Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (2)

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 111-127).

II[1]

Paris, 7 avril 1837.

Encore un jour et je pars. Libre enfin de mille liens, plus chimériques que réels, dont l’homme laisse si puérilement enchaîner sa volonté, je pars pour des pays inconnus qu’habitent depuis longtemps mon désir et mon espérance.

Comme l’oiseau qui vient de briser les barreaux de son étroite prison, la fantaisie secoue ses ailes alourdies, et la voilà prenant son vol à travers l’espace. Heureux ! cent fois heureux, le voyageur ! Heureux celui qui ne repasse point dans les mêmes sentiers, et dont le pied ne pose pas deux fois dans la même empreinte. Traversant les réalités sans s’arrêter jamais, il ne voit les choses que comme elles paraissent, et les hommes que comme ils se montrent. Heureux qui, serrant la main d’un ami, sait la quitter avant de la sentir se glacer dans la sienne, et qui n’attend pas le jour où le regard brûlant de la femme aimée se posera sur lui avec une placide indifférence. Heureux enfin qui sait briser avec les choses avant d’être brisé par elles !

C’est à l’artiste surtout qu’il convient de dresser sa tente pour une heure, et de ne se bâtir nulle part de demeure solide. N’est-il pas toujours étranger parmi les hommes ? sa patrie n’est-elle pas ailleurs ? Quoi qu’il fasse, où qu’il aille, partout, il se sent exilé. Il lui semble qu’il a connu un ciel plus pur, un soleil plus chaud, des êtres meilleurs. Que peut-il donc faire pour tromper ses vagues tristesses et ses regrets indéterminés ? Il faut qu’il chante et qu’il passe, qu’il traverse la foule en lui jetant sa pensée, sans s’inquiéter où elle va tomber, sans écouter de quelles clameurs on l’étouffe, sans regarder de quels lauriers dérisoires on la couvre. Triste et grande destinée que celle de l’artiste ! Il naît marqué d’un sceau de prédestination. Il ne choisit point sa vocation, sa vocation s’empare de lui et l’entraîne. Quelles que soient les circonstances contraires, les oppositions de la famille, du monde, les sombres étreintes de la misère, les obstacles en apparence insurmontables, sa volonté, toujours debout, reste invariablement tournée vers le pôle ; et le pôle, pour lui, c’est l’art, c’est la reproduction sensible de ce qu’il y a de mystérieusement divin dans l’homme et dans la création. — L’artiste vit solitaire. Si les événements le jettent au sein de la société, il crée à son âme, au milieu de ces bruits discordants, une solitude impénétrable dans laquelle nulle voix humaine n’a plus accès. La vanité, l’ambition, la cupidité, la jalousie, l’amour même, toutes les passions qui remuent les hommes, restent en dehors du cercle magique qu’il a tracé autour de sa pensée. Là, retiré comme en un sanctuaire, il contemple, il adore le type idéal que toute sa vie tendra à reproduire. Là lui apparaissent des formes divines, insaisissables, des couleurs telles que les plus belles fleurs dans l’éclat du printemps n’en offrirent jamais à ses regards ; il entend l’harmonie éternelle dont la cadence régit les mondes, et toutes les voix de la création s’unissent pour lui dans un merveilleux concert. Alors une fièvre ardente le saisit, son sang court impétueusement dans ses veines, et jette à son cerveau mille pensées dévorantes, auxquelles il ne peut se soustraire que par le saint labeur de l’art. Il se sent en proie à un mal innommé ; une force inconnue le presse de manifester par des paroles, des couleurs ou des sons, cet idéal qui s’est emparé de lui et qui lui fait souffrir une soif de désir, un tourment de possession tel qu’aucun homme n’en a jamais ressenti pour l’objet d’une passion réelle. Mais son œuvre terminée, alors même que le monde entier y acclamerait avec enthousiasme, lui-même reste à demi satisfait, mécontent, et la briserait peut-être, si une nouvelle apparition ne détournait ses regards de la chose accomplie, pour le jeter de nouveau dans ces extases célestes et douloureuses qui font de sa vie la perpétuelle poursuite d’un but jamais atteint, le continuel effort de l’intelligence, pour s’élever à la réalisation de ce qu’il conçoit aux heures privilégiées où l’éternelle beauté se montre à lui sans nuages.

