Par mer et par terre : le corsaire/VII

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CHAPITRE VII

DANS LEQUEL OLIVIER TERMINE ENFIN SON RÉCIT.


Depuis que les colonies anglaises du Nord-Amérique ont si vaillamment conquis leur indépendance, et formé une république fédérale dont la richesse, l’importance politique grandissent chaque jour, les nouveaux affranchis, hommes pratiques par excellence, comprenant que la prospérité des États repose principalement sur l’agriculture et l’industrie, source de tous biens, se sont voués résolument à la culture de leur vaste territoire demeuré improductif, de parti pris, pendant toute la durée de la domination anglaise. Ces immenses forêts vierges, dont la végétation est si puissante, devaient être en effet pour les Américains une source d’inépuisables richesses.

Malheureusement, la population des anciennes colonies anglaises est loin de se trouver en rapport avec l’étendue des contrées qu’elles possèdent ; les bras leur font défaut. Les côtes seules sont habitées, l’intérieur est couvert d’impénétrables forêts, où jamais n’a retenti la hache du pionnier, et dont seuls quelques hardis chasseurs, entrainés à la poursuite du gibier, ont foulé, en hésitant, les routes ignorées, tracées par le passage des bêtes fauves. Il importait de porter au plus vite un remède efficace à cet état de choses. Alors ils ont fait appel à l’émigration européenne, à laquelle ils ont offert de très-grands avantages, et qui bientôt afflua chez eux.

Mais, il faut l’avouer, les Anglo-Américains ne se sont pas toujours conduits envers les aborigènes, seuls et véritables propriétaires du sol, avec cette équité, cette justice et cette loyauté auxquelles ceux-ci étaient en droit de s’attendre dans leurs relations communes.

Les aborigènes de l’Amérique du Nord n’ont jamais été conquis.

Les premiers Européens qui débarquèrent sur leurs côtes se présentèrent en suppliants c’étaient des proscrits, à la recherche d’un asile ; ils furent reçus à bras ouverts et accueillis en frères par les Indiens, émus de pitié et attendris par le spectacle touchant de leur misère. Les pèlerins de Plymouth, ainsi qu’ils se nommaient eux-mêmes, achetèrent des Peaux-Rouges les terres que leur intention était de défricher, sur le bord de la mer, derrière l’immensité de laquelle, avec les yeux du cœur, ils apercevaient encore la patrie aimée, qu’ils avaient été contraints de fuir.

Un commerce d’échanges fut régulièrement établi entre les Indiens et les Européens, commerce fonctionnant d’abord avec une grande loyauté, et de façon que les intérêts des contractants, fussent sauvegardés d’un côté comme de l’autre.

Malheureusement, les institutions humaines portent toutes en elles un germe de corruption qui finit toujours, quoi qu’on fasse, par les vicier et les fausser. La simplicité des uns, l’avarice des autres, devaient, à un moment donné, amener une catastrophe ; ce fut ce qui ne tarda pas à arriver. La plupart des nombreux émigrants que l’espoir d’un gain facile poussait en Amérique ne comprirent pas, ou, ce qui est plus vrai, ne voulurent pas comprendre les droits, cependant indiscutables et sacrés, des Indiens. Venus en mendiants en Amérique, et mourant presque de faim, ne pouvant rien acheter, puisqu’ils manquaient de tout, ils prétendirent dicter des lois, s’emparer de vive force des terres qu’ils convoitaient et s’y maintenir, envers et contre tous, le fusil à la main.

Les Indiens, poussés à bout par ces injustes prétentions que rien ne justifiait à leurs yeux, résistèrent. Cette mauvaise foi calculée les indignait. Ils opposèrent la force à la force. Alors une guerre de ruses, d’embûches et de trahisons commença entre les Indiens iniquement dépossédés et les blancs qui prétendaient les dépouiller.

Cette guerre se continue encore aujourd’hui, aussi furieuse et aussi acharnée des deux parts ; elle durera jusqu’à l’extinction complète de cette race rouge, si généreuse et si noble, et que l’on prétend faire disparaître complétement du territoire des États-Unis ; triste remerciement des innombrables services rendus par les Indiens aux pèlerins de Plymouth.

Ces émigrants, flétris du nom générique de squatters, sont pour la plupart d’origine tudesque, race qui ne reconnaît d’autre droit que la force et prétend que la possession vaut tous les titres les mieux libellés.

Or, depuis deux ans, un de ces misérables squatters, homme féroce et d’une moralité plus que suspecte, s’était établi de vive force, et sans aucuns droits, sur le territoire de chasse d’une puissante tribu de la grande nation desKenn’as, ou Indiens du sang, et prétendait s’y maintenir malgré tous.

Les Kenn’as avaient le droit et la justice pour eux ; ils protestèrent et portèrent leurs plaintes jusqu’à Washington ; le gouvernement reconnut leur droit incontestable et fit tout ce qu’il put pour que justice leur fût rendue ; en un mot, il leur donna complétement raison. Mais ce fut en vain que le gouvernement s’interposa, il ne disposait pas de forces suffisantes pour se faire obéir. Le squatter refusa brutalement de traiter avec les Indiens, et, certain de n’avoir rien à redouter de l’autorité légale de la République, il jura que personne ne parviendrait à le déposséder des terres sur lesquelles il s’était établi de son autorité privée.

Les Kenn’as feignirent de se soumettre, mais ils se résolurent à agir de ruse, puisqu’il ne leur restait pas d’autre moyen d’obtenir justice ; ils s’allièrent à d’autres tribus, et bientôt ils disposèrent de forces considérables, résolues et bien armées.

