Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/IV

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Chemins de fer à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE IV

LES CHEMINS DE FER


gare de l’ouest (rive droite)


i. — les tâtonnements.

Premiers moyens de transport en France. — Sully. — Les coches à la ferme des postes. — Turgotines. — Vœux des cahiers contre les messageries. — Le coucou obstiné. — Relais pour Louis XIV. — Mademoiselle de Montpensier de Paris à Bayonne. — Voyages d’autrefois. — Chemins de bois. — Invention des rails. — Cugnot. — James Watt. — Tentatives. — Marc Séguin ; chaudière tubulaire. — George Stephenson. — Concours de 1829 ; the Rocket. — Citation d’Arago. — La France réfractaire. — Initiation par le bassin de Rive-de-Gier. — Chambre des députés. — Opinion de Robert Peel. — Opinion d’un homme d’État français. — Loi du 9 juillet 1835. — Catarrhes et pleurésies. — De Paris à Saint-Germain. — Inauguration. — Projet de loi rejeté. — Rivalités. — Le public. — Concessions partielles. — Loi du 11 juin 1842. — Agiotage. — Espérances dépassées. — Un mandement d’évêque. — La carte des chemins de fer français. — Mouvement en 1866.


Pendant longtemps on ne put voyager en France qu’à pied ou à cheval, et la voiture faisant de longs trajets est une invention relativement moderne. Les premiers coches, nous l’avons déjà dit, appartenaient à l’Université, dont les messagers étaient primitivement destinés à amener les écoliers à Paris et à les reconduire dans leur province. Ils partaient fort au hasard, selon le temps qu’il faisait, selon la saison, selon leur fantaisie. En 1517, on voit s’établir entre Paris et Orléans le premier service de carrosses. Henri IV, guidé par Sully qui semble avoir toujours été préoccupé de faire communiquer les différentes parties de la France les unes avec les autres, institua un surintendant général des carrosses publics, et le parlement ne dédaigna pas de fixer lui-même le prix des places ; en 1610, au moment de la mort du roi, les coches mettaient Paris en relations suivies et régulières avec Orléans, Châlons, Vitry, Château-Thierry et quelques autres villes.

Louis XIV, qui voulait que tout en France découlât directement de l’autorité royale, ordonna en 1676 que les divers services de messageries, de coches, de carrosses, seraient réunis à la ferme des postes. C’était donner à cette dernière administration un labeur au-dessus de ses forces ; aussi, ne conservant que le transport des dépêches, elle abandonna celui des personnes et des marchandises à différents industriels qui l’acceptèrent à bail débattu. Cet état de choses dura jusqu’en 1775. À cette époque, le roi, réunissant au domaine les concessions précédemment faites, racheta tous les baux et fit créer un service de voitures uniformes pour tout le royaume. Les messageries royales s’installèrent rue Notre-Dame-des-Victoires, où elles sont encore ; les diligences qu’elles livrèrent au public furent ces turgotines dont on a tant parlé jadis et qui semblaient alors le nec plus ultra du confortable et de la rapidité. Le surnom qu’on leur avait donné indique suffisamment qu’elles étaient l’œuvre de l’infatigable Turgot ; le public les adopta avec reconnaissance, mais elles encoururent un reproche que l’on n’avait guère soupçonné : on les accusa d’encourager l’athéisme. En effet, les anciens entrepreneurs de voitures devaient, par leur cahier des charges, offrir aux voyageurs la possibilité d’entendre la messe[1] ; l’activité de service imprimée aux turgotines supprimait la messe et le chapelain : d’où grande colère dans ce que l’on appellerait aujourd’hui le parti clérical ; on ne ménagea pas les insultes à Turgot, et les anas du temps ont conservé ce quatrain injurieux :


Ministre ivre d’orgueil, tranchant du souverain,
Toi qui, sans t’émouvoir, fais tant de misérables.
Puisse ta poste absurde aller un si grand train.
Qu’elle te mène à tous les diables !


Quoi qu’il en soit, ce fut là en réalité le premier service public, régulier, sérieux, responsable, établi en France pour le transport des voyageurs ; il constituait un progrès remarquable et était un véritable bienfait pour la population, qui semble cependant n’en avoir pas compris toute l’importance, car bien des cahiers des états généraux formulent le vœu « que l’on supprime le privilège des messageries, et, par contre, qu’on diminue le nombre des grandes routes. » Idée fausse par excellence. Par ce moyen on eût rendu, il est vrai, des terres à l’agriculture, mais on eût immobilisé les denrées et détruit tout mouvement commercial.

Modifiée dans sa constitution par les lois du 29 août 1790, du 25 vendémiaire an III, du 9 vendémiaire an VI, cette entreprise s’est sans cesse améliorée ; elle a servi de modèle à ses rivales, qui ne l’ont jamais complètement égalée, et elle a fonctionné avec un succès que la construction des chemins de fer devait arrêter pour toujours. Autour de ces messageries qui tour à tour, suivant le vent politique qui soufflait, furent royales, nationales, impériales, s’étaient groupées diverses entreprises qui reliaient Paris à la banlieue et à la province. C’étaient les diligences Laffitte et Caillard, les gondoles, les accélérées, les carabas, les pots-de-chambre[2], les coucous, les tapissières, sans compter ces voitures de louage qu’on appellerait aujourd’hui de grande remise, calèches, briskas, landaus, qui le dimanche menaient les familles bourgeoises à la campagne. Les chemins de fer ont mis à néant tous ces véhicules qui furent la joie de notre enfance et qui maintenant n’existent plus que dans notre souvenir.

Quelques-uns ont tenu contre la mauvaise fortune et ont voulu protester jusqu’à la fin. Le dernier coucou n’a disparu de Paris qu’en 1861 ; il siégeait place de la Bastille et allait à Vincennes. Son cocher, un vieux cocher d’autrefois, à carrick et à sabots fournis de paille, appelait les voyageurs, les entassait dans sa boite incommode, en prenait un en lapin, fouettait ses rosses amaigries et partait au petit trop balancé. Il était fier sans doute de son entêtement, car sur la caisse jaune de la voiture on lisait en grosses lettres noires : Au coucou obstiné.

Nous qui sommes accoutumés aux rapidités de la vapeur, nous sourions volontiers de ces façons de voyager si désagréables et si lentes. Ces voitures de toute sorte étaient cependant bien supérieures à ce qui les avait précédées. Avant elles, les moyens de communication étaient presque nuls. Quand, le 21 août 1715, Louis XIV, après avoir passé une revue à Marly, rentra souffrant du mal qui devait l’emporter, et qu’on lui ordonna les eaux de Bourbon-l’Archambault, on fut obligé d’établir entre cette dernière localité et Versailles des relais pour les deux cents chevaux destinés à traîner les six charrettes payées 25 livres par jour, qui servaient à voiturer la boisson et les bains du roi. Le bonhomme Buvat raconte, dans son Journal de la régence, qu’à Lyon, Aix, Strasbourg, Bordeaux, au moment de l’agiotage de la rue Quincampoix, « les carrosses et autres voitures publiques étaient retenues deux mois d’avance et que même on agiotait les places, tant il y avait d’empressement de tous les côtés pour venir à Paris pour avoir des actions, comme si c’eût été le comble de la fortune la plus assurée. »

Lorsque en 1721 mademoiselle de Montpensier épousa le prince des Asturies, elle employa trente jours à franchir les 187 lieues qui séparent Paris de Bayonne. Il est juste de dire qu’elle marchait en gala, et s’arrêtait souvent ; mais en 1775 le service régulier des turgotines mettait vingt jours, c’est-à-dire quatre cent quatre-vingts heures, à accomplir le même trajet : aujourd’hui il dure exactement seize heures dix minutes, et encore on perd cinquante minutes à Bordeaux. Il y a cent ans, il fallait douze jours pour aller de Paris à Strasbourg, dix pour aller à Lyon, trois pour aller à Rouen. La moyenne du parcours quotidien était de dix lieues ; le soir on s’arrêtait, à toutes les côtes on descendait de voiture pour soulager les chevaux, à toutes les descentes on mettait pied à terre par prudence, la maréchaussée escortait les voitures par crainte des voleurs, qu’on n’évitait pas toujours. Les chemins de fer, en supprimant la distance, ont doublé la vie de l’homme qui voyage.

