Par mer et par terre : le batard/XIII

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CHAPITRE XIII

DU VOYAGE D’OLIVIER ET DE SA SŒUR À CADIX, ET DES CONFIDENCES DE LA MARQUISE À SON FRÈRE.


Cependant Olivier avait promis à son ami, M. Maraval, d’aller passer quelques jours à Cadix avec lui, avant son départ pour la France ; cette promesse, le banquier avait plusieurs fois écrit au jeune homme pour la lui rappeler. Un matin, en déjeunant avec la marquise et son mari, qui par hasard était depuis deux jours au château, il annonça son départ pour Cadix, dont il fit sans difficulté connaître les motifs.

— Je compte partir ce soir, ajouta-t-il.

— Si tôt ? dit la marquise.

— Il le faut, ma sœur : don Jose compte définitivement partir à la fin du mois pour se rendre en France ; je lui ai personnellement de trop grandes obligations.

— Nous lui en avons tous, mon frère, interrompit chaleureusement le marquis. Don Jose Maraval est l’ami le plus sûr, le plus dévoué de notre famille ; ce qu’il a fait dernièrement encore…

— Doña Carmen et sa fille, doña Asunta, sont charmantes, j’ai une vive affection pour elles, interrompit la marquise avec intention ; je regrette vivement de ne pas les voir avant leur départ.

— Qui vous en empêche, ma sœur ? dit gaiement Olivier ; venez avec moi.

La marquise regarda son mari.

— C’est bien loin, dit celui-ci, une absence si longue ; car votre voyage durerait au moins un mois.

— Ou six semaines au plus, ajouta Olivier toujours riant.

— Ce sont de bien bons amis…, fit timidement la marquise.

— Je le sais bien ; cette visite leur prouverait en quelle estime nous les tenons. Notre père serait, j’en suis convaincu, charmé de vous voir aller leur porter en son nom, avec nos adieux, nos souhaits sincères pour leur bonheur.

— Alors, qui empêcherait que j’accompagnasse mon frère ?

— Ma chère Santa, vous savez combien je vous aime ! dit le marquis, dont le regard brilla de tendresse, et combien le temps me semblera long pendant votre absence ! Cependant, comme de mon côté je vais être obligé d’accompagner la cour à Oviedo, où elle résidera près d’un mois…

— Ah ! la cour se rendra à Oviedo ?

— Pour un mois ou six semaines, oui, ma chère ; j’allais même vous en parler ; aussi, je réfléchis que pendant l’absence de votre frère et la mienne vous seriez ici bien esseulée, et, ma foi ! si vous avez véritablement l’intention de faire ce voyage…

— Mais oui, interrompit-elle vivement, je le désire.

— Alors, ma chère Santa, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous le fassiez.

— M’acceptez-vous pour compagne, mon frère ?

— Je le crois bien ! s’écria Olivier en riant ; vous allez rendre nos amis bien heureux.

— Alors, je pars avec vous, c’est convenu. Balmarina est sur la route de Cadix, ne vous occupez de rien ; je me charge de tous les préparatifs. Faites simplement préparer vos bagages par votre valet de chambre, que, sans doute, vous comptez emmener avec vous. Prenez congé de notre père et soyez de retour ici pour l’heure du dîner. Nous voyagerons à la lueur des étoiles ; rien n’est délicieux comme un voyage de nuit dans ces contrées, vous verrez, mon frère. Je vais à l’instant expédier un courrier à Puerto-Real, pour que tout soit prêt quand nous arriverons et que nous soyons bien reçus.

— Vous possédez donc une campagne à Puerto-Real ? demanda Olivier.

— Nous avons des maisons un peu partout, dans les villes et dans les campagnes, dit le marquis en riant.

On causa pendant quelques instants encore, puis les deux beaux-frères partirent pour Madrid.

Le soir, Olivier était de retour ; à huit heures du soir, on se mit en route.

Olivier et sa sœur étaient dans une excellente berline, les caméristes et le valet de chambre dans une voiture de suite. Les deux voitures, attelées de quatre mules chacune, dévoraient l’espace ; des relais avaient été préparés à l’avance de distance en distance ; on n’attendait pas. Huit valets armés jusqu’aux dents et résolus escortaient les voyageurs.

