Pan (Henri de Régnier)

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La Cité des eauxMercure de France (p. 149-156).


PAN


C’était au temps
Où les grands Dieux de marbre et d’or
Ne vivaient plus qu’en leurs statues ;
On les voyait encor,
Debout et nues,
Au seuil des temples clairs
À tuiles d’or,
Avec la mer
Derrière eux, éclatante, innombrable et sereine,
À l’horizon…


C’est ainsi que je les ai vus, étant petit,
Figures vaines
Dont on m’apprit,
Sans doute en riant d’eux, les formes et les noms ;
Et je riais, enfant, à les voir et de voir
Celui-là, le plus grand, dont l’ombre, vers le soir,
S’allongeait à ses pieds, lourde et grave,
Parce que sa statue était faite d’airain :
C’était le Maître Souverain,
Que nul ne brave,
Zeus !

Et comme, ainsi que je l’ai dit,
Son ombre était énorme et moi petit,
Je m’asseyais dans sa fraîcheur déjà nocturne
Et je jouais avec des pierres, une à une,
Mais l’aigle courroucé qui veillait près de lui
Me regardait et j’avais peur, étant petit.

Et c’est ainsi que j’ai connu lui et les autres.
Apollon
Avec sa lyre ; Hermès, les ailes aux talons
Et deux ailes de même encore à son pétase ;
Mars qui brandit le glaive ; et, nu, la barbe rase,

Le torse blanc, la chair heureuse et dans sa main
Portant le thyrse double et la pomme de pin,
Bacchus qui, couronné de pampre et toujours beau,
À sa tempe sans ride assure son bandeau,
Et Neptune barbu d’algues et dont l’oreille
Compare dans le vent qui l’apporte pareille
La rumeur de la mer à celle des forêts ;
Et les Déesses et Cypris au rire frais
Dont fleurissent les seins et dont mûrit la bouche,
Et la grande Junon, sérieuse et farouche,
Et Diane hautaine et farouche comme elle,
Et Minerve casquée et l’antique Cybèle,
Tous ceux que l’univers honora d’âge en âge…
Mais tous n’étaient plus rien que de vaines images,
Et, qu’ils fussent sculptés dans le marbre ou dans l’or,
La figure des Dieux survivait aux Dieux morts.

Cependant l’étendue agreste de la terre
N’était point tout à fait encore solitaire.
Des êtres fabuleux et à demi divins
Se cachaient dans les bois et hantaient les ravins,
Fuyant l’homme et craignant sa ruse et son danger.
Dans un monde nouveau maintenant étrangers,
Ils épiaient les voix, les bruits, les pas : Centaures,

Dans la gorge des monts hennissant à l’aurore
Et qui, le soir, boiteux et lointains, du galop
De leur fuite inégale inquiétaient l’écho ;
Faunes roux habitant les grottes et Satyres
Rôdant d’un pied furtif près des ruches à cire,
Tritons de qui la conque offusquait l’air marin,
Fausse et rauque parfois à leur souffle incertain ;
Des Dryades souffraient sous l’écorce des chênes ;
Des Nymphes étaient l’onde encore des fontaines,
Et, parfois, l’on voyait, dit-on, au crépuscule
À cette heure indistincte où la vue est crédule,
Errer un grand Cheval, au pas effarouché,
Qui, de loin et d’un bond, sans qu’on pût l’approcher,
S’envolait en ouvrant ses deux ailes de flamme !

On racontait cela, il m’en souvient,
À la veillée,
Auprès du feu ;
Les femmes
Riaient quand on parlait du Satyre et du Faune,
Et j’écoutais de mes oreilles émerveillées.
C’était l’automne,
Et l’on se ressemblait, déjà, autour du feu
Où nous jetions

Des feuilles sèches et des pommes
De pin
Dans les tisons
À pleines mains…

Il y avait aussi quelqu’un d’autre
Dont on parlait souvent :
C’était avant
Qu’une voix, le long de la côte,
Eût couru sur la mer en criant
Qu’il était mort.
C’était au temps
Où le Dieu Pan
Vivait encor…

Il était invisible et présent dans les choses,
Mystérieux, informe, innombrable et sacré,
Et le printemps naissait avec toutes ses roses
De l’air fécond soudain qu’il avait respiré ;

C’est lui qui, de la terre, en épis ou en paille,
Faisait pousser le blé et grandir la moisson,
Et qui, roi des troupeaux que l’étable embercaille,
Leur fait croître la corne et friser la toison ;


C’est lui qui surveillait la vendange et la cueille,
Conduisait la charrue et guidait le labour,
Et qui, dans les vergers, abrite sous la feuille
Le fruit qui, mûr enfin, sera graine à son tour ;

Les eaux, où sourdement s’abreuvent les semences,
Ainsi que le soleil, la nuée et le vent
Et l’ombre qui finit et la nuit qui commence
Et l’aurore et le soir, sont à lui qui est Pan.

Et, tandis que les dieux ont quitté leurs statues,
Lui seul est demeuré quand les autres sont morts,
Et sa forme multiple, éparse et jamais vue
Subsiste universelle et vit partout encor.

Mon père,
Homme pieux,
Savait ces choses,
Les ayant apprises du sien,
Vieillard
Versé dans la science des Dieux
Et blanchi à l’ombre des sanctuaires ;
Ce fut mon père
Qui m’enseigna ce qui peut plaire

Au survivant,
À Pan,
Le dernier Dieu,
Disant :

« N’allume pas pour lui le bûcher ni la torche ;
Le grand Pan ne veut pas les brebis qu’on écorche,
Ni le jeune taureau,
Ni la blanche génisse et la plaintive agnelle
Dont la gorge entr’ouverte au sang qui en ruisselle
Râle sous le couteau.

Ne choisis pas non plus pour charger ta corbeille
Le fruit de l’espalier ni le fruit de la treille,
Épargne à ta moisson
D’en prélever pour lui sa gerbe la plus ronde ;
Pas plus que le miel roux ou que la cire blonde
Pan n’aime la toison

Des bêtes que poursuit le vol clair de la flèche
Ou que prend en ses lacs, caché sous l’herbe fraîche,
Le piège secret,
Ni l’écaille diverse, incertaine et changeante
De celles que ramène aux mailles qu’elle argente
La nasse ou le filet.


Non, mais va simplement au bord de cette source
Au milieu du bois frais et, sans suivre sa course
Qui la change en ruisseau
Dont le murmure nu s’étire sous les feuilles,
Penche-toi sur son onde, ô mon fils et y cueille
La tige d’un roseau.

Car Pan, le dernier Dieu de la terre vieillie,
Car Pan qui va mourir et qui déjà oublie
Qu’il est encor vivant,
Aime entendre monter au fond du crépuscule
Le chant mystérieux que disperse et module
La flûte dans le vent. »