Notre tribu faisait partie de cette confédération nouvelle, formée dans l’intérêt commun, dans le but de faire respecter des droits imprescriptibles. Au jour dit, les guerriers rejoignirent le rendez-vous commun ; je faisais naturellement partie de ces guerriers.

Quelques mois s’étaient écoulés depuis les dernières discussions des Kenn’as avec les squatters ; les Indiens n’avaient plus donné signe de vie. Les Américains supposaient ne plus avoir rien à redouter de leurs ennemis, et leur avoir inspiré une salutaire terreur par la façon barbare dont ils avaient traité quelques pauvres diables d’Indiens tombés malheureusement entre leurs mains.

On était à l’époque de la récolte des céréales, d’immenses meules de paille et de foin étaient disséminées dans les prairies ; le squatter avait bâti des bâtiments considérables, et comme il s’était établi en plein territoire indien, et très-loin des autres concessions, il avait élevé, au milieu de son défrichement, une espèce de citadelle construite en troncs d’arbres, où il se retirait avec sa famille et ses serviteurs les plus dévoués, à la moindre alarme.

Mais toutes ces précautions furent en pure perte : par une nuit sans lune, deux mille guerriers enveloppèrent le défrichement ; tous les bestiaux, et ils étaient nombreux, furent enlevés d’un seul coup, les bâtiments incendiés, et les blancs, surpris dans leur sommeil, implacablement massacrés et scalpés ; puis on mit le feu à toutes les meules et aux énormes amas de bois préparés pour construire d’autres bâtiments.

Le squatter s’était réfugié dans sa citadelle avec sa famille, les enfants des colons et quelques malheureux serviteurs échappés par miracle à la première attaque.

La lutte fut longue, terrible, acharnée ; les blancs se défendaient avec l’énergie du désespoir de gens qui savent n’avoir pas de merci à attendre.

Pendant sept jours et sept nuits, le combat se continua sans trêve et sans découragement d’un côté ni de l’autre ; vers la fin de la nuit du septième jour, la forteresse, minée par le feu, s’écroula sur la tête de ses défenseurs ; alors il y eut une lutte inouïe, insensée, corps à corps, un carnage horrible, une boucherie indescriptible ; tous les blancs, hommes, femmes, enfants, furent impitoyablement massacrés et hideusement scalpés ; pas un seul n’échappa à cette épouvantable vengeance mais la victoire coûta cher aux confédérés : plus de deux cents guerriers succombèrent.

Vers la fin de la bataille, j’avais été frappé par une poutre brûlante et j’étais tombé évanoui au milieu des ruines ; bientôt je disparus sous les cadavres et les débris de toutes sortes qui s’amoncelèrent sur moi.

Leur œuvre de vengeance accomplie, les Peaux-Rouges s’éloignèrent avec cette rapidité qui caractérise tous leurs mouvements ; ils emportèrent tous ceux de leurs morts et de leurs blessés qu’ils réussirent à découvrir dans les décombres. J’échappai, je ne sais comment, à leurs recherches.

J’ai toujours ignoré pendant combien de temps je demeurai sans connaissance. Quand j’ouvris les yeux, un silence de plomb régnait autour de moi.

Vous dire ce que j’éprouvai en ce moment, les pensées confuses qui tourbillonnaient dans mon cerveau affaibli, me serait impossible ; aux souffrances physiques venaient s’ajouter les souffrances morales ; la douleur de mon abandon me dompta : je m’affaissai, sans forces, sans courage ; mais cette prostration dura peu, la réaction se fit ; la volonté, sinon l’espoir, rentra dans mon cœur.

J’essayai alors de me débarrasser des cadavres sous lesquels j’étais enfoui et des décombres qui me recouvraient ; plusieurs fois il me sembla, mais c’était probablement une illusion, entendre soupirer près de moi, prononcer des paroles entrecoupées ; je percevais ces bruits comme dans un rêve ; étaient-ils réels, ou n’existaient-ils que dans mon imagination surexcitée ? je ne saurais le dire.

Quand, après des efforts obstinés, continus, avec toute l’énergie du désespoir, pendant plusieurs heures, je réussis enfin à émerger vivant de cette horrible tombe anticipée, je jetai un regard atone autour de moi : je ne vis que du sang, des ruines et des cadavres affreusement défigurés, sur lesquels les oiseaux de proie commençaient à s’abattre avec des cris rauques de joyeuse convoitise ; un soupir navrant souleva péniblement ma poitrine et je roulai évanoui sur le sol encore humide de sang.

Combien de temps se prolongea ce second évanouissement ? je l’ignore. J’en sortis par une si vive impression de froid, que je frissonnai des pieds à la tête.

J’ouvris des yeux hagards ; je n’avais pas, pour ainsi dire, conscience de mon être ; je ne savais si je renaissais à la vie ou si j’allais mourir ; je voyais sans rien distinguer clairement ; un voile sanglant s’étendait devant mes yeux j’entendais vaguement, comme dans un rêve, des gens parler avec animation, sans comprendre ce qui se disait autour de moi ; je croyais entrevoir plusieurs personnes penchées sur mon corps, mais je n’en avais pas la certitude ; je n’étais pas rentré en possession de mon moi ; je m’imaginais que cela était réel, ou peut-être même étais-je en proie à une hallucination étrange, résultant des épouvantables souffrances qui, depuis si longtemps, me torturaient.

À un certain moment, il me sembla qu’on me soulevait et que j’étais emporté par une course rapide ; mais, malgré moi, mes yeux se refermèrent brusquement, et tout s’effaça ; je retombai dans un anéantissement complet, semblable à la mort.

Lorsque je rouvris les yeux et regardai autour de moi, ma surprise fut extrême ; j’étais couché dans un immense lit enveloppé de rideaux, dans une chambre assez vaste, meublée avec ce goût étriqué, correct, mais pourtant confortable, bien que simple, qui caractérise la secte puritaine.