Dans ce magnifique pays d’Espagne, où les brigands poussent sous chaque caillou de la route, il est bon de se mettre sur ses gardes et de ne pas trop compter sur la protection du gouvernement pour sa sûreté, les voleurs étant en général les amis et les associés des gendarmes.

Quelques jours avaient suffi à Olivier pour s’assurer que le marquis et la marquise n’étaient unis qu’à la surface, et qu’au fond leur intérieur n’était, en réalité, qu’un enfer.

Ce fut alors, dès le commencement du voyage, qu’Olivier fut initié à son rôle de confident et de consolateur.

La marquise avait besoin d’un prétexte ; la présence continuelle de ses gens la gênait : peut-être étaient-ils dans les intérêts de son mari, chargés par lui de l’épier. Elle attendait une occasion : le départ d’Olivier pour Cadix la lui offrit, elle la saisit au vol. Pendant un voyage de plusieurs jours, assis côte à côte dans une berline enlevée à toute course par des mules enragées, causant en français et parlant à demi-voix, elle pouvait tout dire sans crainte.

Doña Santa en était venue à éprouver une si réelle et une si confiante amitié pour son frère, qu’elle ne voulait plus avoir de secrets pour lui, qu’elle sentait le besoin impérieux de lui révéler ses souffrances les plus intimes, souffrances d’autant plus cruelles que, nous l’avons dit, elle adorait son mari.

Une chose surtout l’irritait au point de la rendre furieuse : c’était ce qu’elle nommait la duplicité de son mari, qui, ne l’aimant plus, ne l’ayant jamais aimée, prétendait-elle, feignait d’être jaloux d’elle.

Le marquis, avons-nous dit, avait six enfants : deux filles, toutes deux élevées au couvent de las Huelgas, couvent réservé aux filles de la grandesse espagnole, et quatre fils, que, par le conseil de son père, elle avait conservés près d’elle ; des maîtres de toutes sortes, très-bien rétribués, venaient chaque jour donner des leçons à ces jeunes enfants. De plus, ils avaient un gouverneur qui ne les quittait jamais et résidait au château de Balmarina.

Ce gouverneur, nommé don Pancho de Valmoral, appartenait à une famille de bonne et vieille noblesse, ruinée par les guerres de l’invasion française, et que des liens éloignés rattachaient à la famille Pacheco. Le père de don Pancho avait été un partisan convaincu du roi Joseph ; tout naturellement, au retour de Ferdinand VII, sa fortune avait été confisquée, il s’était trouvé subitement ruiné. Contraint de s’expatrier pour éviter de passer en jugement, il s’était réfugié en France, où, deux ans plus tard, il était mort de chagrin, laissant un fils jeune, instruit, intelligent, mais réduit la plus affreuse misère. Ce fils était don Pancho ; il était venu, traversant toute l’Espagne, Dieu sait au prix de quelles privations, se présenter, une lettre de son père à la main, au duc de Salaberry-Pasta.

Le duc, après l’avoir très-bien accueilli, l’avait assuré de sa protection ; en effet, dès que l’occasion s’en était présentée, il l’avait fait entrer chez sa fille, la marquise de Palmarès, en qualité de gouverneur de ses enfants.

Place fort belle, très-bien rétribuée, toute de confiance, et qui n’avait rien de blessant pour l’orgueil un peu chatouilleux du jeune gentilhomme.

Au moment où nous le mettons en scène, don Pancho de Valmoral était âgé de trente-cinq ans ; fort bien fait de sa personne, il avait les traits fins et distingués, mais constamment assombris par un nuage d’incurable mélancolie répandu sur sa physionomie douce et pensive.

Don Pancho avait voué à la marquise une affection respectueuse sans bornes, le dévouement le plus absolu ; il éprouvait pour elle un sentiment étrange, innommé, dont il ne se rendait pas compte lui-même, dont il n’essayait pas d’analyser l’essence, mais ressemblant beaucoup à cette adoration extatique que les fakirs de l’Inde ont pour leurs idoles.