La France a été lente, très-lente à accepter franchement ce nouveau mode de locomotion ; par suite d’un esprit de défiance et de paresse assez difficile à définir, elle en était encore aux hésitations et aux tâtonnements que déjà l’Angleterre et la Belgique construisaient en hâte et partout des voies ferrées. Comme bien des découvertes, celle-là s’égara dès le principe, et il fallut attendre bien des années avant qu’elle pût franchir l’énorme distance qui sépare la théorie de la pratique. En principe, les chemins de fer sont nés de cette idée fort simple qui déjà dans l’antiquité avait créé les voies romaines : supprimer par des moyens artificiels les causes naturelles de résistance offertes à la traction. Depuis des siècles on se servait en Allemagne, dans les mines du Harz, de chemins à bandes de bois (hudegestœnge) qui facilitaient singulièrement le passage des chariots. Il est à présumer que les ouvriers allemands ont introduit ce système en Angleterre lorsque la reine Elisabeth les y appela pour exploiter les mines de Newcastle. C’est là du moins qu’en 1676 on constate d’une façon certaine l’emploi dans les houillères anglaises des premiers chemins de bois. Un siècle plus tard, en 1776, l’ingénieur Cun, voyant les traverses de bois s’user rapidement au contact des roues, imagina de les remplacer par des bandes de fer qu’il nomma rails. Ces rails, d’abord plats, n’offrirent pas une grande solidité ; on les modifia, et sauf des détails peu importants, on les façonna en forme d’ornière saillante, comme nous les voyons encore aujourd’hui ; la roue qui devait les parcourir était munie d’un ourlet extérieur débordant qui l’empêchait de dévier. En somme, la voie était trouvée. On hésitait entre la fonte et le fer, et il fallut qu’en 1820 John Birkinshaw imaginât l’art de laminer les rails en fer pour que ces derniers fussent définitivement adoptés.

Restait le moteur à découvrir, et ce ne fut pas l’affaire d’un jour. Dans le principe, les wagons étaient traînés par des chevaux comme sur le chemin de fer dit américain qui va de la place de la Concorde à Versailles. Le premier homme qui tenta d’appliquer la vapeur à la traction des voitures sur les routes ordinaires fut un officier du génie nommé Cugnot, qui fît différents essais à Paris en 1769, et construisit même une machine ingénieuse qu’on peut voir exposée dans une des salles du Conservatoire des arts et métiers. Destinée, dans le principe, au transport des grosses pièces d’artillerie, elle fut expérimentée en présence de MM. de Choiseul et de Gribeauval. Asthmatique et oscillante, elle s’arrêtait fréquemment ; mal pondérée, elle donnait des à-coups inattendus et défonça un des murs de l’Arsenal. Bref, elle ne fut jamais que ce qu’elle est aujourd’hui, un objet de curiosité.

James Watt, le véritable inventeur de la machine à vapeur, c’est à-dire celui qui la rendit pratique, apporta dans la construction des perfectionnements dont chacun profita, et dès 1804 une locomotive construite par Trewithick et Vivian fut attelée à des wagons sur un chemin de fer des mines de Newcastle ; elle avait la vitesse d’un cheval de roulage, et le foyer était activé à l’aide de soufflets mis en jeu par les mouvements mêmes de la machine. Tout cela était bien incomplet. On était parti d’une théorie fausse, non expérimentée, et qui longtemps paralysa les essais. On croyait que la pesanteur de la locomotive l’immobiliserait et la forcerait à tourner sur place. Pour remédier à cet inconvénient imaginaire, Blenkinsop inventa des roues dentelées et Brunton alla jusqu’à armer sa locomotive de deux béquilles de fer qui s’élevaient et s’abaissaient à chaque tour des roues. Ce fut en 1813 seulement qu’on revint de cette erreur, grâce aux expériences faites avec succès par Blacken, et l’on reconnut alors que si le poids de la locomotive était suffisant pour maintenir l’adhérence sur les rails, il était loin d’être assez considérable pour la rendre stationnaire. On avançait lentement, pas à pas, à travers mille tentatives dont chacune constituait un progrès, mais ne donnait aux engins de traction ni sécurité ni vitesse.

La France peut réclamer sa part de gloire dans la mécanique appliquée aux transports, car ce fut M. Marc Séguin[3] qui, en 1828, inventa la chaudière tubulaire, étendit la surface de chauffe dans des proportions inespérées qui devaient donner à la locomotion une continuité de puissance irrésistible. À la même époque, George Stephenson imaginait d’activer le tirage par un jet de vapeur échappée du cylindre. Ces deux améliorations étaient toute une révolution ; on allait enfin entrer dans la pratique ; en cette matière la pratique c’était l’établissement des chemins de fer, c’est-à-dire une rapidité de locomotion sans exemple et l’application d’une force infatigable aux transports de toute espèce.

Aussi, lorsque en 1829, au concours des machines ouvert par la Compagnie du Railway de Manchester à Liverpool, George Stephenson exposa la locomotive the Rocket (la Fusée), construite d’après les principes nouveaux de la chaudière tubulaire et de l’accélération du tirage, ce fut un cri d’admiration. Elle était à la fois forte et vive, car, pesant 4 316 kilogrammes, elle faisait 22 kilomètres à l’heure et remorquait un poids de 12 912 kilogrammes. Elle ne ressemblait guère aux admirables machines que chaque jour, et sans même y prendre garde, nous voyons rouler sur nos voies ferrées ; elle était aux locomotives de Crampton ce que l’ichthyosaure est aux lézards ; mais telle qu’elle était, avec sa forme maladroite, ses roues trop écartées, son tender chargé d’une barrique pleine d’eau réservée à la chaudière, elle renfermait les organes principaux, organes de vie, de mouvement, de vigueur, qu’on a pu améliorer depuis et rendre presque parfaits, mais qui sont restés les organes essentiels et primordiaux de toute machine destinée à la traction.

Le moteur étant trouvé, comme la voie, les chemins de fer étaient créés. C’était une révolution analogue à celle qui, par la découverte de Gutenberg, avait substitué l’imprimerie à l’art des copistes. Dans sa biographie de James Watt, Arago se sert d’une comparaison saisissante pour faire comprendre à quelle puissance de force et à quelle rapidité d’action l’homme parvenait, grâce à la machine à vapeur : « L’ascension du mont Blanc, dit-il, à partir de la vallée de Chamouny, est considérée à juste titre comme l’œuvre la plus pénible qu’un homme puisse exécuter en deux jours. Ainsi le maximum mécanique dont nous soyons capables en deux fois vingt-quatre heures, est mesuré par le transport du poids de notre corps à la hauteur du mont Blanc. Ce travail ou l’équivalent, une machine à vapeur l’exécute en brûlant un kilogramme de charbon de terre. Watt a donc établi que la force journalière d’un homme ne dépasse pas celle qui est renfermée dans 500 grammes de houille. »

L’invention devait avoir d’incalculables conséquences ; mais le plus difficile restait à faire, il fallait qu’elle sortît du domaine de la science industrielle et entrât dans nos mœurs. La France y fut réfractaire à un point qu’il serait bien difficile de comprendre aujourd’hui, si nous ne savions que l’esprit de routine semble être l’âme même d’une nation dont l’entêtement seul égale la mobilité. Une ordonnance du 26 février 1823 avait autorisé la création d’un chemin de fer entre Saint-Étienne et Andrézieux ; inauguré cinq ans après, le 1er octobre 1828, il ne servait guère qu’au transport des marchandises. Ce fut ce bassin houiller qui donna l’exemple au reste du pays, les voies ferrées y furent promptement adoptées et offertes au besoin de l’industrie ; des lignes très-courtes, locales, égoïstes, si l’on peut dire, s’ouvrent successivement de Rive-de-Gier à Givors (1830), de Givors à Lyon (1832), de Rive-de-Gier à Saint-Étienne (1833), d’Andrézieux à Roanne (1834). Une gondole traînée par trois chevaux était mise à la disposition des voyageurs.

Cependant quelques députés qu’on traitait volontiers de téméraires demandaient à la tribune que la France ne se refusât pas plus longtemps à un progrès qui tendait à devenir universel, et qu’elle ne laissât pas l’Angleterre nous devancer trop rapidement dans cette admirable voie ouverte à l’activité humaine. Efforts inutiles ; c’est à peine si on les écoutait, et ce ne fut pas sans grande difficulté qu’on arracha aux représentants du pays légal, ainsi que l’on disait alors, le vote de la loi du 27 juin 1833, qui accordait un crédit de 500 000 francs pour études et exécutions de chemins de fer ; c’était dérisoire, ou peu s’en faut. Une mauvaise volonté latente et perpétuelle semblait déjouer les intentions les meilleures. Dans la séance du 7 mai 1834, M. Larabit demanda l’établissement immédiat des lignes de chemins de fer dont la France avait besoin. Ce qui prouve combien la question était peu à maturité et sur quelles illusions on vivait, c’est que l’orateur déclara qu’une somme de 400 millions serait suffisante pour mettre Paris en rapport avec les frontières à l’aide de voies ferrées Ce fut M. Auguis qui lui répondit, et après avoir affirmé que la dépense totale dépasserait même 800 millions, il se sert, pour repousser la motion de M. Larabit, de l’étrange argument que voici : « L’intérêt le plus élevé dans les chemins de fer anglais ne va pas au delà de 9 pour 100, tandis que l’intérêt dans les canaux va de 30, 32 à 50, 52, 70 et 72 pour 100 ; » et il termine en disant, avec l’approbation de la chambre : « Ne nous engageons pas facilement dans la construction des chemins de fer ! »

Précisément à la même époque, dans un meeting à Tamworth, Robert Peel, chef du ministère anglais, disait : « Hâtons-nous de construire des chemins de fer ; il est indispensable d’établir d’un bout à l’autre de ce royaume des communications à la vapeur, si la Grande-Bretagne veut maintenir dans le monde son rang et sa supériorité. » Pendant que les chefs du foreign-office stimulaient l’émulation de leurs compatriotes, nos ministres raillaient les efforts des nôtres, et dans cette même année 1834 un homme d’État français, déjà irréfutable à cette époque, après avoir été visiter le railway de Liverpool, déclarait d’une manière irréfragable que les chemins de fer étaient bons à amuser les désœuvrés d’une capitale, et il ajoutait avec assurance : « Il faut voir la réalité, car, même en supposant beaucoup de succès aux chemins de fer, le développement ne serait pas ce que l’on avait supposé. Si on venait m’assurer qu’en France on fera cinq lieues de voie ferrée par année, je me tiendrais pour fort heureux ! » On ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment d’amertume et de tristesse en pensant que la France a plusieurs fois remis ses destinées et obéi à des hommes de vue si courte et de si défaillante initiative. Le résultat d’un pareil système et d’un tel aveuglement est facile à constater : en 1836, l’Angleterre avait 3 046 kilomètres de chemins de fer en exploitation ; la France en avait 142.