J’éprouvai une faiblesse et une prostration infinies à peine avais-je assez de force pour soulever les paupières mon cerveau était vide. J’essayai en vain de réfléchir, cela m’était impossible, les pensées ne s’éveillaient pas dans mon esprit ; ce travail intellectuel, au-dessus de mes forces, me fatiguait ; mes yeux se refermaient malgré moi ; je cédai et me rendormis.

Quelques heures plus tard, un bruit de voix m’éveilla ; plusieurs personnes étaient groupées autour de mon lit, dont les rideaux avaient été ouverts ; ces personnes causaient à voix basse, j’entendais et je comprenais clairement tout ce qu’elles disaient.

— Ne vous avais-je pas assuré que je le sauverais ? disait la première voix, appartenant à un homme.

— C’est miraculeux ! répondit une voix plus douce ; vous êtes certain, docteur, qu’il a repris connaissance et que la fièvre l’a définitivement quitté ?

— Certes, la crise a eu lieu, elle a été favorable ; avant quinze jours ce gaillard-là sera sur ses pieds, et aussi fort et aussi dispos que si, pendant trois mois, il n’était pas resté entre la vie et la mort ; c’est une admirable organisation il est bâti à chaux et à sable.

— Et vous le connaissez ? demanda une troisième voix que je n’avais pas entendue encore.

— Son délire m’a tout appris, reprit le docteur je sais mieux que lui-même qui il est et où il est né : c’est moi qui l’ai mis au monde ; il est vrai que le lendemain on me l’a enlevé, et que depuis je ne l’ai plus revu.

— C’est étrange !

— Non pas : c’est l’éternelle histoire de la vie humaine ; le hasard se plaît constamment à dérouter les combinaisons les plus ingénieuses. Dans un instant, monsieur le consul, il s’éveillera ; interrogez-le, vous verrez.

En ce moment j’ouvris les yeux et je regardai.

Deux hommes et une femme étaient debout auprès de mon lit, et me regardaient avec intérêt ; les deux hommes avaient depuis longtemps dépassé le milieu de la vie ; leurs cheveux étaient presque blancs.

Je poussai un cri de surprise à l’aspect de l’un des deux.

— Monsieur Lugox ! m’écriai-je en proie au plus grand étonnement.

— Hein ? s’écria en tressaillant M. Lugox, car en effet c’était lui ; vous me connaissez, mon ami ?

— Vous m’avez oublié, monsieur, répondis-je d’une voix faible ; je comprends cela ; j’étais bien jeune, j’avais un peu plus de sept ans lorsque je vous ai vu pour la dernière fois, il y a treize ans de cela ; mais moi, j’ai toujours conservé précieusement votre souvenir dans mon cœur.

— Je ne vous comprends pas, mon ami, dit-il avec agitation ; expliquez-vous, je vous en conjure.

— Avez-vous donc oublié votre fils adoptif ? murmurai-je avec une poignante tristesse.

— Olivier ! tu serais Olivier ! s’écria-t-il avec explosion.

— En doutez-vous, monsieur ? Vous avez été si bon pour moi au faubourg du Roule et rue Plumet.

— Non, non, je n’en doute pas, cher enfant ! s’écria-t-il en m’embrassant et me comblant de caresses je suis heureux ! oh ! bien heureux de te revoir !

— Pas plus que moi, monsieur, répondis-je les yeux pleins de larmes.

— Appelle-moi ton père, garçon, reprit-il, riant et pleurant à la fois ; si je ne le suis pas en réalité, tout au moins j’en ai joué le rôle, et je t’aime comme un fils !

— Assez ! dit le docteur en s’interposant, ces émotions sont trop fortes : vous me tueriez mon malade, et je veux qu’il vive. Cristo santo ! ajouta-t-il en souriant, je le connais depuis plus longtemps que vous ! Madame Leclerc, écoutez bien ceci : Je défends les visites, jusqu’à nouvel ordre ; il faut laisser à notre ex-moribond le temps de reprendre ses forces, ce qui ne sera pas long, si l’on m’obéit.

— Je vous obéirai, señor Legañez, répondit la vieille dame avec empressement n’est-ce pas vous qui l’avez sauvé ?

— C’est précisément pour cela que je ne veux pas que l’on me gâte une cure si bien commencée ; retirons-nous.

Le docteur me serra amicalement la main, la vieille dame sourit, M. Lugox m’embrassa, et tous trois ils quittèrent la chambre, dont la porte se referma derrière eux.

Cette scène, si courte qu’elle eût été, m’avait causé une émotion trop vive, dans l’état de faiblesse où j’étais encore j’étais anéanti. Quelques moments plus tard, je cédai au sommeil et je m’endormis profondément.

Trois semaines après, j’étais sur pied, fort et bien portant.

J’appris seulement alors où j’étais, et ce qui s’était passé pendant tout le temps que j’étais resté sans connaissance.

Le surlendemain de la destruction de la plantation du squatter, une nombreuse troupe de voyageurs avait, par hasard, traversé les ruines encore fumantes.

Les voyageurs avaient été saisis d’horreur à la vue de cet effroyable champ de bataille ; ils avaient fait halte aux environs et s’étaient dispersés, cherchant, parmi les cadavres gisants de tous les côtés, s’il n’y aurait pas quelqu’un à secourir seul, de tous, je n’étais pas mort il me restait encore une étincelle de vie ; ce fut cette étincelle que le docteur Legañez, qui faisait partie de cette caravane, essaya de raviver ; il me prodigua les soins les plus assidus. Les médecins se passionnent quand ils se trouvent en face de cures réputées presque impossibles : ce fut ce qui advint au docteur Legañez ; il était habile, fanatique de son art ; il employa toutes les ressources que la science mettait à sa disposition pour me sauver, il lutta opiniâtrement et sans jamais se décourager, avec la maladie ; bref, il fit si bien, qu’il triompha de tous les obstacles, et que la victoire lui resta, ainsi qu’il se l’était promis à lui-même ; je fus sauvé, contre toutes prévisions.