Un mot ou seulement un regard de la marquise le bouleversaient, le faisaient rougir comme une jeune fille ; il baissait timidement la tête ; si elle lui parlait, il ne répondait qu’en balbutiant, presque sans savoir ce qu’il disait.

Doña Santa était bonne ; la timidité de cet homme, dont elle connaissait les malheurs, l’intéressait ; elle savait son dévouement à sa personne, elle lui était reconnaissante des soins intelligents qu’il donnait à ses enfants ; mais il n’en était et il ne pouvait en être rien de plus. Elle était trop hautaine pour que la pensée lui vînt seulement que ce pauvre garçon, relégué dans une position si infime, osât jamais lever les yeux sur elle ; et certes il n’y pensait pas : il avait trop bien conscience de sa situation pour qu’une telle pensée traversât son esprit, brisé depuis longtemps par tant d’humiliations imméritées.

Tel était l’homme que, au dire de la marquise, son mari avait pris pour but de sa feinte jalousie. En effet, pendant les querelles, qui se renouvelaient journellement, entre les deux époux, le marquis roulait des yeux furibonds et lançait des regards furieux au pauvre gouverneur, qui n’en pouvait mais et ne comprenait absolument rien à ce ridicule manège.

Nous sommes autorisés à supposer que le marquis riait lui-même in petto du désarroi dans lequel il jetait le malheureux gouverneur, dont il avait fait si méchamment le plastron de toutes les injures qu’il lui plaisait de lui jeter à la face, sans qu’il fût permis à celui-ci de lui répondre ; ce que, du reste, en supposant qu’il eût compris un seul de ces mots blessants et à double entente, le gouverneur se fût bien gardé de faire ; mais tous les traits plus ou moins mordants du marquis frappaient heureusement dans le vide. Ses allusions froissantes étaient d’autant moins saisies, que l’esprit de l’homme qu’elles voulaient atteindre planait dans une sphère trop élevée pour qu’il les entendit.

Quelques mois avant l’arrivée d’Olivier à Madrid, fatiguée de cette honteuse comédie jouée sans mesures par son mari, et qui, un jour ou l’autre, pouvait avoir un dénouement sinon scandaleux, mais du moins grotesque, et, dans tous les cas, fort désagréable pour elle, en portant même indirectement atteinte à sa considération, la marquise avait pris un grand parti.

Par l’entremise de son père, à qui elle avait franchement raconté ce qui se passait, elle avait obtenu, pour don Pancho de Valmoral, une place de contador mayor à la Havane, place fort belle qui, en assurant l’avenir du pauvre gouverneur, lui permettait de rétablir honnêtement, en quelques années, sa fortune sur des bases solides.

Don Pancho de Valmoral, malgré tous les avantages que lui assurait sa nouvelle position, ne s’était pas séparé de la marquise sans un horrible déchirement de cœur ! Peut-être, au moment de quitter pour toujours cette femme dont il avait fait son idole, avait-il eu une révélation, et avait-il lu enfin dans son cœur meurtri par tant de douleurs ; mais tout refus était impossible. Il prit congé, les larmes aux yeux, de sa noble protectrice, et partit, la mort dans le cœur, pour l’île de Cuba.

Les enfants de la marquise ne pouvaient pas se passer de gouverneur ; la marquise se mit en devoir d’en trouver un, mais celui-ci elle le choisit avec le plus grand soin.

Ce n’était pas facile d’en trouver un tel qu’elle le désirait ; enfin elle y réussit. Son choix tomba sur un certain licencié nommé don Antonio Perez de Libresco, homme d’une érudition profonde, d’une honnêteté à toute épreuve, âgé de cinquante-huit ans, très-mal conservé, portant des lunettes vertes sur ses yeux brûlés par les veilles, un peu bossu, très-bancal et doué comme visage d’une laideur irréprochable.

On l’aurait fait faire exprès que l’on ne fût pas arrivé plus juste ; du reste, le licencié don Antonio Perez de Libresco, de même que tous les hommes affligés de gibbosité, était d’humeur joviale, aimait à rire et avait la répartie vive et spirituelle, et parfois mordante.