Cependant on ne pouvait rester absolument sourd aux appels de l’opinion publique ; mais, au lieu de prendre une détermination sérieuse, on s’arrêta à un moyen terme peu digne d’une grande nation, et une loi votée le 9 juillet 1835 autorisa la construction d’un chemin de fer entre Paris et Saint-Germain. Selon l’expression d’un ingénieur, ce ne fut qu’un joujou, mais ce joujou apprit aux Parisiens d’abord, aux Français ensuite, quels services innombrables un chemin de fer pouvait leur rendre. Ce fut donc là, en réalité, le germe expérimental d’où notre grand réseau ferré devait sortir. Il ne fallut rien moins que les deux petits souterrains qu’on avait à traverser en sortant de Paris pour faire évanouir des craintes conçues par le public, qui s’était avec empressement emparé de l’opinion émise par un savant illustre : « On rencontrera dans les tunnels, avait-il dit, une température de 8° Réaumur, en venant d’en subir une de 40° à 45°. J’affirme sans hésiter que, dans ce passage subit du chaud au froid, les personnes sujettes à la transpiration seront incommodées, qu’elles gagneront des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes ! » Diafoirus et Purgon n’auraient pas plus sagement raisonné.

Une ordonnance du 24 août 1837 nomma auprès du chemin de Paris à Saint-Germain des commissaires spéciaux de surveillance, et l’inauguration du premier railway que, posséda enfin Paris eut lieu officiellement le 26 août de la même année. La musique de la garde nationale joua des fanfares pendant le trajet, qui dura vingt-cinq minutes ; on fit des discours, personne ne s’enrhuma sous les tunnels, la locomotive n’éclata point, les wagons ne déraillèrent pas, et l’on put croire qu’un voyage en chemin de fer n’était pas nécessairement mortel. Les journaux, les ingénieurs, les industriels, invoquant de plus belle l’exemple de l’Angleterre, recommencèrent à demander que la France se résolût enfin à faire construire des voies de communication par la vapeur. Le gouvernement prit cette fois l’initiative, et, en son nom, M. Martin (du Nord) déposa, le 15 février 1838, un projet de loi autorisant la création de sept lignes principales partant de Paris et aboutissant : 1o à la frontière de Belgique ; 2o au Havre ; 3o à Nantes ; 4o à la frontière d’Espagne par Bayonne ; 5o à Toulouse par la région centrale du pays ; 6o à Marseille par Lyon ; 7o à Strasbourg par Nancy. De plus, on devait construire deux lignes supplémentaires : l’une aurait relié Marseille à Bordeaux par Toulouse ; l’autre aurait rejoint Marseille et Bâle par Lyon et Besançon. Le projet était libéral et vraiment grandiose. Le 24 avril, Arago lut son rapport, qui se ressent singulièrement des indécisions du moment. Il dénie aux chemins de fer toute influence stratégique et combat l’établissement simultané de toutes les lignes, disant avec raison qu’il faut, par des constructions successives, profiter de toutes les améliorations qu’il est plus facile de prévoir que d’indiquer, et apprendre, par l’exemple des fautes commises, à éviter les fautes à commettre. Tant d’intérêts locaux étaient en jeu, tant de compétitions se faisaient jour, tant d’appétits mauvais étaient éveillés, que la chambre des députés sembla reculer devant la responsabilité et que l’ensemble de la loi fut rejeté par 196 voix contre 69.

On retomba dans le système des concessions partielles, on accorda des têtes de lignes plutôt que des lignes entières ; on ne savait vraiment que faire au milieu de tous les tiraillements des rivalités diverses ; on ne savait se résoudre ni à l’action ni à l’inaction, et, comme toujours en pareil cas, les demi-mesures que l’on adoptait ne satisfaisaient personne. Quant au public, se familiarisait-il avec ce nouveau mode de transport ? On peut en douter, car M. Perdonnet dit[4] : « Nous sommes loin du jour où, lorsque nous ouvrîmes le chemin de Versailles (rive droite, 2 août 1839), on nous jeta des pierres à notre entrée dans la gare. »

Une loi du 7 juillet 1838, une autre du 15 juillet 1840 avaient accordé la concession de Paris à Orléans et de Paris à Rouen ; mais cela ne suffisait guère aux justes exigences qui se manifestaient avec d’autant plus d’activité qu’elles se heurtaient sans cesse contre une résistance passive. Après bien des retards, le gouvernement se décida enfin à reprendre l’application des idées que la chambre avait repoussées en 1838 et le 7 février 1842 un nouveau projet de loi fut présenté. M. Dufaure, nommé rapporteur, qualifia sévèrement l’état languissant où la France se traînait en matière de chemins de fer, et parla de « l’œuvre incomplète et incohérente commencée dans les dernières années ». Le réseau était décidé en principe ; mais, pour l’exécuter, on se trouvait en présence de deux systèmes qui avaient chacun de bons et de mauvais côtés. L’un, s’inspirant de l’exemple de l’Angleterre, voulait confier à l’industrie privée le soin de construire toutes les lignes projetées ; l’autre, à l’imitation de la Belgique, voulait le réserver exclusivement à l’État. Pendant quinze jours, on parla pour et contre ; on mêla dans d’égales proportions les deux systèmes en présence, et il en sortit la loi du 11 juin 1842, qui est pour ainsi dire le code des chemins de fer français, et par laquelle l’État et les compagnies concourent dans une mesure déterminée aux charges et aux bénéfices de la construction et de l’exploitation.

On se mit à l’œuvre sans plus de retard ; mais ce qui domina d’abord, c’est un agiotage effréné. Vingt compagnies pour une s’étaient constituées à un capital quelconque, émettant des actions qui, selon les chances variables, subissaient des fluctuations dont les manieurs d’argent savaient tirer profit. Ce fut une folie scandaleuse qui put remettre en mémoire les beaux jours du système de Law. Tous ceux qui en France avaient une influence quelconque s’ingénièrent à tirer de leur côté les concessions définitives. La spéculation se jeta dans le mouvement à corps perdu, délia les cordons de sa bourse, et, entraînée par l’espoir et l’exemple de gros bénéfices, offrit aux futurs chemins de fer plus d’argent qu’ils n’en demandaient. Si le mobile fut peu louable, le résultat du moins fut excellent, et l’on put, grâce aux capitaux qui abondaient, grâce à une armée d’ingénieurs remarquablement intelligents, déployer dans la construction de nos voies ferrées autant d’activité qu’on avait mis jadis de lenteur et de mauvais vouloir à les adopter. Partout on travailla à la fois avec un ensemble irréprochable, et l’on commença enfin ce réseau français qui s’achève aujourd’hui et ne tardera pas à être complet.

On n’a pas à se repentir d’avoir pris ce grand parti, et les prévisions les meilleures, celles des prétendus utopistes qui promettaient un grand avenir à nos chemins de fer, ont été dépassées dans des proportions que des chiffres feront apprécier. Quand on a construit le chemin de fer de l’Est (Paris à Strasbourg), on avait évalué le produit des marchandises à 12 000 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, messageries, bagages, à 6 000 francs. Or, en 1864, le produit de la petite vitesse sur la voie de l’Est a été de 38 959 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, bagages et messageries de 27 893 francs ; c’est à-dire que le produit total, étant de 66 732 francs au lieu de 18 000, a dépassé les premiers calculs de prés de 48 000 francs[5]. Est-ce à dire que de si magnifiques résultats aient désarmé les adversaires systématiques des chemins de fer ? Non pas, et en 1834 un archevêque dont je tairai le nom a dit, dans un mandement rendu public et affiché à la porte des églises, que les chemins de fer avaient été suscités pour punir les prévarications des cabaretiers, dont l’impiété ne craignait pas de donner à boire le dimanche aux rouliers qui passaient. C’est là un côté de la question que l’on n’avait pas encore étudié.

Quand on regarde une carte de France, on semble voir une forte toile d’araignée dont le nœud est situé à gauche et en haut ; c’est là, en effet, la forme de notre réseau, dont toutes les lignes convergent sur Paris ; la solution de continuité est encore apparente sur Clermont-Ferrand, Aurillac et Mende, sur Gap et Digne, sur Bressuire et Napoléon-Vendée, vers Avranches et Mayenne ; mais partout ailleurs les mailles du grand filet métallique se serrent, s’entre-croisent, portant avec elles la fécondation et la vie.

