Palmira/IX

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Maradan (1p. 153-178).


CHAPITRE IX.




Je commençais à éprouver de vives inquiétudes sur les secours dont je pourrais être privée à Roche-Rill, lorsqu’un soir, déjà rentrée chez moi, j’entendis dans les cours un mouvement de carrosses et de chevaux. Je frissonnai, croyant que c’était une visite de Mortymer. Cette crainte ne dura pas. Je distinguai une voix douce s’écrier : Où est-elle ? où est-elle ? et je vois paraître miladi Anna Sunderland, suivie de son mari et de mistriss Hovard, mon ancienne gouvernante. Edward, l’air triste et contraint, restait derrière sa femme, qui m’avait déjà tendrement embrassée. Je n’osai aller à lui ; mais Anna l’attirant près de moi, lui dit : Comment conserver quelque colère en la revoyant ? Oh ! sir Edward, livrez-vous à votre affection pour elle.

Alors le meilleur des frères me serra contre son cœur en s’écriant : Jeune infortunée ! tu n’as été que trop cruellement punie ! L’abattement de tes aimables traits désarme toute la sévérité que de graves imprudences avaient fait naître : ne baisse pas les yeux, n’éprouve nul sentiment pénible près d’Edward, il est toujours ton ami, il s’efforcera d’être ton consolateur.

Excellent homme ! J’osai lui nommer Saint-Ange ; et ses larmes répondirent aux miennes. Il m’apprit qu’on avait laissé ignorer à toute la terre, excepté aux plus proches parens, les événemens de Roche-Rill ; qu’ils avaient conservé l’espoir même, après le retour de Mortymer, que l’ennui me ramènerait près d’eux ; mais qu’une lettre d’Hirvan, reçue il y avait quinze jours à-peu-près, avait changé toutes les intentions. Cette lettre annonçait ma situation, dont malgré mes précautions, les Hirvan s’étaient apperçus. Il y avait eu une assemblée de famille, où l’on avait unanimement décidé qu’on m’abandonnait à ma honteuse destinée ; qu’afin d’éviter sur-tout les réclamations que pourrait faire un jour le fruit de mes erreurs, milord Sunderland casserait son testament, fait depuis long-temps, et annullerait tous mes droits dans un nouveau ; qu’on daignait cependant m’accorder une pension alimentaire ; qu’après avoir satisfait à ces dispositions, ils avaient ajouté en se séparant : qu’un si odieux souvenir ne trouble plus notre paix !

Alors Edward avait demandé à se charger uniquement du soin de sa malheureuse sœur, de la faire sortir de ces rochers pour la placer dans un asile plus agréable. On ne put s’opposer à cet acte d’amour fraternel. On exigea seulement que ma demeure fût fixée à soixante milles de Londres, et de Sunderland.

Les Spinbrook avaient éclaté contre cette protection naturelle, assurant qu’Edward ne l’affichait ainsi que pour les braver. Edward leur avait répondu fièrement qu’il soutiendrait sa sœur au péril de sa vie ; qu’ils pourraient s’en convaincre ; mais les Spinbrook savaient attendre des occasions plus sûres et moins dangereuses d’assouvir leur humeur vindicative.

Quand Edward m’eut communiqué ces détails, je m’écriai douloureusement : Élisa n’est donc plus qu’une étrangère pour tous les Sunderland ! et je ne serais rien, rien au monde, si Edward et Anna ne daignaient encore m’appeler leur sœur ! Mais, demandai-je en pleurant, chassée, déshéritée, leur bouche a-t-elle pu prononcer ma malédiction ?

Il m’assura que non, et me raconta que, la veille de son départ, mon père lui avait dit en soupirant qu’il était bien cruel d’avoir à punir un enfant, si long-temps l’objet de ses délices et de son orgueil. Miladi paraissait beaucoup plus irritée que lui. Edward m’invita à la résignation, et me proposa ses arrangemens. Un homme habile de Londres devait arriver pour l’époque de ma délivrance, qui devait avoir lieu à Roche-Rill. Akinson, toujours pénétré d’attachement pour moi, s’y trouverait aussi, afin de se charger de mon enfant, et le conduire dans le comté de…, pour le confier à une paysanne déjà désignée.