Le marquis avait froncé les sourcils la première fois qu’il avait vu ce nouveau gouverneur assis à sa table ; une raillerie amère était montée à ses lèvres ; mais il s’était contenu, avait haussé les épaules, et jamais depuis il n’avait semblé accorder la plus légère attention au pauvre licencié, lequel, fort intrigué de cette conduite, mais n’osant en demander l’explication, cherchait vainement dans son esprit comment il avait pu encourir la disgrâce de son noble maître.

La marquise avait beaucoup ri de l’aventure, et elle riait encore en la racontant à Olivier ; en somme, elle s’était vengée de son mari ; elle jouissait intérieurement de son triomphe ; il n’y avait pas moyen d’être jaloux du licencié don Antonio Perez de Libresco.

Doña Santa raconta encore beaucoup d’autres choses à son frère, avouant franchement sa jalousie et l’appuyant sur la réputation trop bien établie de son mari, dont le temps, disait-elle, se passait à changer continuellement de maîtresses, sans daigner accorder un regard à sa femme, la seule de toutes qui l’aimât véritablement, et qu’il s’opiniâtrait à rendre si malheureuse par ses infidélités.

La marquise en avait gros sur le cœur ; sa confession fut complète, car elle voulut tout dire : ses confidences durèrent pendant tout le voyage.

Olivier essaya de consoler et de réconforter ce cœur blessé ; mais il n’y parvint que partiellement. La marquise était trop profondément atteinte. Aux raisons plus ou moins bonnes que lui donnait son frère, quand il lui conseillait de prendre patience, elle répondait : « Voilà quatorze ans que je dévore mes larmes en silence, sans me plaindre et sans récriminer ». S’il lui offrait de parler à son mari, de tenter de le lui ramener, elle souriait amèrement et répondait : « Mon père a essayé, il a échoué ; vous ne réussirez pas davantage, mon frère ». Puis elle secouait la tête et répondait, les dents serrées, les lèvres pâles et les regards affolés :

— Cet homme n’a pas de cœur ! il sait que je l’aime, et il se plaît me torturer ; il me méprise ! Et elle ajoutait avec une énergie fébrile : Mais qu’ont donc de plus que moi toutes ces femmes, pour qu’il les aime ainsi, et que moi il me délaisse ? Mon frère ! mon frère ! tout cela finira mal ; ma patience est à bout ; un jour j’éclaterai, et alors…

— S’il en est ainsi, ma sœur, dit Olivier, peut-être vaudrait-il mieux demander une séparation, que, certes, on ne vous refuserait pas.

— Moi ! demander une séparation ! quitter mon mari ! ne plus le voir !… Oh ! jamais ! jamais !…

— Mais puisqu’il ne vous aime pas ?

— Mais je l’aime, moi ! s’écria-t-elle avec un cri de lionne blessée ; je ne veux pas me séparer de lui ! Non ! J’endurerai tous les tourments de l’enfer, s’il le faut, mais je resterai près de lui toujours !… jusqu’à ce que…

— Quoi ? demanda Olivier avec inquiétude, en voyant qu’elle s’arrêtait.

— Rien ! répondit-elle avec un sourire énigmatique.

Olivier baissa la tête et se tut.

Il y eut un long silence.

La marquise regardait machinalement, et sans les voir, les arbres semblant fuir comme une armée en déroute de chaque côté de la voiture.

Olivier réfléchissait ; il était triste. L’avenir lui semblait gros de malheurs.

— Ah ! s’écria tout à coup joyeusement la marquise, voici Puerto-Real ; avant un quart d’heure nous arriverons.

En effet, les voitures avaient obliqué sur la droite, avaient pris une large route qui suivait les bords de la mer, et, laissant à gauche le chemin de Cadix, elles se dirigeaient à fond de train vers une ville à demi enfouie sous des flots de verdure, et dont on n’était pas éloigné de plus d’une lieue : cette ville était Puerto-Real.

Olivier jeta sur la baie ce regard expérimenté de marin auquel rien n’échappe ; il ne put retenir un cri de joie.

— Qu’avez-vous, mon frère ? demanda aussitôt la marquise.