Les lignes exploitées ont coûté plus de 8 milliards à construire : on est loin des 400 et des 800 millions dont on parlait en 1838 ; pour être complètes, elles doivent se développer sur un rayonnement de 21 040 kilomètres, dont 15 750 étaient livrés à la circulation au 1er janvier 1868. Les compagnies chargées de les exploiter ont à leur service une véritable armée d’employés spéciaux qu’on peut évaluer à plus de 60 000 hommes ; leur force motrice est représentée par 4 064 locomotives, et leurs moyens de transport par 90 490 voitures ou fourgons. Pendant l’année 1866[6], le transport effectué par les chemins de fer français a été : voyageurs, 92 millions 124 914[7] ; espèces d’or et d’argent (valeur déclarée), 4 milliards 16 millions 442 694 fr. 56 ; voitures, 19 779 ; bagages, 177 millions 662 872 kilogrammes ; articles de messageries et denrées fraîches, 378 millions 015 403 kilogrammes ; animaux, tels que chiens, chevaux, porcs et bestiaux, 6 millions 112 788 têtes ; marchandises, 38 milliards 782 millions 977 125 kilogrammes. Après de tels chiffres, il serait superflu d’insister sur les services que les chemins de fer rendent à la France.

ii. — la gare des voyageurs.

Fusion et nombre des compagnies. — Gare de l’Ouest (rive droite). — Projetée place de la Madeleine. — Plan primitif. — La première gare à Paris. — Matériel. — Tombereaux. — Portières fermées. — Nombre des convois. — La gare actuelle. — Voyageurs, matériel, personnel. — Aspect général. — L’employé aux renseignements. — Plaignez les malheureux. — Salles d’attente. — Gare extérieure. — Inconvénient inévitable. — Navette des trains de banlieue. — Le chef du mouvement. — Ses fonctions. — Freins. — Wagon de secours. — Une seule voie. — Le graphique. — Roulement du matériel. — Répartition du travail des employés. — Télégraphie. — Le chef de gare. — Manœuvres et signaux. — Disques, aiguilles et fanaux. — Article du règlement. — Appareil Viguier. — Caisse de sûreté.


À mesure que le réseau s’étendait et se complétait, on reconnaissait les nombreux inconvénients qu’offrait dans la pratique de l’exploitation le morcellement des concessions. Pour y remédier, pour parvenir autant que possible à l’unité de direction nécessaire dans de telles et si importantes administrations, les chemins de fer furent divisés en six groupes et chacun d’eux fut attribué à une seule compagnie. Cette fusion très-intelligente, et dont les résultats ont été excellents, fut consacrée par diverses lois en 1859 et 1863. Les six compagnies qui exploitent aujourd’hui les chemins de fer français sont celles de l’Ouest, de l’Est, du Nord, de Paris à la Méditerranée, d’Orléans et du Midi. Les voyageurs partent de Paris et y arrivent par huit gares, qui sont celles du Nord, de l’Est, de Lyon, d’Orléans, d’Orsay, de Vincennes, de l’Ouest rive gauche et de l’Ouest rive droite. C’est de cette dernière que nous parlerons principalement, car c’est la gare-mère, et de plus c’est celle qui, par ses lignes de banlieue, a les rapports les plus fréquents avec les Parisiens.

Quand il fut question de la construire, quelque temps avant l’inauguration du chemin de fer qui aboutissait au Pecq, on trouva l’emplacement qui lui était réservé, place de l’Europe, si éloigné du centre des affaires, du Paris habité, qu’on agita très-sérieusement le projet de l’établir à l’angle sud-est de la place de la Madeleine et de la rue Tronchet. Les rails, supportés sur « d’élégants arceaux de fonte élevés de 20 pieds au-dessus du sol et ayant une longueur de 615 mètres », selon le rapport, auraient traversé les rues Saint-Lazare, Saint-Nicolas, des Mathurins et Castellane, qui chacune auraient eu une station particulière. Aussi, dans le principe, la gare de la place de l’Europe ne fut-elle que provisoire ; mais les propriétaires des immeubles menacés par l’expropriation firent entendre de telles clameurs, l’ouverture du chemin de fer amena dans le quartier Saint-Lazare une si grande affluence de voitures, qu’on abandonna définitivement ce projet qui avait été poussé bien loin, car on avait arrêté et soumis à l’autorité compétente le plan du bâtiment destiné à faire façade sur la place de la Madeleine. Ce plan existe encore, et je l’ai sous les yeux.

Rien qu’à le voir, on comprend combien on avait peu deviné l’avenir réservé aux chemins de fer. Quoique qualifiée de « monumentale », la façade de cette gare, qui heureusement n’a jamais été construite, est de dimensions singulièrement restreintes ; elle ne suffirait même pas à loger un des magasins qui s’étalent maintenant aux angles de certains carrefours. C’est une sorte de maison à l’italienne, à trois étages ouverts chacun de huit fenêtres ; le dégagement principal est représenté par un escalier de vingt-quatre marches se dégorgeant sous un porche plein cintre assez large pour laisser passer cinq ou six personnes de front. La gare d’une ville de province de troisième ordre a aujourd’hui une importance plus considérable que cette triste et insuffisante construction. Elle était cependant bien réellement monumentale, si on la compare à la masure qui, sur la place de l’Europe, recevait les voyageurs. Cette dernière était située au-dessus du premier tunnel, à l’endroit où fut planté un square récemment enlevé et remplacé par ce magnifique pont en étoile, sorti des ateliers de Cail, et qui est sans contredit un des chefs-d’œuvre métallurgiques de notre époque. Le bâtiment était petit, assez mal distribué, construit en limousinerie, peint en jaune clair, et donnait accès à la voie par deux rampes non abritées qui laissaient les voyageurs exposés à toutes les intempéries. C’était désagréable et laid.

Le matériel de l’exploitation était en rapport avec la gare ; il y avait cinq espèces de voitures : berlines fermées, cinq ; berlines ouvertes, deux ; diligences, huit ; wagons garnis, vingt ; wagons non garnis, soixante-dix. Ces 105 voitures contenaient ensemble 4 070 places. C’était, croyait-on à cette époque, de quoi pourvoir largement dans le présent et dans l’avenir à toutes les éventualités. Les diligences et les berlines ressemblaient aux voitures dont elles portaient le nom ; sur l’impériale, on entassait les bagages, pour lesquels on n’avait pas encore inventé de fourgons spéciaux ; les berlines ouvertes et les wagons garnis étaient plus ou moins rembourrés, n’avaient point de murailles, mais étaient latéralement protégés par des filets à larges mailles qui donnaient passage à d’insupportables courants d’air ; quant aux wagons non garnis, il faut les avoir vus pour imaginer qu’on ait osé offrir de tels tombereaux à des voyageurs. C’étaient de grandes auges meublées de bancs en bois, sans plafond et sans côtés ; on y était absolument en plein air. Il ne fallut rien moins qu’une campagne entreprise par les journalistes, surtout par Alphonse Karr, qui la mena vertement dans les Guêpes, pour faire abandonner cet inhumain moyen de transport, auquel fut substitué ce que l’on nomme aujourd’hui les troisièmes.

On était tellement en garde contre les imprudences et les enfantillages du public parisien, que toute voiture était fermée à clef et qu’il n’était pas possible d’en sortir sans l’intervention d’un des employés chargés d’accompagner le train. Cette prétendue mesure de sécurité eut d’épouvantables résultats, que j’aurai à raconter. La force motrice de l’exploitation était composée de douze locomotives, représentant ensemble une puissance de 360 chevaux. Il y avait sept départs de Paris pour le Pecq et huit du Pecq pour Paris ; c’était donc un total de quinze convois à la gare de la place de l’Europe. À Batignolles, on avait construit une gare destinée aux marchandises ; on en admirait alors les vastes proportions ; elle avait 250 mètres de long sur 100 mètres de large.

La gare du chemin de fer de Saint-Germain a fait comme ces cactus dont les feuilles, poussant successivement l’une sur l’autre, finissent par devenir un arbre énorme. Aujourd’hui, ouverte sur la rue Saint-Lazare, bordée par la rue de Rome, le pont de l’Europe, la rue de Londres, la rue d’Amsterdam, elle couvre une superficie de onze hectares ; elle est la tête d’un réseau qui se développe déjà sur une étendue de 2 054 kilomètres ; l’exploitation possède 630 locomotives et 13 686 voitures de toute espèce ; en 1866, elle a transporté 22 millions 122 224 voyageurs, dont 14 millions 140 025 pour la seule banlieue de Paris ; son personnel classé se compose de 12 572 agents. Quant au nombre de trains que la gare expédie et reçoit, il est parfois tellement énorme que le 2 juin 1867 il s’est élevé au chiffre invraisemblable de 475 ; il faut dire que, ce jour-là, les préposés aux guichets ont délivré 159 742 billets pour la banlieue. Cela prouve que le public s’est familiarisé avec cette façon de voyager ; il y a trente ans cependant bien des gens croyaient faire acte de courage en allant de Paris au Pecq en chemin de fer. Quant au mouvement que les voies ferrées ont imprimé aux habitudes sédentaires des Parisiens, il est facile de le constater. On a calculé qu’en 1836 le va-et-vient annuel entre Paris et Saint-Germain était représenté, en chiffres ronds, par 400 000 personnes se servant de gondoles, de tapissières, de coucous ; en 1863, 3 millions 482 789 voyageurs ont fait le même trajet par le chemin de fer.