L’artiste vit aujourd’hui en dehors de la communauté sociale ; car l’élément poétique c’est-à-dire l’élément religieux de l’humanité, a disparu des gouvernements modernes. Qu’auraient-ils à faire d’un artiste ou d’un poète, ceux qui croient résoudre le problème de la félicité humaine par l’extension de quelques privilèges, par l’accroissement illimité de l’industrie et de l’égoïste bien-être ? Que leur importent ces hommes, inutiles à la machine gouvernementale, qui vont par le monde ranimant la flamme sacrée des nobles sentiments et des exaltations sublimes, et satisfont par leurs œuvres au besoin indéfini de beauté et de grandeur qui repose plus ou moins étouffé au fond de toutes les âmes ? Les beaux temps ne sont plus où l’art étendait ses rameaux fleuris sur la Grèce entière et s’enivrait de ses parfums. Alors tout citoyen était artiste, car tous, législateurs, guerriers, philosophes, étaient préoccupés de l’idée du beau moral, intellectuel et physique. Le sublime n’étonnait personne, et les grandes actions étaient aussi fréquentes que les grandes œuvres qui tout à la fois les reproduisaient et les inspiraient. L’art puissant et austère du moyen âge qui bâtissait des cathédrales et y appelait, au son de l’orgue, les populations charmées, s’est éteint avec la foi qui le vivifiait. Aujourd’hui le lien sympathique est rompu, qui, unissant l’art et la société, donnait à l’un la force et l’éclat, à l’autre ces divers tressaillements qui enfantent les grandes choses.

L’art social n’est plus et n’est pas encore. Aussi que voyons-nous le plus habituellement de nos jours ? Des statuaires ? non, des fabricants de statues. Des peintres ? non, des fabricants de tableaux. Des musiciens ? non, des fabricants de musique ; partout des artisans enfin, nulle part des artistes. Et c’est encore là une souffrance cruelle pour celui qui est né avec l’orgueil et l’indépendance sauvage des vrais enfants de l’art. Il voit autour de lui la tourbe de ceux qui fabriquent, attentifs aux caprices du vulgaire, assidus à complaire à la fantaisie des riches inintelligents, obéissant au moindre signe, si empressés à baisser la tête et à se courber qu’ils semblent ne se croire jamais assez près de la terre ! Il lui faut les accepter comme ses frères, et voir la foule les confondre avec lui dans la même appréciation grossière, dans la même admiration puérile, hébétée. Et que l’on ne dise pas que ce sont là des souffrances de vanité et d’amour-propre. Non, non, vous le savez bien, vous, si haut placé qu’aucune rivalité ne peut vous atteindre. Les larmes amères qui tombent parfois de nos paupières, ce sont celles de l’adorateur du vrai Dieu qui voit son temple envahi par les idoles, et le peuple stupide pliant les genoux devant ces divinités de boue et de pierre, abandonner pour elles l’autel de la Madone et le culte du Dieu vivant.

Peut-être allez-vous me trouver bien sombre aujourd’hui ; peut-être le chant du rossignol a-t-il marqué pour vous le passage d’une nuit délicieuse à un jour splendide ; peut-être vous êtes-vous assoupie sous les lilas en fleurs, et avez-vous rêvé d’un bel ange aux cheveux blonds, qui, à votre réveil, s’est trouvé souriant à vos côtés sous les traits de votre fille chérie ; peut-être votre impétueux andalou, frémissant sous la main qui le dompte, vous a-t-il fait franchir en quelques secondes la distance qui vous sépare de votre meilleur ami ; peut-être et sûrement avez-vous rencontré sur votre passage les regards d’un malheureux auquel vous avez fait bénir la Providence. Moi, je viens de vivre six mois d’une vie de luttes mesquines et d’efforts presque stériles. Je viens d’exposer volontairement mon cœur d’artiste à tous les froissements de l’existence sociale ; je viens de supporter jour par jour, heure par heure, les tortures sourdes de ce malentendu perpétuel qui semble devoir, bien longtemps encore, subsister entre le public et l’artiste.