Le jeune homme sourit, et, allongeant le bras dans une certaine direction :

— Regardez, Santa, ma chère sœur apercevez-vous ce bâtiment, là, entre Cadix et Puerto-Real, et qui porte si fièrement le pavillon américain à sa corne ?

— Je le vois, oui, mon frère c’est un brick, je crois ?

— Oui, c’est un brick, il se nomme le Lafayette.

— Il est bien beau et bien élégant, mon frère. Est-ce que vous le connaissez ?

— Si je le connais ! s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion, c’est mon navire, celui que j’ai si longtemps commandé lorsqu’il était corsaire et se nommait le Hasard ; mon cœur a bondi en le vuyant, tout mon être s est élance vers lui !… Pauvre Hasard !

— Mon frère, vous regrettez votre belle vie d’autrefois ?

— Hélas ! murmura-t-il.

— Sans doute ce navire vous rappelle bien des souvenirs ?

— Oui, Santa, ma sœur bien-aimée, répondit-il en lui prenant doucement la main et les yeux pleins de larmes, il me rappelle bien des souvenirs de joies et de douleurs ; c’est sur ce navire que j’ai été heureux comme il ne sera jamais donné à aucun homme de l’être en ce monde ; c’est aussi sur ce navire que mon cœur s’est brisé pour toujours ! Aujourd’hui, hélas ! il n’est plus que cendres.

Olivier cacha sa tête dans ses mains, essayant, mais en vain, d’étouffer les sanglots qui lui déchiraient la gorge.

— Mon frère, Carlos, mon cher Olivier, vous souffrez affreusement, s’écria-t-elle ; remettez-vous, je vous en supplie, vous m’effrayez.

Mais, si la douleur pouvait un instant abattre cette âme si fortement trempée, elle rebondissait vite et se relevait plus forte.

Olivier passa son mouchoir sur son visage et sourit.

— C’est fini, dit-il ; pardonnez-moi, ma sœur.

— Oh ! mon frère, j’avais deviné que vous aviez une grande douleur au cœur, mais jusqu’à ce jour je n’avais pas osé vous en parler. Vous me direz tout, Olivier ; je préfère vous donner ce nom, qui est celui que vous avez si longtemps porté ; vous me direz tout, je le veux : un frère n’a pas de secrets pour sa sœur.

— À quoi bon vous faire le récit de mes douleurs, chère sœur ! votre âme n’est-elle pas assez torturée par vos propres chagrins ?

— Mon frère, je veux connaître votre vie passée, je veux partager vos douleurs, comme vous partagez maintenant les miennes ; étant deux à souffrir, nous serons plus forts pour soutenir la lutte, ajouta-t-elle avec un délicieux sourire.

— Santa, vous êtes un ange. Oui, je vous dirai tout ; ressusciterai par la pensée l’ange que j’ai perdu et que vous auriez tant aimé ; vous lui ressemblez, Santa, vos deux âmes étaient sœurs ; quand vous connaîtrez sa triste histoire, vous l’aimerez. Lorsque vous me verrez dans mes heures sombres, vous me parlerez d’elle, vous prononcerez son nom, et le sourire reviendra sur mes lèvres à ce souvenir adoré doucement invoqué par vous.

— Oui, mon frère, nous parlerons d’elle ; nous oublierons le présent en nous réfugiant dans le passé. Merci, mon frère, de cette touchante confiance que vous mettez en moi.

En ce moment, les voitures tournèrent dans un chemin, escaladant les flancs des collines, et, laissant la ville sur la gauche, elles gravirent les pentes assez raides sans ralentir leur allure.

En Espagne les voitures galopent toujours, pour monter comme pour descendre ; les mules semblent endiablées, rien ne les arrête.

Quelques minutes plus tard, les voitures franchirent les grilles ouvertes d’une délicieuse villa, et, après avoir exécuté une courbe savante, elles vinrent s’arrêter devant un double perron de marbre, au pied duquel attendaient une foule de serviteurs en grande livrée qui se découvrirent respectueusement à la vue de leur maîtresse et de son frère, le marquis de Soria.

