Paravents et Tréteaux/13

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 123-130).

ELLE EST JOLIE !




Dit par M. C. Coquelin.





L’autre jour, mon vieil oncle Éloi,
— Oncle du côté de ma mère, —
Me dit : « Mon cher ! réjouis-toi !
Je viens de trouver ton affaire !
Famille honnête, bon maintien,
Position très établie…
Enfin, — ce qui ne gâte rien ! —

Elle est jolie ! »


— Bravo ! répondis-je, alléché
Par le programme du bonhomme ;
Mais du moins, avant le péché,
Je voudrais voir ce qu’est… la pomme.
Cette enfant, — ô mon oncle Éloi ! —
Par vous est peut-être embellie ?…
— « Non ! va !… tu diras comme moi :

Elle est jolie ! »


— Eh bien, soit ! Faites-la-moi voir…
Ménagez-nous quelque soirée
Suivant l’usage, en habit noir,
Simple et nullement préparée.
Je contemplerai de plein gré
Cette jeune fille accomplie…
Et peut-être aussi je dirai

Qu’elle est jolie !


Ce soir, — vous l’avez deviné
Rien qu’à ma superbe tenue, —

Par mon oncle je fus mené
Dans une maison inconnue.
On dansait. Il me dit : « Voici ! »
La salle était toute remplie…
— Où ? — Là-bas ! — J’y suis ! Voyons si

Elle est jolie !


Et je regardai, longuement.
Eh bien… Mais j’ai grand tort peut-être
De formuler mon jugement
Quelqu’un ici peut la connaître ?
« Non ! » me répondez-vous… — Qui sait ?
D’ailleurs, est-ce chose polie
De décider ainsi qu’elle est

Ou non jolie ?


Je m’étais toujours dit : Je veux
Une femme brune… elle est blonde.
Des yeux noirs… elle les a bleus.
Très mince… elle a la taille ronde.

Petite… elle est grande vraiment !
Très rose… elle est plutôt pâlie…
« Bah !… répondrez-vous, du moment

Qu’elle est jolie ! »


Puisque vous tenez tant, mon Dieu,
À mon opinion formelle,
Je dirai qu’en cherchant un peu
On doit trouver aussi bien qu’elle.
Non !… ce n’est point une beauté
Que l’on adore à la folie,
Dont on dit, d’un air exalté :

« Qu’elle est jolie ! »


Non !… ce n’est point du tout cela…
L’enfant n’est pas une merveille…
Mais laide, non !… bien loin de là !
Ce qu’elle a de mieux, c’est l’oreille !
Son nom, — je vous le dis tout bas, —
Me paraît d’un fade : Julie !…

Mais du moins si Julie, hélas !

Était jolie !


Réfléchissons un peu, pourtant,
Avant d’abandonner l’affaire…
Est-il tout à fait important
Disons même plus… nécessaire
De prendre pour femme, entre nous,
La jeune fille qu’on publie
Partout et de l’aveu de tous

Comme jolie ?


Est-ce un plaisir à souhaiter
Quand dans le monde on se transporte
Avec sa femme, d’écouter
Deux messieurs causant de la sorte :
« Dis donc… la dame en bleu… tu sais…
— Je crois bien, mon cher… accomplie !
Un dos !… des bras !… un vrai succès !…

Et puis, jolie ! »


Vrai ! cela me déplairait fort !
Agissons donc avec prudence !
Julie, assez froide à l’abord,
Est-elle laide, en conscience ?
Magnifique dot, paraît-il,
Position bien établie…
Elle me paraît de profil

Presque jolie !


En outre, — point essentiel, —
C’est une famille choisie…
Le beau-père est un pot de miel,
La belle-mère une ambroisie.
À ce couple rare et charmant
Heureux celui-là qui s’allie !
Allons !… elle est décidément

Assez jolie !


Assez !… qu’ai-je dit ?… C’est trop peu
Plus j’y songe, et plus son image

Comme un rayon paisible et bleu
Sortant de l’ombre, se dégage…
La grand’tante, — un bon million ! —
Est, m’a-t-on dit, très affaiblie…
Laide ?… elle !… quelle illusion !

Elle est jolie !!


J’avais regardé de travers
Sans doute, et me trompais moi-même…
Maintenant les cieux sont ouverts
Et je sens déjà que je l’aime !
Oui, certes, je l’épouserai…
Tu seras ma femme, ô Julie !
Cher oncle Éloi, vous disiez vrai :

Elle est jolie !!!