Aussitôt après mon rétablissement, j’irais rejoindre la contrée où existerait le seul être qui pût m’attacher à la vie ; que j’y occuperais une maison agréable, l’une des nombreuses propriétés de miladi Anna ; de là, je pourrais veiller à mon enfant, mais sans faire connaître le grand intérêt qu’il m’inspirait ; car Edward et sa femme voulaient se conserver l’espoir que je reparaîtrais un jour dans le monde. Excepté cette dernière idée, j’adoptai toutes leurs propositions avec la plus vive reconnaissance.

Mon frère et Anna, après être restés près d’un mois, furent obligés de me quitter, mais en me promettant une visite pour le printemps prochain dans ma nouvelle retraite.

Ma bonne gouvernante resta ; Akinson et le chirurgien ne tardèrent pas à arriver, et peu de semaines après reçurent l’enfant de l’amour et du malheur. M. Akinson l’enleva à ma tendresse, si douce et si vive, et le porta de suite chez une excellente nourrice, qui demeurait précisément à côté du parc de Rosemont-Hill, nom du pays que j’allais habiter.

J’attendis à peine mon rétablissement pour voler dans les lieux où je devais trouver ma fille : ma fille ! il fallait dire ce mot bien bas ; mais mon cœur le répétait sans cesse.

Lorsque j’eus quitté Roche-Rill, j’éprouvai que le comble du désespoir ne peut absorber toutes les facultés d’une ame jeune et sensible ; je fus délicieusement émue en revoyant de riantes prairies, des eaux limpides, des fleurs cultivées. Au lieu de l’antique et délabré manoir où j’avais passé une année, je trouvai une maison moderne, meublée avec la plus élégante simplicité ; une bibliothèque nombreuse et choisie ; les jardins, la vue, tout était enchanteur à Rosemont-Hill. Mieux que tout cela, à deux pas de moi demeurait ma fille, ma chère Palmira ; comme la providence, je veillais sur elle d’une manière invisible ; et, lorsque je la rencontrais, sa jolie petite figure autorisait les tendres baisers que je lui donnais.

Mon intérieur était composé de mistriss Hovard, de Clara, qu’on avait obtenue du farouche Hirvan, (graces aux bienfaits d’Edward,) et du fidèle James Burlow, que j’avais fait venir à Rosemont-Hill, où peu de jours après mon arrivée je mariai ce couple amoureux.

Selon leur promesse, mon frère et sa femme vinrent me visiter au commencement de l’été. Anna allait devenir mère dans quelques mois, et mon cœur se gonflait de vanité lorsque je l’entendais souhaiter que son enfant ressemblât à ma fille.

La joie de les revoir fut cependant troublée ; Edward m’apprit que la cour l’avait nommé au gouvernement des Indes-Occidentales, vacante par la mort de milord Belmours ; place superbe, mais critique dans les circonstances politiques où l’on se trouvait. De l’or et de nouvelles grandeurs touchaient peu le désintéressé et modeste Edward ; mais sa famille le forçait d’accepter. Il partait donc incessamment, d’autant plus affligé, que la situation d’Anna ne permettait pas à celle-ci de le suivre ; mais la laissant bien décidée à l’aller rejoindre sitôt après ses couches. Mon frère, du ton de supplication le plus touchant, me conjura d’accompagner alors cette aimable femme : que le même jour, disait-il, me rende dans ces climats lointains, une épouse, une sœur, si chéries, et je croirai y retrouver ma patrie. Je me jetai dans ses bras.

Oh ! mon bon Edward, lui dis-je en lui montrant la petite chaumière que l’on appercevait à l’extrémité de la prairie, Palmira est là ; je ne puis vivre ailleurs. Il me serra la main, en me répondant : Remettons donc une si précieuse réunion à quelques années. J’abandonne l’Angleterre avec la plus grande répugnance, continua-t-il en soupirant, et j’accélérerai mon retour par tous les moyens possibles.

Ce grand voyage occasionnait tant de préparatifs, qu’il fut forcé de me quitter très-promptement. Quelques semaines après, il s’embarqua. Ce départ sembla être le signal de nouveaux malheurs pour tous les Sunderland. J’en sus les détails par l’affligé Akinson, qui de temps en temps venait me voir.

Il m’apprit que le cœur insensible du fier Mortymer s’était laissé toucher par les attraits d’une jeune fille d’une naissance honnête ; mais bien éloignée, dans l’opinion de son amant, de celle du fils d’un duc et pair. Mortymer était beau, même aimable quand il le voulait. Il fut aimé de miss Summer, qui le lui prouva avec trop d’abandon. Un frère, rempli d’honneur et de délicatesse, en fut instruit. Il vint trouver Mortymer, et lui dire : Vous seriez d’un rang supérieur encore, ou de la dernière classe de la société, que j’exigerais que vous épousassiez ma sœur.