Le premier soin du docteur avait été de me faire transporter à Boston ; je fis ce long trajet sans m’en apercevoir. En me déshabillant, on avait reconnu que je n’étais pas Indien, à la couleur de ma peau ; d’ailleurs, je ne portais, à part quelques tatouages sur les bras, de peintures ni sur le visage ni sur le corps ; mes cheveux étaient très-longs, à la vérité, mais ils étaient noués simplement par derrière avec une peau de serpent, à la mode des coureurs des bois canadiens. Pendant mon délire, j’avais beaucoup parlé, tantôt dans une langue, tantôt dans une autre ; j’avais surtout parlé en français et prononcé certains noms ; la curiosité du docteur s’était éveillée ; il avait vu là un problème qu’il voulait résoudre. En arrivant à Boston, où il faisait sa résidence habituelle depuis quelques années, il parla de moi à plusieurs personnes, entre autres à M. Lugox, le consul français, son ami, comme me soupçonnant d’être son compatriote ; M. Lugox prit aussitôt à sa charge les frais de ma maladie et s’intéressa à moi, sans savoir encore qui j’étais.

Quant au docteur Leganez, jamais il ne voulut me faire connaître pour quels motifs et comment il avait quitté le Pérou, où sa position était en réalité magnifique, pour venir s’établir aux États-Unis, dans une ville comme Boston, où ses bénéfices étaient assez médiocres, en comparaison de ceux qu’il avait délaissés ; sur le reste, il me donna, avec la plus entière franchise, tous les renseignements qu’il possédait sur ma naissance, renseignements complétés par M. Lugox, qui, par M. Hébrard le banquier, avait appris toute mon histoire dans ses moindres détails ; peut-être dans le but de se venger de sa femme, ne fit-il plus tard aucune difficulté de m’instruire de tout ce que j’ignorais et que j’avais tant d’intérêt à connaître, et compléta sa révélation en me nommant mon père et ma mère.

M. Lugox ne se faisait pas d’illusions : il savait que jamais il ne reverrait la France, où son retour causerait tant d’ennuis de toutes sortes à sa femme et à M. Hébrard. Il avait bravement pris son parti de cet exil tacitement résolu contre lui ; il s’était arrangé en conséquence en se créant Une nouvelle famille, préférable, sous tous les rapports, à la première ; il avait femme et enfants sans mariage à la vérité, mais cette formalité ne lui importait guère. La maison était fort agréable j’y passais la plus grande partie de mes journées.

M. Lugox m’avait fait ses confidences et avait exigé les miennes ; le récit de mes aventures l’avait fort intéressé ; mon goût pour la marine lui plaisait ; il m’encouragea à persévérer dans cette voie, la seule qui m’offrît véritablement de l’avenir. J’étais décidé à suivre son conseil, d’autant plus qu’il m’était presque impossible de me rejeter dans la vie sauvage, pour laquelle je conservais un faible prononcé et que, secrètement, je regrettais beaucoup.

Il y avait alors sur rade, à Boston, cinq ou six bâtiments français, tous corsaires et négriers. Les capitaines de ces bâtiments venaient assez souvent passer la soirée chez le consul.

La traite se faisait alors au grand jour, et était considérée comme tous les autres commerces ; l’époque était loin encore où on regardait les négriers comme des pirates et où on les traitait comme tels ; le commerce du bois d’ébène, ainsi qu’on le nommait, était libre en Europe et très-encouragé aux colonies, où l’on avait besoin de noirs.

Parmi les capitaines avec lesquels je m’étais lié, il y en avait un pour lequel j’éprouvais une sympathie ou, pour mieux dire, une affection toute particulière c’était un homme jeune encore, de petite taille, mais rablé, comme disent les matelots, aux traits intelligents, réjouis et empreints d’une excessive bonhomie, bien qu’un peu railleuse, mais d’une grande bonté.

On le nommait, ou plutôt il se nommait, car son nom devait être un pseudonyme, le capitaine Galhaubans, et était excellent marin ; on racontait de lui des traits d’audace et de présence d’esprit véritablement extraordinaires.

Il commandait un grand diable de brick-goëlette qu’il avait acheté à Cuba ; ce bâtiment se nommait la Fortune ; il ressemblait beaucoup à notre Hasard pour la forme et les qualités, et me tirait l’œil chaque fois que j’allais flâner sur le port, ce qui arrivait souvent.

Un jour en causant et fumant des cigares, le consul s’étonna que le capitaine Galhaubans n’eût pas encore repris la mer.

— C’est bien contre mon gré, répondit celui-ci, je devrais être parti depuis longtemps déjà.

— Qui vous en empêche ?

— Le guignon qui me poursuit ; mon second, maître Brûlot, qui est rageur comme un cachalot, s’est pris de querelle, je ne sais où, avec un Danois, aussi rageur que lui ; mes deux enragés en sont tout de suite venus aux gros mots ; maître Brûlot a éventré le Danois, mais celui-ci, avant de tomber, lui a planté si raide son couteau entre les deux épaules, que j’ai été contraint de le faire porter à l’hôpital ; le diable sait s’il en échappera.

– Voilà qui est fâcheux ; n’avez-vous pas essayé de le remplacer ?