Le musicien est sans contredit le plus mal partagé de tous dans ce genre de rapports. Retiré dans son cabinet ou dans son atelier, le poète, le peintre ou le statuaire accomplit la tâche qu’il s’est donnée, et trouve, son œuvre faite, des libraires pour la répandre, des musées pour l’exposer ; point d’intermédiaire entre lui et ses juges ; tandis que le compositeur est nécessairement forcé de recourir à des interprètes incapables ou indifférents qui lui font subir l’épreuve d’une traduction souvent littérale, il est vrai, mais qui ne rend que bien imparfaitement la pensée de l’œuvre et le génie de l’auteur. Ou bien, si le musicien est lui-même exécutant, pour quelques rares occasions où il sera compris, combien de fois lui faudra-t-il prostituer à un auditoire froid et railleur ses émotions les plus intimes, jeter pour ainsi dire son âme au dehors, afin d’arracher quelques applaudissements à la foule distraite ! Encore est-ce à grand’peine si la flamme de son enthousiasme reflète quelque pâle lueur sur ces fronts glacés, allume quelques étincelles dans ces cœurs vides d’amour et de sympathie.

Moins qu’un autre, m’a-t-on dit souvent, j’ai le droit d’exprimer de pareilles plaintes puisque dès mon enfance le succès a de beaucoup dépassé et mon talent et mes désirs ; mais c’est précisément au bruit des applaudissements que j’ai pu tristement me convaincre que c’était à un hasard inexplicable de la mode, à l’autorité d’un grand nom, à une certaine énergie d’exécution, bien plus qu’au sentiment du vrai et du beau, qu’était dus la plupart des succès. Les exemples abondent et surabondent. — Étant enfant, je m’amusais souvent à une espièglerie d’écolier dont mes auditeurs ne manquaient jamais d’être dupes. Je jouais le même morceau, en le donnant tantôt comme de Beethoven, tantôt comme de Czerny, tantôt comme de moi. Le jour où je passais pour en être l’auteur, j’avais un succès de protection et d’encouragement : « Ce n’était vraiment pas mal pour mon âge ! » Le jour où je le jouais sous le nom de Czerny, je n’étais pas écouté ; mais lorsque je le jouais comme étant de Beethoven, je m’assurais infailliblement les bravos de toute l’assemblée. Le nom de Beethoven me rappelle un autre incident, plus récent, qui ne confirme que trop mes notions sur la capacité artistique du dilettanti. Vous savez que depuis nombre d’années l’orchestre du Conservatoire a entrepris d’imposer au public ses symphonies. Aujourd’hui, sa gloire est consacrée ; les plus ignares entre les ignares se mettent à l’abri derrière le nom colossal, et l’envie impuissante s’en sert déjà comme d’une massue pour écraser tous ceux qui, parmi les contemporains, paraissent élever la tête. Voulant essayer de compléter la pensée du Conservatoire (bien imparfaitement car le temps m’a manqué), je consacrai cet hiver plusieurs séances de musique presque exclusivement à l’exécution des duos, trios et quintetti de Beethoven. J’étais à peu près sûr d’ennuyer ; mais j’étais certain aussi qu’on n’oserait rien en dire. Effectivement, il y eut de brillantes manifestations d’enthousiasme ; l’on aurait pu facilement s’y tromper, et croire la foule subjuguée par la puissance du génie ; mais à l’une des dernières séances, une interversion dans l’ordre mit fin à cette erreur. Sans prévenir, on joua un trio de Pixis au lieu et place de celui de Beethoven. Les bravos furent plus nombreux, plus éclatants que jamais, et lorsque le trio de Beethoven prit la place marquée pour celui de Pixis, on le trouva froid, médiocre, ennuyeux même, à ce point que beaucoup de gens s’en furent, déclarant fort impertinent à M. Pixis de se faire entendre à un auditoire qui venait d’admirer les chefs-d’œuvre du grand maître. Je suis loin d’inférer de ce que je vous raconte là qu’on ait eu tort d’applaudir le trio de Pixis ; mais lui-même ne pourrait recevoir sans sourire de pitié les bravos d’un public capable de confondre deux compositions et deux styles aussi complètement différents, car, à coup sûr, les gens qui tombent dans une pareille méprise sont totalement inaptes à apprécier les véritables beautés de ses œuvres. Oh ! s’écriait Gœthe, qui pourtant, suivant les notions vulgaires, jouit plus qu’aucun autre de sa gloire, qui fut le poète heureux de son siècle, salué roi par ses contemporains, « Oh ! ne me parle pas de cette foule bigarrée dont l’aspect seul peut faire disparaître notre enthousiasme. Cache-moi ce tourbillon du peuple qui peut nous entraîner contre notre volonté, au milieu du torrent. Conduis-moi dans une de ces retraites paisibles, là où fleurit la vraie joie du poète, là où l’amitié et l’amour, envoyés par la main de Dieu, répandent leurs bénédictions sur notre cœur. »

