Pamphlets de Claude Tillier/Lettre de Timon à Tillier

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LETTRE
DE TIMON À C. TILLIER.


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Vichy, 9 juin 1841.



Vous faites, n’en déplaise aux puissants du jour et aux académiciens, vous faites le plus noble des métiers, en fabriquant des pamphlets politiques et en donnant des leçons de morale et de lecture ; car vous enseignez à la fois les enfants et les hommes. Mais, je doute qu’à ce métier-là vous amassiez assez de fortune pour payer le cens de l’éligibilité et même le cens de l’électorat. Non, je n’en doute pas, je l’affirme.

Moi-même, si je ne payais pas, par la grâce de Dieu et de mon percepteur, cinq cents francs de contributions, je ne serais ni électeur, ni éligible, ni élu ; je gagnerais ma pauvre vie à la sueur de mes pamphlets, vie orageuse et point du tout couronnée d’or, ni même de lauriers, comme vous le dites, mais d’angoisses et d’épines.

Ou bien, je serais maçon, cordonnier, terrassier, frotteur, maître d’école, que sais-je ? et je chercherais, du matin au soir, à résoudre ce problème-ci : se loger, se chauffer, s’éclairer, s’habiller et se nourrir, soi, sa femme et ses enfants, avec quarante sous par jour, et puis, avec le reste, c’est-à-dire avec zéro, gagner une ronde somme de trente mille livres à placer en biens de ville ou de campagne, au choix du gagnant.

Peut-être mon ami Arago qui est plus savant que moi et qui lit dans les astres, vous donnera-t-il la solution de ce problème. Moi, je ne le saurais ; et n’allez pas le demander non plus à Chateaubriand, à Lamenais, à Carrel, qui ont écrit cependant de bien beaux livres sur la politique et sur le gouvernement des États, mais qui ont été toute leur vie assez sots pour avoir plus d’esprit que d’écus.

La Charte a laissé inscrire sur son fronton, par les badigeonneurs de 1830, les mots fastueux de civilisation et de progrès ; mais ses pieds sont demeurés assis dans la boue de la féodalité. Les censitaires du guéret et de la boutique ont remplacé les seigneurs des castels. Tout le reste de la nation est paysan, corvéable et taillable à merci. Il n’y a eu que les noms de changé.

Revenons aux principes, il en est temps. Le peuple français est-il ou n’est-il pas le souverain de la France ? S’il ne l’est pas, qu’on veuille bien nous dire alors en vertu de quel droit le Roi trône, le Ministère gouverne, les Chambres légifèrent. S’il l’est, sa souveraineté repose par égales fractions sur la tête de chaque Français. C’est parce que tous ne peuvent pas effectivement, ni chacun divisément gouverner, qu’il y a délégation forcée du gouvernement. Au contraire, c’est parce que chacun peut élire, qu’il doit élire et élire directement.

Si chacun ne pouvait ni participer au gouvernement par la délégation, ni faire cette délégation par l’élection, il ne serait pas membre du souverain, il ne serait pas Français. S’il ne pouvait pas élire directement, il ne serait pas non plus membre égal du souverain.

S’il ne pouvait pas être éligible aussi bien qu’électeur, le mandataire, qui ne provient que du mandat, aurait plus de droit que le mandant, et la délégation de la souveraineté que la souveraineté elle-même.

Enfin, si la faculté d’élire n’était pas un acte d’intelligence et de capacité personnelle, on ne l’accorderait pas seulement aux Français et aux citoyens, on l’accorderait aussi aux mineurs, aux étrangers, aux infâmes ; on voterait par procuration, on quintuplerait, on décuplerait le vote dans la main des gros censitaires ; ainsi, la force des conséquences amène, malgré eux, nos adversaires eux-mêmes à la vérité de notre principe.

Les corollaires rationnels de la souveraineté du peuple sont : l’universalité du suffrage, le vote direct, l’éligibilité de tous, la représentation par fraction de population et non de territoire.

Et, pour dernière conséquence, l’amélioration immense de la condition morale, intellectuelle et matérielle du peuple. Tel est le droit, et vous l’avez défendu, Monsieur, avec autant de bon sens que de vigueur et de finesse. Ne dites donc pas que vous n’êtes qu’un maître d’école de village, et que vous n’avez pas de capacité foncière. La vraie capacité est celle de l’intelligence, la vraie science est celle du cœur.

Si le droit n’est pas encore arrivé à l’empire, les idées préparent ses voies, et, heureusement les idées ne dépendent pas, comme le cens électoral, du caprice d’un législateur. Grâces à la presse, un petit écrit, un pamphlet peut aujourd’hui faire plus de bien qu’une mauvaise loi ne saurait faire de mal. Un maître d’école peut en savoir quelquefois, sur les choses de la vie, autant et plus qu’un grand maître de l’Université. Il semble que la Providence, par compensation sans doute, ait voulu cacher, dans les humbles conditions du peuple, les dons les plus précieux de la sagesse et de l’esprit, comme elle a jeté avec grâce, au milieu des ronces du désert, les plus charmantes fleurs de la création.

Agréez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.

TIMON.
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