Il faudrait un volume pour raconter en détail tous les aménagements divers de la gare de l’Ouest et toutes les opérations qui s’y exécutent à chaque instant, depuis le premier train qui s’éloigne de Paris à 4 h. 50 m. du matin, jusqu’au dernier qui part à minuit 45. Elle n’est pas uniquement consacrée à l’exploitation : elle loge l’administration, la comptabilité, et offre par cela même le double aspect d’une usine en activité et d’un ministère. Chaque destination spéciale a un guichet où l’on délivre des billets, des salles d’attente particulières, un quai réservé pour l’embarquement. De plus, il faut compter les échoppes de libraires, de marchands de journaux, de comestibles, les bureaux de correspondances pour les villes qu’une route et un service d’omnibus relient à une station éloignée, un poste d’agents de police, une boite aux lettres, un bureau télégraphique, des salles différentes de bagages pour le départ et pour l’arrivée, et enfin un bureau de renseignements dont l’employé me paraît l’homme le plus à plaindre du monde, car il doit répondre avec exactitude et résignation à des questions multiples sans cesse renouvelées, embrassant une quantité de localités diverses, questions fatigantes, monotones, souvent inutiles et parfois saugrenues.

En Angleterre il n’en est point ainsi : dans les gares sont tendues de grandes affiches où tous les renseignements imaginables concernant l’exploitation de la voie sont minutieusement détaillés. C’est au voyageur à se rendre compte des formalités qu’il doit remplir. L’administration l’a mis à même d’apprendre vite et bien tout ce qu’il lui importe de savoir ; elle ne s’inquiète plus du reste, et l’idée ne lui vient même pas d’avoir un agent chargé de répéter de vive voix ce qu’on peut lire d’un seul coup d’œil sur une pancarte placée en évidence et à la portée de tous. Que de fois, dans une gare française, nous avons vu un employé dont la patience nous émerveillait, expliquer des heures de départ et d’arrivée à un voyageur qui n’avait qu’à se retourner pour en voir le tableau affiché à côté de lui ! On se plaint souvent de la vivacité des gens d’administration ; a-t-on bien réfléchi que les saints eux-mêmes se damneraient à être en toute minute en contact avec un public dont la paresse augmente l’ignorance et qui s’imagine volontiers que les employés devant tout savoir sont tenus de répondre à toutes les interrogations qu’on leur adresse, même lorsqu’elles ne concernent pas leur service ? Les agents trouvent le public injuste et font entendre bien des doléances sur leur sort ; cela parfois devient même assez plaisant : les employés du chemin de Paris-Lyon-Méditerranée portent sur leur casquette (qu’on appelle indifféremment le tampon ou la plaque tournante) les lettres P. L. M. Ils prétendent que ces trois initiales signifient : Plaignez Les Malheureux.

La partie de la gare réservée au public est sans cesse dans une animation excessive. Ce qui s’y passe, chacun le sait : on prend son billet, on fait peser et inscrire son bagage, on se rend dans une salle d’attente correspondant à la ligne sur laquelle on doit voyager et à la classe de wagons que l’on a choisie. Ces salles, gardées par des agents qui vérifient exactement votre billet, sont spacieuses, garnies de sièges plus solides qu’élégants, et maintenues en hiver à une température égale par de nombreuses bouches de calorifère. L industrie s’en est emparée, et grâce à une redevance assez faible, elle a le droit de tapisser les murs de cadres contenant des affiches et des annonces.

La gare extérieure, celle qui est consacrée au départ et à l’arrivée des trains, commence au quai sur lequel s’ouvrent à larges battants les portes des salles d’attente, et s’arrête au souterrain qui passe sous le boulevard des Batignolles. Elle a plusieurs gares d’évitement ; on appelle ainsi une voie latérale supplémentaire sur laquelle un train peut se ranger momentanément si, par suite d’une circonstance fortuite, la voie normale qu’il parcourt est occupée. La gare de la rive droite a un inconvénient qui est inhérent à sa destination spéciale et que rend inévitable son service de banlieue. Dans une gare bien distribuée (celle de Paris-Lyon est, je crois, la plus parfaite) les salles d’attente s’ouvrent latéralement sur le quai de départ. Les voyageurs n’ont alors que quelques pas à faire pour se trouver en face des voitures et y monter ; mais ce système excellent n’est praticable que pour les trains à longs parcours, qui ont deux, trois, quatre départs au plus dans la journée. Le train se forme quelques instants avant l’heure réglementaire, est amené wagon par wagon et rangé ainsi le long du quai sur la voie qui lui est réservée. Dans une gare qui fait la banlieue et où les convois se succèdent avec une extrême fréquence (parfois 116 de Paris à Versailles, et vice versa), il ne peut en être ainsi. Les trains, composés dès le matin aux deux gares extrêmes, font la navette toute la journée ; celui qui arrive repart presque immédiatement : on se contente de détacher la locomotive ; à l’aide d’une plaque tournante on la met sur une voie parallèle ; elle s’éloigne jusqu’à l’aiguillage qui la rend à sa voie spéciale, où elle revient, machine en arrière, reprendre la tête de son train. La gare de l’Ouest dessert trois lignes de banlieue toujours en mouvement : Saint-Germain-Argenteuil, Versailles, Auteuil-ceinture ; le quai de départ et celui d’arrivée sont les mêmes pour chaque destination. On comprend dès lors qu’à moins de couper les voies elles-mêmes par des bâtiments latéraux contenant des salles d’attente, il faut que les portes de dégagement soient situées à l’arrière des trains et que les voyageurs fassent un trajet relativement assez long pour gagner les voitures. C’est là l’inconvénient majeur, mais inéluctable de la gare de Ouest. À part ce défaut, auquel on ne pense guère, elle est excellente, large, disposée sur un assez grand espace pour que les manœuvres s’y exécutent toujours avec ponctualité et sécurité, abritée sous d’immenses constructions vitrées qui ont donné l’idée première des Halles centrales, surveillée par de nombreux employés qui dirigent le public, maintiennent l’ordre et assurent la régularité du service.

La composition des trains, les diverses combinaisons par lesquelles ils ne doivent jamais être en retard et ne jamais être exposés à aucun accident, incombent au chef du mouvement, fonctionnaire à responsabilité illimitée, fort inconnu du public qui n’a jamais affaire à lui, mais ayant son bureau sur le quai même, afin de pouvoir être prévenu sans délai de tout incident produit sur la voie. Pour être à la hauteur de cette fonction délicate et périlleuse, il faut connaître avec certitude et d’une façon absolument complète, non-seulement le chemin, les stations, les embranchements, mais aussi le matériel qu’on emploie et le personnel auquel on le confie ; il faut en outre être doué d’un singulier esprit de prévision pour ne laisser, sur une ligne exceptionnellement chargée de trains, très-souvent parcourue par des convois supplémentaires, comme celle de la banlieue, place à la possibilité d’aucune erreur pouvant entraîner un désastre. Bien des généraux d’armée qui ont remporté des victoires reculeraient devant une pareille tâche, car ici le combat est incessant. On ne sait jamais par où l’ennemi viendra, et si l’on ne perdra pas la bataille. Quand chaque point a été étudié, quand les instructions les plus précises et les plus méticuleuses ont été données, quand les agents les meilleurs ont été choisis, quand tout semble prévu, il reste encore ce que le hasard tient dans sa main. L’x de ce problème se renouvelle plus de quatre cents fois par jour et a de quoi faire reculer l’homme le plus hardi. C’est le chef du mouvement qui est réellement l’âme du chemin de fer ; pour mettre cette vaste machine en œuvre, le chef de traction lui fournit les muscles, mais c’est lui qui est le cerveau.

Le chef du mouvement indique la marche des trains qui doivent faire le service de la journée, le nombre et l’espèce de voitures qui le composent, le genre de locomotive qui les remorquera, le nombre d’agents qui doivent les accompagner. Il spécifie la quantité de wagons à freins qui doivent réglementairement faire partie du convoi. Ces freins, destinés à appuyer latéralement deux sabots sur les roues et par conséquent à ralentir singulièrement la force d’impulsion, sont disposés de manière à être très-aisément manœuvrés par les conducteurs ; dans les pentes rapides, à l’arrivée aux stations, ils calment le mouvement acquis et facilitent l’arrêt. La moyenne des wagons à freins possédés par l’Ouest est de 1 400. On peut donc affirmer qu’un convoi de vingt voitures est toujours muni de trois freins[8].