Il est de fait qu’aujourd’hui une certaine éducation musicale est le partage du plus petit nombre. La majorité ignore les premiers éléments de la musique, et rien n’est plus rare, même dans les classes élevées de la société, que l’étude sérieuse des maîtres. On se borne la plupart du temps à entendre de loin en loin et sans choix, parmi quelques belles œuvres, une foule de choses pitoyables qui faussent le goût et habituent l’oreille aux plus mesquines pauvretés. Contrairement au poète qui parle la langue de tous, et s’adresse d’ailleurs à des hommes dont l’esprit s’est plus ou moins formé par l’étude obligée des classiques, le musicien parle une langue mystérieuse qui demanderait pour être comprise un travail spécial, ou tout au moins une longue habitude ; il a aussi ce désavantage sur le peintre et le statuaire, que ceux-ci s’adressent au sentiment de la forme, bien plus général que la compréhension intime de la nature et le sentiment de l’infini, qui sont l’essence même de la musique. Est-il une amélioration possible à cet état de choses ? Je le crois et je crois aussi que nous y tendons de toutes parts. On ne cesse de répéter que nous vivons à une époque de transition ; cela est vrai de la musique plus que de quoi que ce soit. Il est triste sans doute de naître dans ces temps de labeurs ingrats où celui qui sème ne récolte pas, où celui qui amasse ne jouit pas, où celui qui conçoit des pensées de salut ne doit point les voir se vivifier et, pareil à la femme qui meurt dans le travail de l’enfantement, les lègue faibles et nues encore à la génération qui foulera sa tombe. Mais pour ceux qui ont foi, qu’importent les longs jours d’attente ?

Parmi toutes les améliorations que je rêve dans mon rêvoir, il en est une dont l’extension sera facile, et dont l’idée se présenta à mon esprit il y a peu de jours, lorsque, me promenant silencieusement dans les galeries du Louvre, je contemplais tour à tour la profonde poésie du pinceau de Scheffer, la couleur splendide de Delacroix, les lignes pures de Flandrin et de Lehmann, la nature vigoureuse de Brascassat ; pourquoi, me disais-je, la musique n’est-elle pas conviée à ces fêtes annuelles ? Pourquoi ces vastes salles du Louvre restent-elles muettes ? Pourquoi les compositeurs ne viennent-ils pas y apporter, comme les peintres, leurs frères, la plus belle gerbe de leur moisson ? Pourquoi sous l’invocation du Christ de Scheffer, de la Sainte-Cécile de Delaroche, Meyerbeer, Halévy, Berlioz, Onslow, Chopin, et d’autres plus ignorés, qui attendent impatiemment leur jour et leur place au soleil, ne feraient-ils pas entendre dans cette enceinte solennelle des symphonies, des chœurs, des compositions de tout genre qui restent enfouies dans les portefeuilles, faute de moyens d’exécution ?

