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Par fil spécial (Baillon)/10

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 82-95).



Jeune, Villiers était poète. Il portait la barbiche, la cape, le grand feutre, une redingote dont les pans scandaleux indignaient son père :

— Quand donc nous débarrasseras-tu de ta redingote à la grecque ?

En venant offrir ses services, il crut bon de s’arranger ainsi :

— Hum ! un casseur d’assiettes, hésitèrent les patrons.

Ils auraient eu tort. Depuis longtemps, la Vie avait cassé l’échine à ce casseur d’assiettes.

Quelque service qu’on lui demande :

— Mais oui, Monsieur, répond Villiers.

Que Jean Lhair, qui fait la Chambre, prenne la grippe :

— Mais oui, Monsieur.

… Villiers va écouter les raseurs de la Chambre.

Au printemps, quand ce renard de M. Sinet a besoin de quinze jours pour soigner le quelque chose qui lui pousse dans l’œil :

— Mais oui, Monsieur.

… Villiers sacrifie son printemps à l’œil du secrétaire.

— Mais oui, Monsieur.

… Villiers se rend aux Halles et mieux qu’une ménagère s’y entend :

— À combien ces carottes ? Quel est le prix des choux ?

— Mais oui, Monsieur

… Villiers écrit trois colonnes sur le grand homme qui va mourir.

C’est lui qui rédige les mots d’esprit, demande à l’Observatoire le temps qu’il fait ; au théâtre, à quelle heure le spectacle ; à l’actrice en tournée, si elle a bien dormi.

— Mais oui, Monsieur.

Villiers répond au « lecteur assidu, qui voudrait bien savoir… » Suivant la paresse de ceux qui en ont la charge, il flotte entre la piste où le cycliste agite ses jambes, et la salle où le pianiste, ses doigts.

Une fois, il y eut une guerre. Villiers copia les vingt pages d’une Encyclopédie au mot Stratège et les découpa en autant d’articles…

— Que vous signerez : colonel Pington.

— Mais oui, Monsieur.


Archives.

En vue de leurs polémiques, les patrons lisent beaucoup. Articles, bouts de phrases, dessins, ce qui pourrait servir, ils l’encadrent de bleu ou le marquent d’un grand C : qu’on les conserve.

— Mais oui, Monsieur.

Villiers est, naturellement, le conservateur.

Il découpe ces papiers, en devine l’idée, leur donne une fiche, les classe. Mais, quelquefois, deux lignes renferment trois, quatre idées différentes. Laquelle est la bonne ? Pour n’en perdre aucune, Villiers les reprend toutes et, au lieu d’une, fait deux, trois, quatre fiches. Cela devient une besogne très longue.

Pour les patrons, mettre un trait bleu ou dessiner un C est une chose fort simple : ils en dessinent à tort et à travers, et ils sont deux. Tous les matins, Villiers voit arriver sa pile de journaux. Un autre se lamenterait. Villiers, par principe, ne réclame jamais. Tant qu’il peut, il découpe. Ceux qu’il ne peut pas, il les entasse sur le paquet de ceux que, hier, il n’a pas pu, auquel, demain, s’ajoutera le paquet de ceux qu’il n’aura pas pu. Cela fait, de jour en jour, une montagne plus haute.

Heureusement, le samedi, la femme qui nettoie juge très laids ces journaux un peu partout, et rouf ! elle y va du balai. Ainsi, Villiers trouve sa besogne terminée d’un seul coup. Pas besoin qu’il sache comment. Il respire…

Mais, le lendemain, sa pile recommence à monter.


Contrôle.

Les correspondants de province sont des carottiers. Ils ratent des informations. Il faut qu’on les surveille : comme de juste, c’est Villiers le surveillant.

Le matin, il arrive avant les autres, s’enferme là-haut, attrape les Échos, les Messagers, les Gazettes et se met à les lire. Il ne lit pas tout ; il lit les Faits Divers. Il se fourre dans la tête ce qui se raconte, en province, de jambes broyées, de montres volées, de femmes torturées, puis il vérifie si ces femmes, ces montres, ces jambes ont été torturées, volées ou broyées dans notre journal. Si oui, le correspondant a fait son devoir et c’est bien. Si non, la mission de Villiers est de se fâcher et, brave garçon, il se fâche. Il écrit :

Monsieur et cher correspondant,

Veuillez nous faire savoir au plus tôt et le plus brièvement possible pour quelle raison vous avez négligé de nous signaler que Mme X… a été assassinée la nuit dernière.

Ou bien :

Monsieur et cher correspondant,

Veuillez nous faire savoir au plus tôt et le plus brièvement possible pour quelles raisons vous avez négligé de nous signaler qu’un satyre, jusqu’à présent inconnu, a violé la fillette des époux Z…

Cela fait tous les jours beaucoup de lettres, avec des timbres pour beaucoup d’argent.