La marquise se retira aussitôt dans son appartement, et Olivier se fit conduire dans le sien.

— Dans une heure, avait dit la marquise, nous nous réunirons, après avoir changé de toilette.

Et elle avait disparu avec ses caméristes.

Cette villa — nous la nommons ainsi, ne sachant comment la désigner autrement — était en réalité un magnifique château, entouré d’un immense parc, rempli d’ombre et de fleurs. Ce château était de construction moresque ; il avait, disait-on, appartenu jadis à un puissant émir parent de Boabdil, roi de Grenade. Cet émir s’était, assurait la légende, tué avec toutes ses femmes plutôt que de consentir à abandonner l’Espagne pour retourner en Afrique ; on montrait la pièce où avait eu lieu cette héroïque boucherie. C’était précisément celle qui, en ce moment, servait de chambre à coucher à Olivier. De ses fenêtres on avait sous les yeux tout le magnifique panorama de cette admirable baie de Cadix, sans rivale au monde.

Pendant qu’Olivier contemplait la mer avec cet amour profond que les marins conservent toujours pour elle au fond de leur cœur, son valet de chambre, avec son consentement, lui racontait comment l’émir, après avoir vaillamment combattu pendant tout le siége de Grenade, s’était échappé de la ville pour ne pas souscrire à la honteuse capitulation consentie par Boabdil, et s’était réfugié dans son château, où, pendant plus d’un mois, il avait résisté, avec ses seuls serviteurs, à toutes les forces envoyées contre lui par le roi Ferdinand et la reine Isabelle ; refusant toutes les capitulations qu’on lui proposait ; et, enfin, n’ayant plus de vivres et tous ses serviteurs ayant été tués à ses côtés, il avait résolu de donner la mort à toutes ses femmes, au nombre de douze, toutes belles comme des houris ; il avait exécuté cette résolution héroïque, et s’était tué ensuite ; de sorte que les chrétiens, quand ils eurent enfin brisé les portes, ne trouvèrent plus dans le château que des cadavres.

Cette légende, que nous résumons ici en quelques mots, avait été contée bien plus longuement et avec une foule de détails intéressants par le domestique ; mais ce fut peine perdue, Olivier n’en entendit pas un mot, il rêvait.

La vue de la mer lui avait rappelé un monde de souvenirs.

Une heure plus tard, le frère et la sœur se trouvaient réunis de nouveau.

— Mon frère, dit la marquise, il est onze heures du matin, vous sentez-vous appétit ?

— Bon ! pourquoi me demandez-vous cela, ma sœur ?

— Tout simplement parce que si vous avez appétit, il vous faut attendre au moins une heure pour vous satisfaire.

— Qu’à cela ne tienne, ma sœur, répondit-il en riant j’attendrai tout le temps qu’il vous plaira.

— Bien. Donnez-moi le bras, nous allons faire une promenade sur le bord de la mer. Je hais tout ce brouhaha qui suit une arrivée de voyage ; je ne me plais dans ma maison que lorsque tout y est en ordre.

— Mais il me semble, répondit-il en lui tendant le bras, que vos serviteurs ne font pas grand bruit, et que tout est dans un ordre excellent.

La marquise sourit avec finesse.

— Venez, dit-elle.

Ils sortirent ; une voiture attelée les attendait.

Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait à Puerto-Real, sur le quai.

Un joli yacht, portant à l’arrière un pavillon aux armes de la marquise, se balançait à quelques pas du môle ; un canot attendait.

— Singulière promenade que vous me faites faire, ma sœur ! dit gaiement Olivier.

— Pourquoi donc cela ? Donnez-moi la main pour descendre dans ce canot. Bien ! Maintenant, venez.

Olivier obéit et s’assit auprès d’elle ; le canot se dirigea vers le yacht, sur lequel les voyageurs montèrent. L’embarcation fut aussitôt hissée ; le yacht leva son ancre à jet, déplia ses voiles et mit le cap sur Cadix.

— Ah ça, où sommes-nous donc ici ? demanda Olivier en faisant asseoir sa sœur sur un fauteuil placé à l’arrière du petit bâtiment.

— Mais chez nous, vous le voyez bien ce yacht appartient à notre père.

