Paravents et Tréteaux/3

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 29-38).

LE FOU RIRE




Dit par Me Jeanne Samary, de la Comédie française.





Que voulez-vous que je vous dise ?
C’est un défaut, je le sais bien !
Je comprends qu’on s’en scandalise :
Mais, sur l’honneur, je n’y peux rien.

Cela me prend sans que j’y pense,
Et le plus souvent sans raison…
Et je ris !… je ris !… Ça commence !
Pardon !… J’ai beau faire !… pardon !


C’est un frissonnement étrange
Qui grandit malgré mes efforts :
Qui me chatouille, me démange,
Me glisse tout le long du corps,

M’arrive aux lèvres, les dévore,
Les force à s’ouvrir malgré moi…
Allons, bon ! ça me prend encore !
Ah ! c’est trop fort !… Voyons ! tais-toi !

Croyez-m’en, c’est un vrai martyre,
Un grand tourment, presque un malheur !
D’abord, quand je me mets à rire,
Je deviens laide à faire peur :

Je fais une horrible grimace ;
Mon nez, appendice mouvant,
Semble prêt, frétillant sur place,
À s’envoler au moindre vent ;


Bref, j’ai honte… et dans ma colère
Je voudrais, en catimini,
Descendre à cinq cents pieds sous terre,
Et remonter… quand j’ai fini.

Ensuite, ma mauvaise chance
Fait que mon fou rire me prend
Justement quand la circonstance
Commande un sérieux très grand,

Et, quand tout ce qu’on vient me dire
Exigerait des airs penchés…
Bon ! je pars d’un éclat de rire
Devant les gens effarouchés !

Une dame, hier, d’aventure,
M’apprend la mort de son mari,
Qu’elle exécrait — même en peinture ! —
Ce que j’ai ri ! ce que j’ai ri !


L’autre matin, courbant la tête
Sous le poids des déceptions,
Un monsieur me dit sa défaite
Aux dernières élections.

Dans sa commune tout entière
Rien que deux voix — maigre régal ! —
La sienne… et celle de son frère !
J’ai ri ! j’ai ri !… C’était très mal.

Enfin… — vous n’allez pas me croire
Lorsque rien n’est plus vrai pourtant ! —
L’autre soir… — si drôle est l’histoire
Que je rougis en la contant ! —

Papa, qui se creuse la tête
Cet hiver, pour me marier,
Me dit de me mettre en toilette
D’un petit air tout singulier.


Devant cet air énigmatique
Je doutais… doutes superflus !
« Cocher, à l’Opéra-Comique ! »
Dit papa : je ne doutai plus.

En effet, pendant un entr’acte,
Par hasard, sans le moindre apprêt,
Un jeune homme, tenue exacte,
Gants blancs, habit noir, apparaît.

Par hasard on me le présente ;
Par hasard on le fait asseoir ;
Par hasard il me parle, et chante
L’éloge du Domino Noir.

« Quelle musique enchanteresse…
Délicate et fine en tout point !
— Oh ! oui, monsieur ! — Quelle jeunesse !
Un chef-d’œuvre ne vieillit point !


— Oh ! non, monsieur ! — Pour moi, j’admire
Cet esprit… ce talent… ce goût…
— Et moi, monsieur ! » Maudit fou rire !
Voilà qu’il me prend tout à coup !

« Mademoiselle… — Ah ! ah ! — Je pense
Que néanmoins vous aimez mieux
La Dame Blanche ? — Ah ! ah ! — Silence ! »
Me fait papa, l’air furieux.

« C’est une œuvre bien délicate…
Toujours jeune… un art inouï… »
Ah ! ah ! ah ! ah ! tant pis ! j’éclate
Au nez du jeune homme ébahi !

Devant cet accueil qui l’étonne
Saluant, tout interloqué,
Il s’en va : papa gronde, tonne…
Et le mariage est manqué !


Bah ! me direz-vous, point de peine !
Une autre fois tout ira bien !
Hélas ! non ! car, j’en suis certaine,
Depuis ce fâcheux entretien,

À chaque nouvelle entrevue,
Aux Français comme à l’Opéra,
Dès l’abord, à première vue,
Mon fou rire me reprendra…

Si bien que, même assez gentille,
— Du moins à ce que l’on me dit ! —
Il me faudra demeurer fille
Grâce à ce fou rire maudit !

À moins qu’une incroyable chance
Ne m’offre un mari tout exprès
Qui veuille m’épouser d’avance…
Et me faire la cour après.


Bah ! pouvez-vous encor prétendre,
Il est un moyen des meilleurs :
C’est, quand le rire va vous prendre,
De tourner votre esprit ailleurs,

Vers quelque sujet bien étrange,
Bien fastidieux ou bien noir :
Le ministère, — que l’on change ! —
Le drame, — que chacun va voir.

Hélas ! ce moyen salutaire
Pour d’autres, mais pour moi mauvais,
Me produit l’effet tout contraire
À celui que j’en attendais :

Car mon fou rire opiniâtre
Transformant les aspects réels
Me fait voir un drame… folâtre !
Et des ministres… éternels !


Non ! croyez-m’en : le mal empire
Quand on s’efforce à l’arracher,
Et le plus sûr moyen de rire
C’est de vouloir s’en empêcher.

Le sérieux, cela se garde
Autant que l’on n’y pense pas :
Ainsi moi, que chacun regarde,
Je reste ici sans embarras…

Je parle en toute confiance…
Je ne ris pas !… mais qu’un moment
Je me trouve avoir conscience
De parler sérieusement…

Oui ! je rirais ! sans aucun doute…
Et tenez… et tenez… voilà…
Voilà que je me mets en route
Rien qu’en me figurant cela…


Ah ! ah !… j’aurais voulu vous dire
Pourtant… mais… efforts superflus…
Ah ! ah ! ah ! ah ! je me retire…
Ah ! ah ! ah ! ah ! je n’en puis plus !…

(Elle sort en éclatant de rire.)