquât des canons pour la baie d’Along et des conférenciers pour le détroit de Bass.