— Avec cela que c’est commode ! vous en parlez bien à votre aise, monsieur Lugax. D’abord je ne veux pas d’Américains, ils sont tous ivrognes et indisciplinés : les Yankees sont une peste sur un navire ; un seul suffit pour mettre le diable au corps de tout un équipage et le chambarder.

— C’est la vérité exacte, dit un capitaine corsaire avec un geste d’assentiment ; les Yankees ne sont bons à rien.

— Je ne veux que des Français avec moi, reprit le capitaine Galhaubans ; mais où en trouver un qui me convienne ?

— Vous cherchez mal, dit M. Lugox en souriant.

— Je ne cherche même plus du tout ; j’attends que la veine change et que le hasard m’offre ce que je ne réussis pas à trouver.

— Voilà un singulier raisonnement !

— Dame ! on raisonne comme on peut !

— Il ne tient cependant qu’à vous de changer cette mauvaise veine ?

— Pardieu si vous me prouvez cela, monsieur le consul, je consens à perdre vingt-cinq caisses de purs havanes !

– Est-ce tenu ?

– Pardieu puisque je le dis !

– Avez-vous demandé à Olivier ? reprit M. Lugox en me regardant avec intention.

— Ma foi, non ! La pensée ne m’en était pas venue ; je ne supposais pas qu’il consentirait à naviguer à la traite ?

— Pourquoi donc cela, capitaine ? demandai-je en riant.

— Dame je ne saurais vous le dire ; mais, vous le savez, certaines gens ont des préjugés ?

— Bon ! repris-je en riant ; je suis un sauvage, moi, capitaine ; les préjugés des gens civilisés me sont inconnus.

– Ainsi vous consentiriez ?

— Cela dépend de vous.

– Alors, c’est une affaire faite ; tope ! vous êtes mon second.

– Tope ! j’accepte, dis-je.

– Ah nous allons rire, fit-il en se frottant les mains ; vous recevrez vos cigares demain matin, monsieur le consul. Sacré matin je ne regrette pas de les avoir perdus. Buvez-vous beaucoup, monsieur Olivier ?

— Capitaine, j’ai été élevé par les Comanches, qui sont des Indiens sobres ; je ne bois que de l’eau.

— Alors, c’est parfait ! Je sens qu’avant deux jours nous serons bons amis.

Voici de quelle façon je fus nommé au moment où je m’y attendais le moins, second du brick-goëlette négrier la Fortune, capitaine Galhaubans.

M. Lugox m’obligea à accepter une somme de deux mille francs pour m’acheter tout ce qui me manquait ; véritablement je n’avais rien ; les vêtements que je portais n’étaient pas même à moi.

Second d’un navire à vingt ans, cela est fort beau ; aussi étais-je tout fier de mon nouveau grade.

Quatre jours plus tard, la Fortune appareilla.

Je n’ai jamais revu M. Lugox ni le docteur Legañez, mais je conserve de tous deux un reconnaissant souvenir.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ, le capitaine me tâta ; mais il ne tarda pas à reconnaître qu’il pouvait se fier à moi, et dès lors il me laissa agir à ma guise.

Le capitaine Galhaubans cumulait : il était à la fois corsaire et négrier. Quand il sortait d’un port sur lest pour se rendre à la côte, il faisait monter de la cale une douzaine de caronades, les mettait en batterie et il s’amusait à flâner, pendant un mois ou deux, sous les tropiques, aux environs des débouquements ; alors il était corsaire, et malheur aux bâtiments espagnols que leur mauvaise chance plaçait par son travers : il s’en emparait la hache au poing et massacrait tous les pauvres diables qu’il trouvait à bord ; puis, après avoir pillé le chargement du navire dont il s’était ainsi emparé, il faisait amarrer sur le pont les blessés ou les valides échappés au combat, sabordait le malheureux navire qui coulait à pic, et tout était dit.

Le capitaine Galhaubans nourrissait une haine implacable contre les Espagnols, je n’ai jamais su pourquoi.

Après s’être emparée ainsi de quelques bâtiments, la Fortune redevenait négrier, enlevait ses canons et se rendait à la côte d’Afrique pour y prendre un chargement de noirs ; le brick-goëlette était du reste parfaitement aménagé pour ce double service.

En quittant Boston, la Fortune était devenue corsaire.

Ce fut ainsi, mon cher Maraval, que, par le travers de Tristan-d’Acunha, j’eus l’heureux hasard de vous rendre service, ainsi qu’à votre charmante femme et à vos enfants, en vous sauvant des mains d’un pirate anglais, qui, après avoir brûlé le navire que vous montiez, se préparait, m’avez-vous dit, à vous faire un assez mauvais parti.

— C’est-à-dire, interrompit énergiquement M. Maraval, que vous m’avez sauvé de la mort, du déshonneur et de la misère ; le capitaine Galhaubans m’a juré lui-même qu’il ne se souciait nullement d’attaquer ce pirate, avec lequel, selon son expression, il n’avait que des coups à gagner ; qu’il n’avait fait que céder à vos instantes prières ; il est bon de bien établir ces faits ; c’est aussi cette fois que vous avez rencontré la famille Quiros, embarquée sur le même bâtiment que moi, et qu’elle aussi vous doit son salut.

– C’est vrai, mon ami ; mais ce que je faisais était tout simple.

— Tout simple, en effet, répondit M. Maraval en riant ; vous avez même poussé cette simplicité jusqu’à persuader à votre capitaine de changer de route et de nous débarquer en lieu sûr, après nous avoir restitué tout ce que le pirate nous avait pris ; ce qui, entre parenthèse, semblait fort peu plaire au brave capitaine Galhaubans, lequel faisait une mine de dogue auquel on arrache un os à moelle.