Mortymer hésitait, partagé entre l’amour et l’ambition. Celle-ci l’emporta, et il abandonna la pauvre miss Summer ; mais aussi brave qu’inconsidéré, ne connaissant que les principes d’un honneur féroce, il répondit au cartel que lui envoya le jeune Summer, et reçut une dangereuse blessure, à laquelle il ne survécut que douze jours.

Peu d’heures avant son dernier soupir, il daigna songer à moi. Mon ami, dit-il à Akinson, l’amour est bien fatal dans notre famille. Priez cette pauvre Élisa de me pardonner ses douleurs ; si, comme elle, je n’avais été que tendre et sans ambition, il ne faudrait pas, bien jeune encore, renoncer à la vie. Dans ses égaremens, la triste Élisa peut intéresser ; et moi, moi, assassin, séducteur, je ne laisserai que des souvenirs d’horreur ! Oh ! ma sœur, j’osais te nommer la honte de notre nom : pardonne, douce et affligée créature ! Ah ! dites-lui bien, Akinson, que, si j’avais à vivre encore, je deviendrais pour elle un second Edward. Tes vœux furent exaucés, Mortymer, je te pardonnai ; je versai des larmes sur ton sort.

Milord et miladi Sunderland, au comble de l’affliction, crurent trouver quelque distraction en quittant l’Angleterre ; ils se rendirent en France, et de là en Italie.

Les regrets de l’amour n’excitèrent plus seuls ma mélancolie. La mort de Mortymer, l’éloignement d’Edward la redoublaient encore, ainsi que le délabrement de la santé de ma belle-sœur. Les suites de la naissance de sa fille lui avaient été funestes. On lui défendait d’entreprendre un long voyage d’outre-mer ; mais on lui ordonna l’air du midi. Elle alla rejoindre les parens de son mari, qui alors étaient à Nice.

Je n’eusse pu supporter un tel isolement sans ma chère Palmira ; plus elle avançait en âge, plus j’éprouvais le desir de l’avoir entièrement avec moi. Akinson me pria d’attendre, de patienter, et, à ma très-grande surprise, m’annonça la visite de la comtesse de Cramfort, celle de mes tantes qui m’avait autrefois le plus aimée. Son abord fut grave, mais non dépourvu d’affection. J’ai aussi prononcé votre exil, me dit-elle ; mais le temps, les événemens, affaiblissent et changent les résolutions : j’ai d’ailleurs la certitude qu’à Londres, l’on attribue simplement notre désunion à votre aversion pour sir Spinbrook ; et, à vous parler franchement, l’on vous excuse, et l’on nous blâme. Vous savez quelle tendresse vous m’inspirâtes dès votre enfance, je l’ai sentie renaître. Je vous avouerai aussi que j’ai essayé de fléchir lord et ladi Sunderland avant leur départ, mais votre mère est inflexible, et gouverne despotiquement son époux. Ils n’ont plus le droit de se mêler de vos actions, s’ils persistent dans leur abandon : revenez donc avec moi. Ladi Élisa, je ne puis vous engager à vous remarier ; mais la reine me dit dernièrement qu’elle voudrait vous avoir près d’elle : cette offre vous assure une existence. Il faut profiter de cette occasion avec le même empressement que j’ai mis à vous la proposer.

Je connaissais ma tante, et je ne me dissimulais pas que c’était au souvenir de la reine que je devais le sien. Je la remerciai ; je lui dis que le séjour des cours ne m’avait jamais éblouie dans ma première jeunesse, et que trois années de chagrin et de réflexions avaient éteint en moi tous les goûts brillans, illusoires ; que je n’en conservais que pour ma solitude. Je ne pouvais lui dire : Et pour Palmira. Mais, m’eût-on proposé la couronne royale, je l’aurais rejetée pour un des furtifs baisers que je donnais à ma fille.

Ma tante insista long-temps et vainement, comme on pense bien. Elle ne resta que deux jours, et me quitta très-froidement. Mes promenades solitaires, mes tristes souvenirs, une grande partie de mes heures consacrées aux arts et à l’étude, puisque je me promettais d’être un jour institutrice de Palmira, me firent écouler sans ennui plusieurs années à Rosemont-Hill. Ma belle-sœur revint d’Italie, où elle avait laissé milord et miladi Sunderland ; je la trouvai mieux portante. Elle se préparait à aller rejoindre son cher Edward, lorsque la nouvelle de fortes dénonciations contre lui la forcèrent de rester.