— Très-bien ; cependant ce sont vos armes que je vois brodées sur ce pavillon ?

— C’est une galanterie du capitaine.

— Bien ; me permettez-vous de vous demander où nous allons ?

— Regardez.

— Nous avons le cap sur Cadix ; mais il me semble…

— Il vous semble mal, cher frère ; je vous ai enlevé et je vous conduis chez notre ami don Jose Maraval, auquel j’ai envoyé hier un courrier, et qui nous attend aujourd’hui à déjeuner, à midi

— Ah ! voilà une délicieuse surprise que vous me faites, Santa ! s’écria-t-il avec émotion, en lui baisant tendrement la main ; ah ! les femmes seront toujours nos maîtres ! Avec quelle charmante perfidie vous avez mené cette petite trahison ! comme vous m’avez bien trompé !

— Bah ! les hommes ne doivent-ils pas toujours être trompés par nous pour être heureux ?

— C’est selon dit Olivier en riant ; il ne faut pas pousser cela trop loin.

Pendant qu’ils causaient ainsi, le yacht marchait. La distance entre Puerto-Real et Cadix est très-courte ; elle fut bientôt franchie. Une voiture découverte, aux armes de la marquise, attendait sur le quai ; près de la voiture, deux hommes causaient en fumant.

Le yacht vint se ranger bord à quai ; les voyageurs débarquèrent.

Les deux hommes s’étaient élancés à la rencontre des arrivants ; Olivier serra la main du premier et se jeta dans les bras du second, qu’il embrassa à plusieurs reprises.

La marquise regardait cette scène en souriant.

— Ma sœur, dit Olivier avec émotion, en lui désignant l’homme qu’il venait d’embrasser si longuement, j’ai l’honneur de vous présenter mon plus ancien et mon meilleur ami, M. Ivon Lebris.

Le jeune homme salua respectueusement ; la marquise lui rendit son salut, et, lui tendant la main avec un délicieux sourire :

— Monsieur Ivon Lebris, lui dit-elle, voulez-vous me faire l’honneur de m’aider à monter en voiture ; tous les amis de mon frère sont les miens.

Le digne Breton salua de nouveau ; ne sachant comment répondre à une aussi grande dame, il se tut et lui obéit.

— Veuillez monter, monsieur, et vous asseoir en face de moi, reprit la marquise.

— Mais, madame…, répondit le Breton interloqué d’un si grand honneur.

— Ah çà, es-tu fou ? dit Olivier en riant ; n’entends-tu pas ma sœur ?

— Pardonnez-moi, monsieur le marquis, mais je n’ose…

Olivier lui coupa brusquement la parole :

— D’abord, je te défends de m’appeler ni monsieur ni marquis ! s’écria-t-il avec colère. Mauvais cœur ! est-ce que je ne suis plus ton matelot ?

— Ah si, toujours, matelot ! s’écria le pauvre Breton, les yeux pleins de larmes ; mais le respect…

— Le respect veut qu’on obéisse aux dames, animal ! Allons, monte en double.

— Oui, matelot, tout de suite. Ah ! que je suis content tu m’aimes donc toujours ?

— Ah ça ! est-ce que tu en doutais, par hasard ? répondit Olivier en le poussant par derrière, et, s’asseyant près de sa sœur : Allons, Jose, à votre tour.

M. Maraval monta, un valet ferma la portière, et la voiture partit.

Il était temps la foule commençait à s’amasser, ne comprenant rien à cette scène singulière.

— Monsieur Ivon Lebris ? dit la marquise.

— Pardon, madame, appelez-moi Ivon tout court, ou Lebris, vous me ferez grand plaisir : c’est comme cela que me parle Olivier ; et comme vous êtes sa sœur… Il commençait à s’embrouiller dans sa phrase et ne savait plus comment la finir.

Olivier vint au secours de son matelot.

— Ma sœur t’appellera comme tu voudras, matelot, mais à la condition que tu me parleras à moi comme tu l’as toujours fait.

— À la bonne heure, matelot, j’aime mieux cela ; je croyais que cela te ferait plaisir de t’appeler marquis.