— Allons dit le jeune homme en plaisantant, je vois que c’est une résolution arrêtée : je n’aurai pas le dernier mot avec vous ; je passe condamnation et je continue mon récit.

Chacun profita de cette interruption pour allumer son cigare et vider son verre.

Olivier reprit après avoir posé son verre vide sur la table.

— L’existence d’un négrier est en dehors de toutes les conditions habituelles. Depuis un temps immémorial, des philanthropes, complétement ignorants des conditions dans lesquelles vivent les populations africaines, se sont plu à s’apitoyer sur les souffrances intolérables des nègres et la barbarie des négriers, leurs bourreaux ; ces malheureux noirs enlevés si cruellement à leur patrie, à leurs affections de famille, soumis aux plus affreuses tortures par les féroces marchands de chair humaine, etc., etc., et un million de phrases toutes faites et aussi peu concluantes, ont causé un émoi général en Europe. Je ne défends pas la traite, bien loin de là, ce trafic immoral me répugne, et j’espère qu’il disparaîtra tôt ou tard ; mais si elle a toujours existé, c’est que toujours elle a été reconnue nécessaire dans certains pays ; qu’on la remplace par autre chose de plus humain, j’y applaudirai des deux mains.

En attendant, mettant de côté toute exagération, laissez-moi vous expliquer quel est ce trafic, dans quelles conditions il se pratique et la part de blâme qui appartient aux négriers.

L’esclave en Afrique est la monnaie courante, on n’en connaît pas d’autre ; les rois vendent leurs sujets, et eux-mêmes les conduisent à la côte ; esclaves-nés des despotes qui les gouvernent, les pauvres diables passent sur les plantations américaines une existence mille fois préférable à celle qu’ils ont dans leur pays : eux-mêmes en conviennent, et le code noir est là pour le prouver. Les capitaines négriers, bien loin de maltraiter leur cargaison humaine, la traitent au contraire avec une grande douceur et la soignent avec la plus minutieuse attention ; non pas peut-être par philanthropie, mais par une raison beaucoup plus sérieuse à leur point de vue, leur intérêt, afin de conserver les esclaves bien portants et d’en tirer un bon prix sur les marchés américains.

Quel marchand serait assez stupide pour détériorer sa marchandise ? ceci n’est pas sérieux et ne saurait être discuté.

Souvent, au Rio-Pongo, nos baracouns regorgeaient d’esclaves riant et chantant du matin au soir, et n’ayant qu’un désir, s’embarquer au plus vite, tant ils craignaient de retomber entre les mains de leurs premiers maîtres.

Le capitaine Galhaubans possédait une riche factorerie au Rio-Pongo ; les rois du pays avaient pour lui une grande considération, et lui donnaient le titre de Mongo, c’est-à-dire Roi. Le capitaine les laissait faire. Sa factorerie était montée sur un grand pied ; il était véritablement souverain sur ses domaines ; il recevait avec une hospitalité princière les caravanes arrivant de l’intérieur.

Dès notre arrivée à la côte, le capitaine me laissa le commandement du navire et s’installa à terre ; je fis pour son compte quatre voyages à Cuba, avec, chaque fois, plein chargement de noirs, Foulahs et Mandingos. Nos bénéfices furent énormes. Le capitaine résolut alors de fonder une nouvelle factorerie dans la baie de Gallinas et de m’en donner la direction. Je me trouvai donc complétement embarqué dans la traite, un peu contre mon gré, je l’avoue, ce métier répugnait à mes instincts de liberté ; mais je dus obéir à mon chef. Je passerai rapidement sur mes opérations de facteur ; je mentionnerai seulement un voyage que je fis dans l’intérieur pour me procurer des esclaves.

Je partis pour Timbo avec une escorte de noirs bien armés je traversai Kya, ville mandingue ; de là je passai à Tamisso, puis à Jullien, et j’arrivai enfin à Timbo, après vingt et un jours de voyage ; nous avions fait quatre-vingts lieues, sans nous fatiguer outre mesure, à travers des paysages charmants et pittoresquement accidentés.

L’intérieur de l’Afrique est d’une beauté incomparable : la terre partout très-féconde, la végétation dépasse en puissance tout ce que j’ai vu, même en Amérique, dans les régions tropicales.

Malheureusement, les chemins n’existent nulle part ; le voyageur est contraint de se frayer passage la hache à la main : de là des lenteurs désespérantes et des fatigues inouïes pour les hommes et les animaux. Partout je fus reçu avec les plus grands honneurs ; la civilisation, toutes proportions gardées, est assez avancée, bien que ne ressemblant nullement à la nôtre ; d’ailleurs, la religion mahométane fait de très-grands progrès en Afrique : tous les rois, les princes et les chefs avec lesquels j’ai eu des rapports étaient musulmans et suivaient strictement leur religion, ce qui ne les empêchait nullement de vendre leurs sujets le plus cher qu’ils pouvaient. J’ajouterai que, dans l’intérieur des terres, les noirs éprouvent un dégoût invincible pour les blancs, dont ils ont une peur affreuse. Sur la côte, c’est tout le contraire. Je séjournai pendant un mois à Timbo, et je revins à ma factorerie, conduisant avec moi cinq cents esclaves choisis.

C’est surtout sur la côte que la force prime le droit, et que le commerce se fait à coups de fusil ; en voici un exemple entre autres :

La Fortune était mouillée à Gallinas, attendant un chargement de deux cent vingt noirs que le capitaine avait promis de nous envoyer de Bangalang. Sur rade et mouillé à une demi-encablure de la goëlette se trouvait un grand brick allemand, dont le capitaine avait traité avec un facteur espagnol ; le chargement de ce brick n’était pas complet ; il n’avançait que lentement, j’ignore pour quels motifs. Ce capitaine apprit, je ne sais comment, l’arrivée de mes nègres : il résolut de compléter son chargement en me les enlevant, ce qu’il fit en s’emparant audacieusement des embarcations sur lesquelles les esclaves étaient entassés tant bien que mal.