Les théâtres, qui d’ailleurs ne représentent qu’une face de l’art, sont entre les mains d’administrateurs qui n’ont et ne peuvent pas avoir l’art pour but. Forcés de viser au succès, sous peine de ruine, ils repoussent les noms obscurs et les œuvres sévères. La salle du Conservatoire ne s’ouvre qu’à un public très restreint, et son orchestre suffit à peine à l’exécution des grands maîtres. Ne serait-il donc pas urgent que le gouvernement comblât cette lacune, en consacrant un orchestre et des chœurs habiles à l’exécution des œuvres modernes choisies par un jury spécial. Le public appelé durant plusieurs mois à l’audition de cette musique d’élite, se formerait le goût, et les jeunes artistes de talent seraient assurés de ne pas demeurer dans l’obscurité et l’oubli où les repoussent les innombrables obstacles qui s’élèvent sans cesse entre eux et la publicité. Certes, en prêtant ainsi son appui à l’art musical, en accordant aux musiciens ce qu’il accorde aux peintres, le gouvernement ferait une chose éminemment nationale, et qui mérite peut-être autant son attention que maint grave débat des Chambres, que mainte grave querelle du ministère. — La Convention, aux jours de la Terreur, n’a pas dédaigné de fonder le Conservatoire.

Mais je m’aperçois que je fais comme les dévots timides à confesse, qui réservent pour la fin de la confession ce qui leur coûte le plus à dire. J’ai reculé jusqu’ici à vous parler d’un débat musical dont on s’est beaucoup trop occupé, puisqu’il vous importune jusque dans votre solitude, et que, vous aussi, vous me demandez l’explication de la chose du monde la plus simple à son origine, mais devenue, à force de commentaires, la plus incompréhensible pour le public ; à force d’interprétations, la plus pénible et la plus irritante pour moi ; je veux parler de ce qu’il a plu à quelques-uns d’appeler ma rivalité avec M. Thalberg[2].

Vous savez que lorsque je quittai Genève, au commencement de l’hiver dernier, je ne connaissais point M. Thalberg ; sa célébrité même n’avait que bien faiblement retenti jusqu’à nous ; les échos de Faulhorn et du Saint-Gothard ont bien autre chose à faire vraiment qu’à répéter nos pauvres petits noms d’un jour ou qui semblent avoir retenu les premières paroles de la création ! À mon arrivée à Paris, il n’était question dans le monde musical que d’un pianiste tel que l’on n’en avait jamais ouï, qui devait être le régénérateur de l’art, et tout à la fois, comme exécutant et comme compositeur, ouvrait une voie nouvelle où nous devions tous nous efforcer de le suivre.

Vous qui m’avez vu sans cesse prêter l’oreille au moindre bruit et voler de toutes mes sympathies au devant de chaque progrès, vous devez penser si mon âme tressaillait à l’espoir d’une grande et forte impulsion donnée à toute la génération de pianistes contemporains ; je n’étais mis en défiance que par une seule chose : c’était la promptitude avec laquelle les sectateurs du nouveau Messie oubliaient ou rejetaient ce qui l’avait précédé.