Dans ces énormes trains de marchandises qui nous paraissent cheminer si lentement et qu’autrefois nulle malle-poste n’eût pu atteindre, on a soin de donner le chargement le plus lourd aux wagons freins, afin que la pesanteur, augmentant la force de résistance, rende plus faciles les manœuvres d’arrêt ou de simple ralentissement. On a expérimenté sur la ligne d’Auteuil des freins à vapeur mus par la machine elle-même, mais on y a promptement renoncé ; ils étaient brutaux et procédaient par saccades qui auraient pu avoir des résultats fâcheux. Grâce au sifflet de sa locomotive, le mécanicien est en rapport avec le conducteur, et lui parle un langage convenu auquel celui-ci doit obéir : deux coups de sifflet trés-brefs signifient : serrez les freins ; un seul : desserrez-les. De plus, comme il faut pouvoir parer à un accident, chaque train est muni d’une boîte de pansement et de certains outils propres à réparer un dégât inopiné et peu considérable ; en outre toute station un peu importante a sous remise un wagon spécial gréé de toutes sortes de crics, de pinces, de leviers, prêt à être attelé à la machine de secours et à partir.

Ce n’est pas tout que d’avoir composé un train, il reste à en déterminer la marche de façon qu’il ne gêne pas les autres convois et ne soit pas gêné par eux. Il faut tenir compte de la distance et du temps par mètre et par minute. Quand une ligne à deux voies, l’une descendante (s’éloignant de Paris), l’autre montante ( venant vers Paris), cela offre moins de difficulté, car ces voies sont toujours consacrées au même parcours : la voie montante est à droite, la voie descendante est à gauche ; mais que dire lorsque, le chemin de fer n’ayant qu’une voie, comme cela se rencontre encore malheureusement dans certaines parties de la France, il faut combiner le passage et le garage des trains avec une prudence et une sagacité qui défient toute possibilité d’accident ! La prévoyance est telle que sur les chemins de fer de l’Ouest, où parfois cinq cent vingt-neuf convois se sont entre-croisés en une seule journée, chacun d’eux est arrivé à une heure fixe, sans avarie, comme s’il eût eu pour lui seul pendant tout le parcours une voie absolument spéciale. Il l’avait en effet, puisque, en lui garantissant ses heures de départ, de passage et d’arrivée, on lui avait fait la route libre.

Tout voyage de train exige un travail préliminaire ; c’est ce que l’on nomme le tracé de la marche, ou, en langage administratif, le graphique. Lorsqu’on voit un graphique pour la première fois, on n’y comprend rien. C’est un entre-croisement de lignes qui paraissent inextricables et tout à fait arbitraires ; mais, dés qu’on en a la clef, la lumière se fait, l’enchevêtrement se débrouille, et l’on reste étonné de la simplicité du procédé. Une feuille de papier est partagée verticalement en autant de traits qu’il y a d’heures de départ dans la journée ; chaque heure est divisée en six parties égales dont chacune équivaut à dix minutes. Les lignes verticales représentent donc le temps. Elles sont croisées par des lignes horizontales qui, figurant les distances, sont aussi nombreuses que les stations du parcours. En face de chacune de ces dernières lignes, le nom de la station est écrit, comme le nom de l’heure est placé au-dessus des premières : le temps et la distance étant donnés, tout devient facile.

Pour tracer, par exemple, la marche du train qui, partant de Paris à 7 h. 1/2 du matin, arrive à Versailles à 8 h 22 m., ou dessine une ligne qui prend naissance à la troisième des six divisions marquées entre les lignes verticales de 7 à 8 heures, sur la ligne horizontale intitulée Paris, et on la conduit un peu au delà de la deuxième division verticale, entre 8 et 9 heures, au trait horizontal correspondant à Versailles. Si le trajet était direct, la ligne serait droite ; mais comme le train s’arrête à toutes les stations, la ligne se brise à chacune d’elles, et la brisure est plus ou moins étendue, selon que l’arrêt est plus ou moins prolongé. Le chef du mouvement prépare ainsi tout son service, fait un travail analogue pour les services extraordinaires motivés par les fêtes locales, les grandes eaux, les revues, les trains de plaisir, et peut d’un coup d’œil voir l’ensemble de sa ligne en mouvement avec les heures de départ, d’arrivée, de stationnement ; en somme, c’est un plan animé qui s’explique de lui-même et n’a point besoin de légende. Tous les employés du mouvement, tous les agents de la direction des gares lisent le graphique avec autant de facilité que nous lisons le journal.

De plus, sous le titre de roulement du matériel, une pancarte est rédigée qui indique le mouvement des trains d’un point à un autre pour les jours de la semaine et pour le dimanche. Chaque train est spécifié par son numéro d’ordre (les trains descendants portent toujours des numéros impairs ; les numéros pairs sont réservés aux trains montants), par son heure de départ, par son heure d’arrivée à destination ; on précise que le convoi s’arrête à toutes les stations, ou à certaines stations désignées, ou qu’il est haut le pied, c’est-à-dire qu’il ramène le matériel vide. Il faut enfin faire la répartition du travail des employés dans la gare, afin d’assurer le service et de savoir au besoin à qui faire remonter la responsabilité d’une faute ou d’une erreur. On divise les employés en autant de groupes qu’il y a de lignes spéciales : Versailles, un groupe ; Saint-Germain-Argenteuil un autre groupe, et ainsi de suite. On les désigne par leurs noms et par leurs fonctions ; on écrit le nombre d’heures de travail effectif qu’ils doivent, on délimite avec soin leurs attributions, et dans des notes on leur adresse les recommandations particulières que comporte leur travail de tel ou tel jour, de telle ou telle heure.

Le graphique, le roulement du matériel, la répartition du travail, sont le comble de la prévoyance. Ces trois papiers sont remis au chef de gare qui est chargé de faire exécuter les prescriptions qu’ils contiennent et dont chaque employé intéressé peut prendre connaissance. Ainsi, quand un train part, il est comme un régiment qui change de garnison ; il a sa feuille de route expliquant toutes ses étapes et le temps qu’elles doivent durer. Les communications rapides de l’électricité ont apporté une force de plus au commandement et à la direction. Dès qu’une irrégularité quelconque se manifeste, on en informe qui de droit ; des renseignements, des instructions, sont transmis dès qu’on peut soupçonner qu’ils auront quelque utilité. Chaque gare a un employé spécial chargé de ce service télégraphique, et celle de l’Ouest (rive droite) a pendant l’année 1867 échangé 43 901 dépêches relatives à l’exploitation du chemin de fer.

Muni des documents émanés de la direction du mouvement et dans lesquels, comme nous venons de le voir, il peut lire tous les ordres concernant ses fonctions, le chef de gare a pour mission de veiller à la formation des trains, qu’il fait ranger, selon la destination, contre un des vingt quais qui servent au départ et à l’arrivée ; il surveille l’installation des voyageurs, fait décomposer le train parvenu à terme de voyage après qu’on a relevé le numéro d’ordre de chaque wagon et vérifié si les voyageurs n’ont rien oublié dans les voitures ; enfin il commande les trois cent quatre-vingt-neuf employés qui font le service de son domaine particulier. Un bon chef de gare est inappréciable pour une compagnie de chemin de fer ; mais cela n’est pas facile à trouver, car il faut savoir faire respecter le règlement tout en étant plein de complaisance pour les voyageurs, dont les exigences vont trop souvent au delà du possible.

Lorsque, tournant le dos au souterrain à triple tunnel qui passe sous le boulevard des Batignolles, on aperçoit l’ensemble de la gare[9], on reconnait qu’elle a presque la forme d’une immense mandoline dont les rails seraient les cordes et dont les poteaux de signaux, placés à chaque embranchement, seraient les chevilles. Là on comprend mieux que partout ailleurs la complication et la simplicité des manœuvres. Un son de huchet retentit au loin, il est immédiatement répété à l’entrée de la gare ; on voit un homme sortir d’une petite cabane vitrée, saisir le levier d’une aiguille, l’abaisser, modifier par ce seul geste la position d’un disque indicateur et mettre le train arrivant sur la voie qui doit le conduire à son quai spécial. Incessamment, pour les trains qui arrivent, comme pour les trains qui partent, une manœuvre analogue se reproduit. Dès que la nuit approche, quand le brouillard s’épaissit, on allume sur les disques des feux dont les couleurs différentes, verte, rouge, jaune, dont la position déterminée, ont une signification particulière qui est comprise par tous les employés comme un ordre écrit. Les combinaisons diverses qui servent à acheminer un train vers un point précis, et à lui réserver en temps utile une voie spéciale, sont tellement ingénieuses et tellement claires, que les accidents survenus en gare, là même où les trains se succèdent et s’entre-croisent incessamment, sont assez rares. Plusieurs années se passent souvent sans qu’on puisse en signaler un seul.