Je fus presque aussitôt prévenu de cet acte de piraterie. Je me rendis immédiatement à bord de la goëlette. Le brick virait au guindeau pour lever l’ancre ; sans perdre de temps, je filai du câble, puis je fis hisser le grand foc et la grande voile, afin que le bâtiment pût évoluer et prendre le brick en enfilade et sans autre forme de procès, je commençai à faire pleuvoir à l’improviste la mitraille sur son pont ; le brick riposta aussitôt ; la canonnade continua ainsi pendant environ un quart d’heure ; la nuit venait, il fallait en finir ; je coupai mon câble, et je tombai en grand sur le brick, qui, loin de s’attendre à tant d’audace, n’était nullement préparé à un combat corps à corps ; les grappins furent lancés et mon équipage se lança à l’abordage.

En nous voyant apparaître au-dessus des lisses, l’équipage du brick, fort peu nombreux, jeta ses armes et se rendit à discrétion. Mon premier soin fut d’enclouer les canons ; puis j’ordonnai le transbordement immédiat des nègres volés ; cet ordre fut aussitôt exécuté : mes matelots mirent tant d’entrain à m’obéir, que non-seulement ils emmenèrent mes nègres, mais encore ils s’emparèrent de cent quatre-vingts autres appartenant au capitaine du brick, les seuls lui appartenant qu’il eut à bord.

Il voulut réclamer ; je lui ris au nez ; et, en lui disant qu’il devait se trouver fort heureux que je ne m’emparasse pas de son bâtiment comme pirate, je l’engageai à mettre immédiatement sous voiles et à ne plus reparaître sur la côte, s’il ne voulait pas qu’il lui arrivât malheur. L’Allemand n’était pas le plus fort, il baissa la tête et obéit en grognant ; de cette façon je complétai, sans bourse délier, le chargement de la Fortune.

Je rendis compte de cette singulière aventure au capitaine. Il m’approuva fort, et en rit beaucoup ; lui-même, dans une circonstance à peu près semblable, avait, quelque temps auparavant, agi de même avec un capitaine danois.

Ce dernier événement acheva de me dégoûter du métier de négrier, et, malgré la vive amitié que je professais pour le capitaine Galbaubans, je lui fis part de mes scrupules et de mon intention bien arrêtée de renoncer pour toujours à la traite.

Le capitaine fut très-chagriné de ma détermination ; mais il me connaissait, il n’essaya pas de la changer ; il me pria seulement de conduire la goëlette à Cuba, ce à quoi je consentis ; puis il régla mes comptes très-largement, me souhaita un bon voyage, m’embrassa, et je le quittai pour ne plus le revoir.

Le surlendemain de mon retour à Gallinas, au lever du soleil, je levai l’ancre et, disant adieu à la côte d’Afrique, je mis le cap sur l’île de Cuba.

J’étais resté deux ans et quatre mois avec le capitaine Galhaubans. Pendant ces deux ans, il m’était arrivé les aventures les plus extravagantes et les plus extraordinaires ; mais je me bornerai à ce que je vous en ai dit, pour ne pas allonger un récit déjà trop long ; je me bornerai à constater que ce fut à bord de la Fortune que je connus Ivon Lebris, mon matelot et mon second aujourd’hui ; je contractai avec lui une de ces franches et sincères amitiés de marin, que la mort elle-même ne saurait rompre entièrement.

— Merci, matelot, dit Ivon en tendant sa main à Olivier, qui la pressa affectueusement dans la sienne.

— La Fortune atteignit Cuba après une rapide et excellente traversée, sans avoir perdu un seul noir, ce qui est rare dans ces sortes de voyages.

Je débarquai et je remis le navire au consignataire associé du capitaine Galhaubans.

La vente de mon chargement de bois d’ébène me produisit pour ma part un très-beau bénéfice.

J’étais riche : on gagne beaucoup à la traite quand on réussit ; toutes mes expéditions avaient été heureuses ; j’avais économisé, faute d’occasions de dépense, une fort jolie somme, sans compter celle que mon matelot avait en poche, et comme nous faisions bourse commune, ce que nous faisons encore, rien ne nous pressait, et nous avions le temps de voir de quel côté soufflerait le vent.

Cuba ne me plaisait que médiocrement, à cause des Espagnols qui l’habitent ; c’est d’ailleurs un magnifique pays. Je pris avec Ivon passage sur une goëlette américaine, qui nous transporta à la Nouvelle-Orléans.

À cette époque, la Nouvelle-Orléans était encore presque une ville française ; il n’y avait que quelques années seulement qu’elle avait été cédée par la France aux États-Unis ; la langue française y dominait.

J’y retrouvai, par le plus grand hasard, don Diego Quiros et sa famille. Il était venu à la Nouvelle-Orléans dans l’intention d’acheter, ce qu’il fit du reste, des machines plus commodes et plus avantageuses que celles dont on se servait, dans les colonies espagnoles, pour l’extraction du minerai dans les mines.

Bien que trois ans se fussent écoulés depuis notre rencontre, je reçus cependant le plus charmant accueil de toute cette bien chère famille ; cette adorable petite Dolorès fut merveilleuse d’attention et de câlineries pour son grand ami, ainsi qu’elle me nommait si gentiment dans son charmant babil. C’était déjà presque une jeune fille ; mais elle ne semblait pas s’en douter le moins du monde.