Les premiers temps, très effrayés, les correspondants envoyèrent, par retour et le plus brièvement possible, leurs réponses : « Ce n’est pas de ma faute », ou : « Je ne le ferai plus ». Les patrons les reçurent, pensèrent : « Cela regarde Villiers », les lui transmirent, et Villiers, auquel on avait dit de relever les fautes, non de s’occuper des excuses, s’en débarrassa dans la corbeille aux vieux papiers. Les fois suivantes, quelques messieurs et chers correspondants se risquèrent à répondre moins vite et, un peu plus tard, à ne pas répondre toujours. Comme c’était bon aussi, Villiers qui, pour rien au monde, ne négligerait d’envoyer ses « pourquoi ? » n’a plus la peine de jeter leur « parce que… »

Les secrétaires, aussi, peuvent être des carottiers. Telle information a paru dans les autres journaux, pas chez nous. Pourquoi ce ratage ?

Villiers, un jour, a posé la question. La réponse est venue immédiate, une fois pour toutes. Un mot. On le devine.


Vieux souvenirs en faux hors-d’œuvre.

En ce temps, sa barbiche, ses cheveux comme d’une femme, sa redingote, il n’aurait pas fallu dire à Villiers :

— Tatata ! mon vieux. Quelque jour tu seras journaliste.

Villiers était poète, plus que poète : mage comme le plus mage des Mages à cette époque de Mages.

Les cheveux comme les siens, j’étais son ami bien que, plus modeste, j’ignorasse les secrets magiques et n’écrivisse qu’en prose.

Le soir, nous nous retrouvions dans le café qui nous avait vus la veille. C’était, chaque fois, la même chose.

— Mon vieux, disait Villiers, aujourd’hui, nous serons sages…

— Oui, vieux, très sages…

— Et d’abord, nous nous coucherons tôt.

— Oui, vieux, très tôt…

— Et comme boisson…

— … du lait chaud.

— Garçon !…

— Boum, Messieurs ! Je sais.

Le garçon apportait nos laits chauds.

— Tout de même, rêvait Villiers. Regarde ton voisin. C’est un bourgeois, mais ce qu’il s’en tasse une !

— Oui, vieux, et soignée. Elle embaume !

— Si on en risquait une.

— Tu crois ?… Mais alors, rien qu’une petite.

— Oh ! toute petite !… Garçon !

— Boum, Messieurs ! Je sais.

Il enlevait d’abord les laits chauds.

En ce temps, on buvait encore de l’absinthe. Celle que nous prenions avait deux particularités. La première : qu’en chauds antibourgeois comme nous l’étions, nous devions l’avaler d’un seul trait — et sans eau. Ensuite : qu’une absinthe, ainsi prise, pouvait être dangereuse, si nous ne la noyions aussitôt dans une seconde… Après quoi, venaient les suivantes. De tels principes sont dangereux : à la nuit, nous rentrions saouls.

Un soir, nous en étions à la troisième absinthe. Villiers défendait les vers, je défendais la prose.

— Tiens, s’interrompit Villiers, voilà Loideau qui passe.

— Loideau ? Qui ça ? Loideau ?

— Loideau, le poète, voyons.

— Poète ? Peuh !

— Oui ! mais qui écrit en prose.

— Prose ! Appelle-le, alors. Hé ! Loideau !

Loideau entra : grande lavallière, veston de velours, autant de cheveux à lui seul que nous deux ensemble. Mais il était lugubre :

— B’jour.

— Eh bien ! mon vieux, qu’est-ce que tu as ?

— Ne m’en parlez pas ! Un drame

— À la bonne heure ! Tu écris un drame ?

— Non, je n’écris pas un drame. Je parle d’un vrai drame. Je vis un drame. J’ai un chagrin !

— Un chagrin, Loideau ? Alors, prends une absinthe… Garçon !

Je ne sais quel était le chagrin de Loideau. À la première absinthe, il écouta Villiers qui défendait les vers, et moi qui défendais la prose. Il dit :

— Je suis de votre avis.

Mais il resta lugubre.

À la seconde, il ne fut pas surpris quand Villiers déclara que, somme toute, elle avait du bon, la prose ; et moi, que je voyais une grande beauté aux vers. Il dit :

— Je suis de votre avis.

Mais il resta lugubre.

À la troisième, était-ce Villiers qui montait sur une table pour jurer qu’il n’écrirait plus que de la prose, ou moi qui lui déversais dans le cou l’eau d’une carafe, la preuve que je n’écrirais plus qu’en vers ? Il dit :

— Je suis de votre avis.

Mais il resta lugubre.

Aux suivantes, il ne distingua plus si son verre n’était pas de la prose ; la table, une chaise ; et la chaise quelque chose qu’on traîne sous le bras quand on veut, pour sortir, ouvrir une porte. Mais, sans doute, resta-t-il lugubre. Toujours est-il qu’à un moment :

— Où est Loideau ? bafouilla Villiers.

Je crus répondre :

— Où ? Je n’en eus plus la force : cela fit :

— Ouf !

Le lendemain, je m’éveillai dans un lit. Ce lit était le mien, puisqu’il se trouvait dans ma chambre. Mais où avait passé ma chemise ? Et pourquoi ce gant blanc, si correctement boutonné à l’envers ?

On frappa à ma porte ; quelqu’un entra, timide :

— Bonjour, Monsieur. Je suis Loideau.