Mon frère, bon jusqu’à la faiblesse peut-être, avait commis quelques imprudences. Sa parfaite humanité l’avait entraîné à enfreindre des ordres du gouvernement anglais envers les nations avec lesquelles l’on était alors en guerre dans les Indes. Ses envieux, ses ennemis, avaient altéré, grossi les faits, en avaient même inventé quelques-uns, et les représentaient comme l’effet d’une corruption vénale, si éloignée du cœur de sir Edward. L’abominable Spinbrook père était à la tête de la cabale ; l’orage grossissait chaque jour. Mon frère fut mandé au parlement pour rendre compte de sa conduite. Certaine de son innocence, je ne doutais pas de sa justification ; mais sa tendre Anna, voyant de près les intrigues qui se tramaient, en conçut tant d’inquiétude, qu’elle retomba dans un état pire que celui qui précédemment avait fait craindre pour sa vie. Elle eut pourtant la satisfaction de revoir son mari, de le recommander à milord Alvimar son oncle ; puis, succombant à cette funeste maladie trop commune dans notre climat, l’aimable miladi Anna Sunderland mourut à vingt-trois ans, laissant des regrets à tous ceux qui avaient connu sa douceur et ses graces.

Edward s’occupa bien plus de la pleurer que de se défendre ; aussi, après un procès qui dura huit mois, fut-il dépouillé de ses places, de ses biens, et condamné à un bannissement perpétuel. Toute l’Angleterre, hors le parti qui l’avait proscrit, gémit de l’iniquité d’un tel jugement. La dernière fois que je le vis, il me dit qu’il voulait que l’on me confiât sa fille, âgée de près de quatre ans. Il chercha à me consoler en m’observant que, les passions qui avaient influencé sa condamnation s’amortissant par la suite, il ne désespérait pas de la révision de son procès. Il me fit sentir la nécessité de laisser ignorer à sa fille qu’elle était destinée, sans les malheurs de son père, à être une riche et noble héritière, de l’élever comme Palmira, et de faire naître en elles une affection de sœurs, en leur persuadant qu’elles l’étaient véritablement.

Les espérances et le courage d’Edward échouèrent cependant contre notre dernier adieu. Il abandonna son injuste patrie, changea de nom, et voyagea en Europe, sans avoir le dessein de se fixer nulle part.

Moi, je me retirai d’abord chez James Burlow et sa femme qui, depuis un an, avaient formé un petit établissement, qui prospérait, dans la ville la plus prochaine de Rosemont-Hill, qu’il fallait bien quitter, puisqu’il était compris dans la confiscation des biens. Akinson, toujours dévoué à ce qui porte le nom de Sunderland, me chercha un nouvel asile dans une province éloignée ; il le trouva sur les frontières d’Écosse, parmi des bonnes gens. Voulant y être inconnue, je pris le nom de madame Harville. Quelques infirmités de mistriss Hovard l’empêchèrent de me suivre. Elle resta chez les Burlow.

À vingt milles de Rosemont-Hill, Akinson remit dans mes bras, pour n’en jamais sortir, ma chère Palmira ; et, d’après les volontés de mon frère, le même jour, Simplicia me fut aussi confiée. Intéressantes créatures ! une si tendre enfance, leur ravissante figure, auraient obtenu la protection du plus simple étranger. Que l’on juge donc avec quel transport je reçus ce dépôt précieux ! Elles embellissent mon séjour d’Heurtal ; les soins que je leur donne adoucissent l’amertume de mes souvenirs, raniment ma languissante santé.

J’ai rompu toutes relations avec le monde ; un ami d’Akinson a soin de m’envoyer de la musique, des livres et des dessins nouveaux. Je reçois de temps à autre des nouvelles de mon frère. Il est actuellement en Danemark, avec Akinson, qui l’a rejoint sitôt après avoir terminé mes affaires. Ce fidèle ami a été curieux, m’a-t-il dit, d’avoir les annales de ma famille, et je lui fais parvenir cet écrit de ma main.

Ah ! si un jour Palmira le parcourt, que l’exemple, les malheurs frappans de sa mère, deviennent son préservatif contre les dangers d’un cœur trop tendre ! Vertu, honneur, probité, vous échouez contre l’écueil des passions. Puisse ton ame n’en être jamais atteinte, fille de l’infortuné Saint-Ange !