J’appris que plusieurs corsaires Colombiens étaient en armement à Londres ; ne trouvant pas à la Nouvelle-Orléans ce que je cherchais, je m’embarquai, avec mon matelot, sur un navire américain en partance pour l’Angleterre.

J’avais hâte de quitter la Nouvelle-Orléans et de me séparer de la famille Quiros, à laquelle je sentais que trop de liens commençaient à m’attacher.

Le navire était frété pour Liverpool. À peine arrivé, je descendis à terre ; après avoir expédié Ivon à Londres pour prendre langue, je partis pour Glascow, et je me rendis tout droit à la maison du capitaine Grifnths.

Je fus reçus à bras ouverts par toute la famille.

Onze ans s’étaient écoulés depuis notre brusque séparation dans la baie d’Hierba ; un changement presque complet s’était opéré dans mon individu ; et pourtant, aux premiers mots que je prononçai, je fus reconnu : cette chère et patriarcale famille m’avait conservé toute son affection malgré ce long temps écoulé ; les enfants étaient devenus des hommes, les filles étaient mariées ; le capitaine ne naviguait plus ; il parlait souvent de moi ; il avait la conviction que je n’étais pas mort, et que je reviendrais.

Il me fit raconter toutes mes aventures, qu’il écouta avec le plus vif intérêt ; je passai dans cette chère famille, à laquelle je devais tant, les quinze plus heureux jours de ma vie. Enfin il fallut nous séparer ; au moment de mon départ, le capitaine voulut régler ce qu’il appelait son compte avec moi. Je ne sais quel compte d’apothicaire il me fit ; ce qui est certain, c’est que, bon gré mal gré, il me contraignit à recevoir une somme énorme, 775 livres sterling (environ 19, 475 francs) dont il prétendait être mon débiteur. Je revins à Londres littéralement bourré de banknotes ; ma fortune m’effrayait.

Ivon n’avait pas perdu son temps à Londres. Grâce à lui, trois jours après mon arrivée, je m’embarquai en qualité de second sur un corsaire Colombien, où Ivon était engagé comme premier lieutenant.

Un soir, au moment où je tournais le coin d’une de ces hideuses rues qui déshonorent le West-End, je reçus en pleine poitrine un coup de poignard, en même temps qu’une voix rauque me disait en espagnol :

— Tu ne veux donc pas mourir, maudit !

Le coup avait été si vigoureusement porté, que je reculai en trébuchant jusqu’à la muraille, contre laquelle je m’appuyai pour ne pas tomber : j’étais à demi évanoui. Mon agresseur, croyant probablement m’avoir tué, s’était hâté de s’esquiver. Je n’étais même pas blessé : par un heureux hasard, je portais, dans la poche de côté de mon uniforme, un énorme portefeuille en cuir de Russie, gonflé de papiers de toutes sortes ; la lame du poignard s’était émoussée sur cette dure carapace.

Cependant je demeurai pendant près de dix minutes avant de reprendre complètement mes sens.

Je cherchai vainement à m’expliquer cette tentative de meurtre ; car il était évident que je n’avais pas eu affaire à un voleur, puisque l’inconnu n’avait pas essayé de s’emparer de mon portefeuille.

C’était une vengeance ! Les paroles mêmes prononcées par l’assassin, en me frappant le prouvaient.

Mais qui pouvait avoir contre moi des motifs de haine assez graves pour en venir à cette extrémité ? C’était la première fois que je mettais le pied à Londres, où je ne connaissais et n’étais connu de personne !

Ce n’est que plus tard, bien plus tard, il y a quelques jours seulement, que j’ai eu l’explication de cette énigme, à Puerto-Santa-Maria, pendant les courses, lors de mon duel avec le comte de Salviat.

Ceux que je gêne voulaient et veulent encore se débarrasser de moi.

Leur haine veille toujours à mon côté ; elle ne sera assouvie que par ma mort.

Je me rendis à bord du corsaire ; pendant les quelques jours qu’il resta encore en Tamise, je m’abstins de descendre à terre, et fis, je crois, bien.

L’assassinat, manqué une première fois, aurait certainement réussi une seconde.

Enfin le navire leva l’ancre, descendit le fleuve et déboucha dans la mer.

Pendant plusieurs mois, notre bâtiment croisa sur les côtes d’Espagne.

La croisière fut heureuse, elle commença presque aussitôt.

Plusieurs navires, se rendant dans l’Amérique espagnole, furent surpris et enlevés par nous.

La croisière terminée, le corsaire ne rentra pas dans les eaux anglaises ses prises étaient expédiées dans les ports de France.

Un beau jour, le navire enfila le détroit de Gibraltar et établit sa croisière dans le golfe de Lion.

Cette seconde croisière ne fut pas heureuse comme prise ; en revanche, nous fûmes assaillis à l’improviste par un épouvantable ouragan, qui nous contraignit à nous réfugier, à demi désemparés, dans le port de Marseille.

Je tremblai en me voyant dans un port français ; j’étais en proie à de sombres pressentiments : ils ne me trompaient pas. Quatre jours après notre entrée dans le port, sur un ordre télégraphique arrivé de Paris, la police se rendit à bord.

Ivon et moi nous fûmes arrêtés comme matelots déserteurs de la marine marchande française ; nous fûmes conduits les menottes aux mains, à pied, entre quatre gendarmes, à Toulon et embarqués d’urgence sur le vaisseau le Formidable.

Était-ce encore une vengeance ? Oui.

Le reste, vous le savez, messieurs, je n’ai donc rien à ajouter, si ce n’est que maintenant vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même ; l’avenir seul demeure enveloppé de mystères ; nous verrons ce qu’il me réserve encore.