Les aiguilleurs sont toujours à leur poste. On les choisit parmi les agents les plus intelligents et les plus attentifs ; leur travail, purement mécanique, n’exige qu’une force médiocre ; dès qu’un train doit passer devant eux, ils sont prévenus d’abord par le son du huchet, ensuite par le sifflement prolongé de la locomotive, et enfin par une sonnette électrique placée près de leur guérite. Un agent particulier, chargé de l’inspection des aiguilles et des disques, est sur la voie, surveillant les aiguilleurs, examinant les manœuvres, punissant toute négligence et assurant la prompte et stricte exécution du service. Le bon fonctionnement des signaux et le respect qu’ils imposent sont la meilleure garantie de sécurité pour un chemin de fer ; aussi le règlement contient-il cette prescription : Tout employé, quel que soit son grade, doit obéissance passive aux signaux.

On a essayé souvent des signaux automatiques, mais on y a renoncé ; le meilleur instrument de sécurité c’est encore l’homme, lorsqu’on est parvenu à lui faire comprendre l’importance de son devoir. Pour plus de sûreté néanmoins on a, par un procédé très-ingénieux, combiné le jeu des aiguilles avec celui des signaux, de telle sorte que, lorsqu’il dirige un train sur une voie, l’employé, avant de pouvoir manœuvrer l’aiguille, met forcément à l’arrêt le signal protecteur de cette voie. De plus, quand le signal est à l’arrêt, il amène sur le rail interdit un pétard détonant. Si, par suite d’un hasard, le signal n’a pas été aperçu, la locomotive passe sur la boîte fulminante qui, écrasée par les roues, lance un avertissement acoustique auquel le mécanicien se hâte d’obéir. Cette invention est due à M. Viguier, ingénieur à l’Ouest ; elle a valu à son auteur un grand prix à l’Exposition universelle de 1867. Tout mécanicien qui, malgré l’ordre d’arrêt, arrive jusqu’à l’aiguille et fait détoner le pétard, est puni d’une amende, quoiqu’il n’ait donné lieu à aucun accident.

Le disque, visible dans le jour par sa forme, la nuit par ses feux, est l’indicateur spécial. Selon qu’il est effacé ou fermé, c’est-à-dire parallèle ou perpendiculaire à la voie, selon qu’il montre un feu blanc ou un feu rouge, la voie est déclarée libre ou obstruée. Normalement, l’absence de tout signal indique la voie libre, mais la surveillance est toujours sur le qui-vive. L’article du règlement est positif : « Sur tous les points et à toute heure, les précautions doivent être prises comme si un train était attendu. » L’Ouest a renchéri encore sur les signaux en usage, et l’on vient d’y inaugurer un nouvel indicateur composé d’une plaque carrée où sont pratiquées deux ouvertures éclairées par une seule lampe à réflecteur. Suivant que les lumières sont apparentes ou cachées, les trains s’arrêtent ou continuent leur route.

Pour bien faire comprendre avec quelle sagacité les signaux et les aiguilles sont distribués à l’issue de la gare de l’Ouest, il faudrait un plan indicatif et détaillé. Ce plan existe ; il est annexé au règlement spécial que la Compagnie remet à tous les aiguilleurs, mécaniciens ou conducteurs de convois ; 70 aiguilles, 20 signaux différents, s’affirmant, se détaillant, se rectifiant les uns les autres, expliquent comment les accidents sont naturellement évités, malgré les causes multiples qui sembleraient devoir les faire naître. Grâce aux manœuvres des aiguilles et des signaux, on peut dire que dans une gare bien distribuée il y a autant de voies qu’il y a de trains montant et descendant. Je ne puis mieux comparer la gare de l’Ouest qu’à une caisse de sûreté : pour l’ouvrir, il faut connaître le secret des serrures et des verrous. Ce secret, qui au premier coup d’œil paraît très-compliqué, est d’une simplicité extrême, et il est confié à des hommes toujours surveillés, qui le connaissent et le pratiquent avec une précision que rien ne met en défaut.

iii. — la gare des marchandises.

Amoncellement et activité. — Gare et dock. — Encombrement et abus. — Tarif à refaire. — Déménagements. — Le dépôt. — Denrées et greniers. — Service de l’Exposition universelle. — Locomotives. — Palefreniers. — Mise en train. — Chasse-pierres. — Chasse-bœufs. — Cruauté de nos locomotives. — Les autres nations sont plus humaines. — Les mécaniciens. — Le livret. — Les agents du train. — Prescriptions. — Caisse de secours. — Limite d’âge. — Anecdote personnelle. — Omnibus et camions. — Cavalerie.


Pour des motifs que les droits d’octroi suffiraient seuls à expliquer, la gare des marchandises des chemins de fer de l’Ouest est située hors Paris, au delà de l’enceinte des fortifications. J’ai dit plus haut quelles en étaient les dimensions il y a trente ans ; aujourd’hui elle couvre une superficie de 50 hectares[10]. Elle s’étend à droite de la voie, quand on tourne le dos à Paris ; elle se compose des bâtiments d’administration et d’immenses hangars côtoyés par des quais où les trains viennent déposer et charger les marchandises. Il faut un large emplacement pour loger tous les colis qui arrivent jour et nuit ; le mouvement de va-et-vient est énorme, et il a été évalué pour l’année 1866 à 3 milliards 559 millions 481 005 kilogrammes. Là s’amoncèlent, soit revêtues de paille ou renfermées dans des caisses de bois blanc marquées de grosses lettres noires, soit en vrac, c’est-à-dire sans enveloppe, soit en sacs, en bouteilles, en fûts, des denrées de toute espèce, des marchandises de toute nature venues de la province, mais venues aussi d’outre-mer et débarquées dans nos ports de la Manche et de l’Océan. En voyant cette activité, ces piles de caisses, ces hommes rapides qui vérifient des numéros d’ordre, ces douaniers qui examinent les objets, ces sergents de ville qui se promènent l’œil aux aguets et l’oreille tendue, ces déchargeurs qui font bruyamment rouler leur brouette sur les parquets de bois, ces camions attelés de forts chevaux qui viennent chercher livraison de la marchandise attendue, ce désordre apparent qui cache tant de régularité, on ne peut s’empêcher de penser à la description du port de Tyr, que nous apprenions dans Télémaque au temps du collège. L’Ouest a reçu en 1866 plusieurs millions de colis, sur lesquels 532 ont été égarés et dont la valeur a été remboursée aux propriétaires. Cette proportion est tellement minime, que j’en parle seulement pour prouver avec quel soin toutes ces manipulations sont faites.

En France, et à la gare de l’Ouest comme aux autres gares, une difficulté de plus vient s’ajouter à toutes celles que présentent déjà la réception, le pesage, l’enregistrement et l’expédition d’une si grande quantité de marchandises. Au lieu de les faire retirer aussitôt qu’ils ont reçu leur lettre d’avis, les destinataires les laissent volontiers en gare, sachant que là elles sont emmagasinées avec précaution, qu’elles ne courent aucun risque et qu’elles ne seront grevées que d’un droit de consigne assez faible[11]. En un mot, les négociants considèrent volontiers les gares comme des docks où ils ont le droit de laisser leurs marchandises en dépôt. C’est là un abus grave et qui retombe pesamment sur les compagnies. Si, indépendamment de l’encombrement déjà excessif occasionné par les arrivages quotidiens, il faut encore se charger de la garde, parfois très-prolongée, des marchandises parvenues à destination de route, nul emplacement ne sera suffisant et le personnel devra être augmenté dans des proportions toujours croissantes. Les compagnies se plaignent, les négociants font la sourde oreille, le service général souffre, les employés sont accablés de travail. Cet abus tend à s’établir et à dégénérer en droit acquis. Il y aurait un moyen bien simple de faire cesser cet état de choses : ce serait d’établir un tarif proportionnel pour le séjour des marchandises en gare au delà d’un certain laps de temps largement déterminé. De cette façon, les destinataires, y regardant de plus près, se hâteraient probablement de faire retirer les objets qui leur appartiennent, et les compagnies seraient débarrassées d’un encombrement qui entrave le service et rend souvent illusoire la meilleure volonté.

Les chemins de fer, en transportant les voyageurs, ont remplacé les diligences ; en transportant les marchandises, ils se sont substitués au roulage ; ils ont fait plus, et ils se chargent de faire les déménagements pour les campagnes éloignées d’une ville traversée par le railway. À cet effet, une voiture chargée de meubles est, après avoir été dégarnie de ses roues, hissée sur un truc ; ses roues sont placées près d’elle ; arrivée à la station désignée on la remonte, on l’attelle et on la conduit à l’endroit déterminé. C’est un moyen à la fois rapide, économique et sûr. Ces lourds chariots restent en relais à la gare des marchandises jusqu’à la formation du train qui doit les emporter.