— Qui ?

— Loideau, Monsieur.

— Loideau ?… Ah ! non, mon vieux, pas de blague. Hier, tu étais noir, maintenant te voilà blond !… Loideau, tu n’es pas Loideau !

— Loideau, quand même, Monsieur. Je suis le frère, le peintre.

— Ah ! Loideau a un frère qui est peintre ?

— Oui, Monsieur. Ne l’avez-vous pas vu ?

— Si. Il est ici.

— Ici ! Où ça, Monsieur ?

— Là… où vous êtes : c’est vous le frère, le peintre.

— Vous plaisantez, Monsieur. Je veux dire : N’avez-vous pas vu, mon frère ?

— Si… Hier.

— Mais aujourd’hui, Monsieur ?

— Ma foi ! non.

— Nous, non plus, Monsieur ! Il a découché. Nous sommes très inquiets : c’est sa première fois.

— Bast ! Il faut bien qu’il commence.

— Croyez-vous, Monsieur ?

— Mais oui…, mais oui… Et tenez ! ne connaîtriez-vous pas la main de ce gant ?

— Hélas ! non, Monsieur… Au revoir, Monsieur.

Le soir, il me fallut beaucoup de mots pour expliquer à Villiers l’histoire de ce gant et aussi du Loideau qui n’était pas Loideau, mais son frère.

Le lendemain, Villiers, dans sa mansarde, soignait à l’eau froide une tête à migraine. On frappa à sa porte.

— Qui est là ?

— Loideau, Monsieur.

— Ah ! Loideau. Le frère ou l’autre ?

— Le frère, Monsieur. Ne l’avez-vous pas vu ?

— Non ! Je l’entends.

— Vous l’entendez, Monsieur ! Où ça ?

— Là où vous êtes. C’est vous le frère.

— Vous plaisantez, Monsieur. Je veux dire : N’avez-vous pas vu mon frère ?

— Si… Avant-hier.

— Mais hier, Monsieur ?

— Ma foi, non.

— Nous, non plus, Monsieur. Nous sommes très inquiets ! Voilà deux jours !

— Deux jours ! Bigre, en effet !… Courons chez notre camarade.

Ils m’arrivèrent.

— Ouvre, mon vieux. Vite. Je suis là avec Loideau.

— Loideau ? Qui ça, Loideau ! Le frère ou l’autre ?

— Le frère, Monsieur ? N’avez-vous pas vu mon frère ?

— Si : avant-hier.

— Mais depuis, Monsieur ? Deux jours ! Mon frère n’est pas rentré.

— Deux jours ! Fichtre ! Il faudrait tout de même savoir.

Nous courûmes. Nous téléphonâmes. D’abord à des commissaires :

— Non, rien.

Puis à des cliniques :

— Non, rien.

Puis chez des amis :

— Non, rien.

Enfin, dans un hôpital :

— Loideau ? Attendez donc. Nous avons une espèce d’ivrogne. Venez voir.

L’espèce d’ivrogne gisait sur un lit. Des linges sur le front, des linges sous le menton, des linges autour des joues, on ne voyait qu’un œil ; et encore, cet œil n’était-il pas ouvert.

— Est-ce toi, Loideau ?

Quelque chose bougea qui était l’œil de Loideau.

— Eh bien ! mon vieux ; qu’est-ce que tu as ?

— Sais pas… Roulé par terre… Trous dans la tête… Boupé les v’cheux…

— Tu dis ?

— Pécou les v’cheux !

— Hein !

— Fièvre, prononça l’infirmier ; on lui a coupé les cheveux, pour le recoudre.

Pauvre Loideau ! Nous revînmes le voir, avec des oranges. Mais que se passe-t-il dans une tête dont on a pécou les v’cheux, tandis qu’elle se rafistole, dans du linge, sur un lit d’hôpital ?

Loideau guérit. La première fois qu’il nous rencontra, il eut l’air d’avoir oublié quelque chose et rebroussa chemin. La seconde fois, il s’intéressa très fort à un méchant citron dans une vitrine. Les fois suivantes, il nous vit si bien qu’il ne nous vit plus.

Sans doute nous en voulait-il à cause des absinthes. En quoi il eut certainement tort.

Car :

Ayant les cheveux coupés, Loideau les porta courts.

Ses cheveux étant courts, il n’eut plus d’idées de poète.

N’étant plus poète, il ne fit plus de vers.

Ne faisant plus de vers, il fit du commerce.

Faisant du commerce, il épousa une héritière.

L’héritière héritant, il fut heureux et eut beaucoup d’enfants.

Tandis que nous !…

Pauvre Villiers. Les « v’cheux pécou », je lui vois le rose de la peau, sur le crâne.

Il griffonne quelque chose :

— Qu’est-ce, mon vieux ?

— Ça ? De la copie pour la page de la femme : une nouvelle corvée.

— Tout de même, je t’admire ! Tu t’attelles à n’importe quoi. Tu es le journaliste type.

— Moi ?… Tu sais bien, au fond, que je m’en f…

— Précisément, mon cher !