— Dites-moi, monsieur Lebris, reprit la marquise, vous aimez donc bien mon frère ?

— Comme s’il était mon frère à moi, madame la marquise. Depuis quinze ans, nous ne nous sommes jamais quittés, sans compter que nous nous sommes réciproquement sauvé la vie une demi-douzaine de fois : cela cimente rudement l’amitié entre deux hommes, allez, madame !

— Eh bien ! je ne vous appellerai plus M. Lebris, vous serez un second frère pour moi ! mais vous me promettrez de ne pas relâcher une seule fois à Cadix sans venir me voir à Madrid ?

— Oh ! cela, je vous le promets, madame : je serai trop heureux de revoir mon matelot, ainsi que vous, ajouta-t-il comme correctif.

— Merci, ami Lebris, dit la marquise en souriant surtout n’oubliez pas votre promesse.

Nous ne dirons rien de la réception qui fut faite par Mme Maraval et sa fille à la marquise et à son frère ; elle fut telle que ceux-ci pouvaient la désirer.

Pendant trois semaines ce fut une suite non interrompue de fêtes et de promenades, tantôt à Cadix, tantôt à Puerto-Real ; les deux familles s’étaient confondues en une seule.

Ainsi que l’avait désiré sa sœur, Olivier lui avait fait visiter le Lafayette ; ils y revinrent plusieurs fois ; la cabine d’Olivier était restée telle qu’il l’avait disposée pendant qu’il commandait le Hasard.

Ce fut dans cette cabine qu’Olivier voulut raconter à sa sœur l’histoire si touchante et si triste de la pauvre Dolorès ; ce récit arracha bien des larmes à la marquise, larmes que le frère et la sœur confondirent toujours, car ils étaient aussi émus l’un que l’autre pendant cette longue histoire.

Cependant le jour du départ de M. Maraval arriva, comme tout arrive, à son heure ; la veille de l’embarquement les deux familles dînèrent à bord du brick.

Olivier et sa sœur restèrent à bord jusqu’au dernier moment. Olivier eut une longue et secrète conversation avec son matelot Ivon, puis il fallut songer à se séparer. Les adieux furent tristes ; Olivier ne pouvait pas s’arracher des bras de ses amis.

Cent fois le mot : Adieu ! avait été prononcé, et l’on restait toujours ensemble ; le navire était sous voiles, il fallut enfin se décider à le quitter.

— Au revoir dit Olivier à M. Maraval et à sa femme. Souviens-toi ! ajouta-t-il en s’adressant à Ivon Lebris.

— C’est là ! répondit le Breton en se frappant la poitrine.

Olivier se jeta dans le canot, où déjà sa sœur avait pris place, et ils regagnèrent tristement Puerto-Real ; arrivé à la villa, Olivier saisit un fusil et monta en courant sur une terrasse.

Le brick était sur le point de disparaître à l’horizon.

Olivier lâcha la détente du fusil, le coup partit en l’air ; presque au même instant une détonation sourde se fit entendre, et une légère fumée apparut, visible seulement avec une longue-vue, sur l’arrière du brick.

Ivon avait aperçu la fumée du fusil, il avait répondu par un coup de canon.

Quelques instants plus tard, tout s’effaça, le brick avait disparu.

Olivier se laissa tomber sur un siège en murmurant :

— Partis ! maintenant je suis seul, seul à jamais !

— Ingrat ! lui dit une voix douce à l’oreille, ne te reste-t-il pas ton père et ta sœur, qui t’aiment eux aussi ?

— Pardonnez-moi, Santa, ma sœur chérie, dit-il avec une ineffable tristesse, mais ceux-là étaient mes plus anciens et mes meilleurs amis.

— Viens, Olivier, allons retrouver notre père, il te consolera ; lui et moi, nous ne te manquerons pas !

— Oui, murmura-t-il si bas que sa sœur ne put l’entendre, mais vous aurai-je toujours ?

Et, cédant à la douce pression de la main de sa sœur, il quitta la terrasse après avoir jeté un dernier regard sur la mer, où rien n’apparaissait plus !

Le lendemain, ils repartirent pour Madrid.