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Pallida mors

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Pallida mors
À Monsieur Victor Hugo
s. n..


PALLIDA MORS.


L’orgue livrait son âme à la voûte sonore,
L’Agnus au chant divin montait vers le Seigneur,
Et la foule, implorant celui que tout adore,
Sur l’autel attendait le corps de son Sauveur.
Cependant, au moment de ce grand sacrifice,
Mon cœur fut détourné, je m’en accuse, hélas !
Et ma pensée allait vers un autre supplice,
Vers une autre victime où se tendaient mes bras.

Et je ne pus songer qu’à ces douleurs des pères
À qui le Ciel ravit leur plus aimé trésor,
Qu’aux enfants arrachés aux baisers de leurs mères,
À ta fille surtout, ô mon pauvre Victor !
Toujours devant mes yeux flottait cette jeune ombre,
Qui tenait en ses mains le signe du chrétien,
S’avançant radieuse, et puis par instants sombre,
Souriant à son sort, mais pleurant sur le tien.
Alors je me souvins que dans des chants sublimes,
Tu lui joignais les mains, tu pliais ses genoux,
Et de la pâle mort lui montrant les abîmes,
Tu lui recommandais la prière pour tous……
Quelques jours ont passé sur la jeune mortelle
Qui devait de ses pleurs consoler les tombeaux !
Écoutez ce murmure, écoutez ces sanglots…
C’est nous tous qui prions pour elle !

La prière fervente ouvre les cieux fermés,
Et fait voir près de Dieu les martyrs de la terre ;
Elle amène vers nous tous ces êtres aimés
Qu’enleva de nos bras l’implacable mystère :
C’est par elle, sans doute, en ce temple, aujourd’hui,
Que l’ombre de ta fille, un moment attirée,
Errait autour de moi dans l’enceinte sacrée,
Et me montrait son père, et me parlait de lui.
Mais moi, l’esprit rempli des choses de la vie,
Je l’entretins de tout ce qu’on aime ici-bas,

Des vrais biens qu’on dédaigne et des faux qu’on envie,
Et de tout ce que, morte, elle ne verrait pas !
Rempli de l’humaine pensée,
Sans voir ses divines lueurs,
Et la palme en ses mains placée,
Je lui disais avec des pleurs :
« Tu ne verras pas sur le monde
» Monter le soleil radieux,
» Ni la vive couleur des cieux
» Réfléchie au cristal de l’onde ;
» Tu ne verras pas nos forêts,
» Ni les fleurs sur l’herbe odorante,
» Ni la moisson blonde et flottante
» Qu’agite le vent des guérets. —

» Je verrai sans ombre et sans voiles
» L’œuvre immense du Créateur ;
» Avec les anges du Seigneur,
» Je visiterai les étoiles. —

» Dans le fruit d’un hymen heureux,
» Tu ne verras pas, jeune femme,
» Passer ton esprit et ton âme
» Sur un front pur, dans deux beaux yeux. —

» Hélas ! je ne saurais m’en plaindre,
» Car aussi je ne verrai pas

» L’enfant de mon amour s’éteindre,
» Avant l’heure, loin de mes bras.
» Va, de tous les biens de la terre,
» J’ai pris ce qu’elle a de meilleur :
» La sainte amitié d’une mère,
» Et le tendre regard d’un père
» Pressant sa fille sur son cœur. —

» Mais ce père ! —

» Mais ce père ! —Oh ! je sais, il pleure ;
» Sa douleur est mon seul effroi,
» Car rien ne manque à ma demeure,
» Et ses chants viennent jusqu’à moi.
» Il comprend la vie éternelle
» Où plus tard je l’introduirai ;
» Je crois la promesse immortelle,
» Je l’entends et le reverrai. »

Disant ces mots, cette jeune ombre,
Comme un rêve s’évanouit ;
Le temple était devenu sombre,
Le silence augmentait la nuit ;
La croix régnait sur cet empire,
Et le tendre agneau, sous ses pieds,
Avec douceur semblait sourire
À tous ces fronts humiliés :


Et je recueillais ces paroles,
Les yeux attachés en ce lieu,
Sur ces magnifiques symboles
De la mort d’un fils et d’un Dieu,
Sur la croix que dans la poussière
Releva le divin amour,
Et d’où s’élança la lumière,
Aube éclatante du vrai jour.

Ainsi de nous, ô mon poète !
Pauvre père crucifié,
L’agneau pur a payé ta dette,
Ce malheur a tout expié.
Quand les pleurs auront sur la pierre
Coulé long-temps silencieux,
Relève ton front, ô mon frère !
Et pense que le cœur pieux
Ne suit pas ses morts sous la terre,
Mais les voit marcher dans les cieux.