J’augurais moins bien, je l’avoue, des compositions de M. Thalberg, en les entendant vanter d’une manière aussi absolue par des gens qui semblaient dire que tout ce qui avait paru avant lui, Hummel, Moschelès, Kalkbrenner, Bertini, Chopin, par le fait seul de sa venue, étaient rejetés dans le néant. Enfin j’étais impatient de voir et de connaître par moi-même des œuvres si neuves, si profondes qui devaient me révéler un homme de génie. Je m’enfermai toute une matinée pour les étudier consciencieusement. Le résultat de cette étude fut diamétralement opposé à ce que j’attendais ; et je ne fus surpris que d’une chose, c’est de l’effet universel produit par des compositions aussi creuses et aussi médiocres. J’en conclus qu’il fallait que le talent d’exécution de l’auteur fût prodigieux, et mon opinion ainsi formulée, je l’exprimai dans la Gazette musicale[3] sans autre intention perverse que celle de faire ce que j’avais fait en mainte occasion : dire mon avis, bon ou mauvais, sur les morceaux de piano que je prends la peine d’examiner. Je n’avais assurément pas l’intention, en cette circonstance plus qu’en d’autres, de gourmander ou de régenter l’opinion publique ; je suis loin de m’attribuer un droit aussi impertinent ; mais je crus pouvoir, sans inconvénient aucun, dire que si c’était là l’école nouvelle, je n’étais pas de l’école nouvelle ; que si telle était la direction que prenait M. Thalberg, je n’ambitionnais guère de marcher dans la même voie, et qu’enfin je ne croyais pas qu’il y eût dans sa pensée un germe d’avenir que d’autres dussent s’efforcer de cultiver. Ce que j’ai dit là, je l’ai dit à regret, et, pour ainsi dire, contraint par le public, qui avait pris à tâche de nous poser l’un auprès de l’autre, et de nous représenter comme courant dans la même arène, et nous disputant la même couronne, peut-être aussi le besoin inné chez les hommes d’une certaine organisation de réagir contre l’injustice et de protester, même dans les occasions les plus minimes, contre l’erreur ou la mauvaise foi, m’a-t-il poussé à prendre la plume, et à dire sincèrement mon opinion. Après l’avoir dite au public, je la dis à l’auteur lui-même lorsque plus tard nous vînmes à nous rencontrer[4]. Je me plus à rendre hautement justice à son talent d’exécution, et il parut mieux comprendre que d’autres ce qu’il y avait de loyal et de franc dans ma conduite. On nous proclama alors réconciliés, et ce fut un nouveau thème tout aussi longuement et aussi stupidement varié que l’avait été celui de notre inimitié. En réalité il n’y avait ni inimitié ni réconciliation. De ce qu’un artiste n’accorde pas à un autre une valeur artistique que la foule lui semble avoir exagérée, sont-ils nécessairement ennemis ? Sont-ils réconciliés parce qu’en dehors des questions d’art ils s’apprécient et s’estiment mutuellement ?

Vous comprendrez combien ces perpétuelles interprétations de mes paroles et de mes actes en cette occasion m’ont été pénibles.

En écrivant ces quelques lignes sur les compositions de M. Thalberg, je prévoyais bien une partie des indignations que j’allais soulever, des orages qui s’amasseraient sur ma tête ; pourtant, je le confesse, je croyais que mille antécédents me mettraient complètement à l’abri de l’odieux soupçon d’envie ; je croyais, ô sainte simplicité ! me direz-vous, que la vérité devait et pouvait toujours se dire, et qu’en toute circonstance, même dans la circonstance en apparence la plus insignifiante, un artiste ne devait point trahir sa pensée par un prudent calcul d’intérêt personnel. L’expérience m’a éclairé mais elle ne me profitera pas. Je ne suis malheureusement pas de ces natures émollientes dont parle le marquis de Mirabeau, et j’aime la vérité beaucoup plus que je ne m’aime moi-même. D’ailleurs, parmi les raboteuses leçons qu’on ne m’a pas épargnées, j’ai reçu de petits soufflets si gracieux, si adorables, que je serais bien tenté d’encourir de nouveau semblable punition. Des soufflets de femme ! que dis-je ? Des soufflets de muse, cela fait si peu de mal, cela est si doux à recevoir, que l’on se met à genoux, et que l’on dit : Encore ! Des leçons de convenances et de modestie données par l’ex-muse de la patrie, cela n’a pas de prix, et au fond, j’en suis bien sûr, il n’est personne qui ne m’envie.

Mais en vérité je suis honteux de vous parler si longtemps de ces puérilités : oublions ces dernières rumeurs d’un monde où l’air viable manque encore à l’artiste. Il est quelque part, bien loin, dans un pays que je connais, une source limpide, qui abreuve avec amour les racines d’un palmier solitaire ; le palmier étend ses rameaux au-dessus de la source, et la garde à l’abri des rayons du soleil. Je veux boire à cette source ; je veux me reposer sous cette ombre, touchant emblème de ces saintes et indestructibles affections qui tiennent lieu de tout sur la terre, et qui sans doute refleurissent au ciel.


  1. « L’insertion de cette lettre a été retardée par l’abondance des matières », dit la Gazette musicale, en la publiant le 16 juillet 1837.
  2. Sigismond Thalberg, pianiste compositeur (1812-1871).
  3. Le 8 janvier 1837.
  4. À un concert de bienfaisance, donné sous les auspices de la princesse Belgiojoso, et auquel Liszt et Thalberg prirent part ensemble.