De l’autre côté des rails nombreux qui sillonnent la voie, rendue exceptionnellement large en cet endroit pour pouvoir suffire aux nécessités de l’exploitation, s’élèvent les constructions du dépôt. Là sont les remises où les wagons de toute sorte attendent leur tour de voyage, et les écuries où l’on garde les locomotives. Près de là s’étendent les greniers, mais ils sont en plein air et sont représentés par des montagnes de charbon. Ce sont les chefs de dépôt qui fournissent chaque jour le nombre de locomotives et de voitures demandé par le chef du mouvement. On ajoute quotidiennement deux locomotives supplémentaires, dites locomotives de secours, qui demeurent en gare, prêtes pour un service inopiné. Quelque considérable que soit le matériel moteur et roulant d’une compagnie, il peut se présenter certains cas où il ne répond pas aux exigences du moment. Ainsi, en 1867, le chemin de l’Ouest fut chargé de pourvoir au service de l’Exposition universelle. Du 1er avril au 3 novembre, 15 210 convois ont été expédiés et reçus à la gare Saint-Lazare ; 1 473 196 voyageurs ont été transportés : ce qui donne une moyenne de 70 trains et de 6 789 voyageurs par jour. La Compagnie, pour subvenir à ces transports excessifs, a fait transformer 200 wagons à marchandises en voitures de 3e classe, 100 voitures de 3e classe en voitures de 2e, et construire en outre des voitures des trois classes réglementaires. Aussi l’on se rappelle avec quelle régularité a fonctionné ce service adjoint.

Les dépôts des locomotives sont des bâtiments circulaires ou carrés. On renonce aux premiers et l’on fait bien, car ils offrent aux manœuvres un notable inconvénient. Une seule plaque tournante en occupe le centre ; lorsqu’elle est détraquée, toutes les machines sont immobilisées, et l’on ne peut plus les faire sortir ; tandis qu’un bâtiment carré, ouvert de nombreuses baies garnies de rails, donne autant d’issues aux locomotives qu’il a de portes. Le parcours moyen d’une locomotive est annuellement de 30 000 kilomètres, soit 82 kilomètres par jour ; ce qui est peu, si l’on a égard à l’extrême puissance de ces engins ; mais on ménage les locomotives exactement comme un bon cavalier ménage son cheval, et jamais, à moins de circonstances exceptionnelles, on ne leur demande un service qui ne soit bien au-dessous de leurs forces.

Dès que la locomotive a terminé sa route, elle est ramenée au dépôt et livrée aux soins d’hommes qu’on pourrait appeler ses palefreniers et qui sont chargés de la nettoyer. C’est plus long que de laver, de bouchonner et d’étriller un cheval ; le travail que nécessite la mise en état d’une locomotive qui a parcouru sa distance réglementaire dure au moins deux jours et occupe deux hommes. Chaque écrou, chaque vis, chaque tube de la chaudière est visité ; selon M. Jules Gaudry, qui est expert en cette matière, une locomotive est en moyenne composée de quatre mille pièces différentes. On peut affirmer qu’après un pansage complet, chacune de ces pièces a été examinée, fourbie et huilée.

Il faut trois heures pour mettre une locomotive en train, c’est-à-dire pour lui donner le degré de chaleur qui, développant sa puissance, la rend propre à être attelée aux wagons et à commencer sa route. Dans les cas extrêmes, qui se présentent très-rarement, on peut, en allumant du bois, en promenant la machine sur la voie de façon à activer le tirage, arriver au même résultat en une heure et demie. Cela s’appelle pousser le feu. La locomotive tout allumée est remise au mécanicien, qui ne l’accepte qu’après avoir vérifié par lui-même qu’elle est en bon état et propre au service exigé. Il est un des organes de la locomotive qu’on examine toujours avec soin avant le départ, c’est le chasse-pierres. Ce sont deux bandes de fer, légèrement concaves, terminées par deux fortes dents recourbées qui rasent les rails sans les toucher, de manière à rejeter tout obstacle qui pourrait les encombrer. Cet instrument fort simple a rendu d’immenses services et a sauvé bien des convois, en repoussant loin du train lancé à toute rapidité les poutres et les pavés que de sinistres farceurs s’amusent à déposer sur les rails pour jouir du spectacle d’un train déraillé, renversé, pulvérisé. En Amérique, le chasse-pierres est remplacé par le chasse-bœufs. Là, en effet, les railways n’étant pas garantis par des balustrades où des passages à niveau s’ouvrent à distance déterminée, les bestiaux qui paissent dans les prairies viennent souvent se coucher en travers de la voie ; un engin fait en forme de grille convexe, très-solide et membré de fortes barres de fer, enlève les animaux et les refoule au delà du tracé. Il est probable qu’un train parvenu au maximum de vitesse ne déraillerait pas pour un bœuf écrasé, mais il est prudent de n’en point faire l’expérience.

Les locomotives dont on se sert en France sont excellentes ; qu’elles soient, pour les trains de voyageurs, d’après le système Crampton, ou d’après le système Engerth pour les convois de marchandises, elles sont irréprochables au triple point de vue de la rapidité, de la puissance et de la sûreté de manœuvre ; mais si parfaites qu’elles soient, je les trouve cruelles, pour ne pas dire impitoyables, car elles sont découvertes et laissent les mécaniciens exposés à la pluie, à la grêle, à la neige, à un courant d’air qui est un tourbillon. Depuis quelque temps, l’Ouest a adopté les lunettes, qui du moins garantissent du jet de face ; mais les côtés sont libres et il n’y a pas de plafond, de sorte que l’amélioration, à peine sensible pendant le beau temps, devient illusoire pendant les bourrasques.

En Allemagne, en Belgique, en Hollande et dans vingt autres pays, les mécaniciens sont garantis par une sorte de capote de cabriolet retournée, armée de quatre larges œillères qui permettent de découvrir la voie en face et latéralement. De cette façon, ils sont abrités contre les intempéries, contre le froid, contre la neige aveuglante, contre la pluie fouaillée qui abrutit si bien qu’un mécanicien à qui l’on demandait pourquoi, un jour d’orage, il n’avait pas obéi à un signal, a pu répondre avec véracité : Je l’ai vu trop tard ! L’objection formulée par les ingénieurs contre une amélioration que réclame l’humanité la plus ordinaire est très-nette : Si nous abritons nos mécaniciens, ils dormiront ! Cela est possible, et je ne suis pas apte à décider la question. La chaleur émanant du foyer incandescent, condensée sous la capote, que ne balayerait aucun courant d’air, serait peut-être plus intolérable encore que le froid et l’humidité. Pourtant dans les moments de tourmente, quand les mécaniciens sont entourés par une véritable tempête qui souffle contre eux avec une force irrésistible, il n’est pas rare de les voir s’endormir debout, appuyés sur les plats-bords de la locomotive, oscillants et comme anéantis par la trombe qui les entoure.

Ce métier est pénible, exceptionnellement pénible, non-seulement par la responsabilité qu’il entraîne, mais par les souffrances qu’il contraint à endurer ; toutefois l’homme est un animal si admirablement doué, qu’il se fait assez vite à ce rude labeur. Au bout de quinze jours ou de trois semaines d’exercice on n’y pense guère, et, comme un vieux matelot, on nargue la tempête. Ces hommes, du reste, hommes de courage, de prévoyance et de résolution, sont très-bien payés ; en dehors des primes qu’ils obtiennent facilement en ménageant le combustible, tout en arrivant aux heures réglementaires, ils gagnent environ dix francs par jour ; mais ce dur métier épuise vite leurs forces qu’ils sont obligés de réparer par une nourriture très-substantielle, et l’on peut croire qu’ils ne font pas grandes économies.

Tout mécanicien, tout chauffeur est pourvu d’un livret de dimensions calculées pour entrer facilement dans une poche, imprimé en gros caractères et divisé en trois chapitres comprenant les attributions et la responsabilité, les mesures de sûreté, les mesures d’ordre. Dans ce petit livre, composé d’une centaine de pages et qui est un modèle de clarté, le mécanicien trouve non seulement les prescriptions qui fixent d’une façon absolue toutes les précautions, tous les soins qui doivent assurer sa route, mais encore l’indication des mesures à prendre pour toute circonstance exceptionnelle qui peut se présenter devant lui ; s’il sait son livret par cœur, il est à l’abri de tout accident qui n’est pas produit par un méchant hasard. Ce qui frappe le plus quand on étudie consciencieusement les chemins de fer, c’est l’extrême prévoyance des chefs de service, qui, à force de réflexion, de travail et de combinaisons ingénieuses, sont parvenus à se rendre maîtres de toutes les conjectures possibles et à annuler, pour ainsi dire, les chances mauvaises qui menacent toujours une semblable exploitation.

L’intelligence pratique des mécaniciens assure la stricte exécution des règlements. Tout, pour ces hommes dont les sens sont parvenus à un degré d’acuité extraordinaire, est un indice et un renseignement. La nuit et les yeux bandés, sur une route dont ils ont l’habitude, ils sauront précisément où ils sont. À l’air plus frais qui frappe leur visage, ils reconnaissent l’approche de vallées ; par le bruit plus strident et pour ainsi dire multiplié du train en marche, ils sont prévenus qu’ils passent entre des remblais ; une fade odeur de moisi leur annonce le voisinage des tunnels ; le parfum humide et pénétrant des bois endormis leur apprend que la forêt est auprès d’eux ; quand le train glisse presque sans rumeur, c’est qu’on descend une pente ; si au contraire il peine comme un homme chargé d’un fardeau trop lourd, c’est qu’on gravit une rampe ; les oscillations de la machine leur indiquent une voie fatiguée et qui a besoin de réparations. Pareils à ces chefs de caravane qui, dans un désert toujours semblable, sous la morne immensité du ciel obscur, savent distinguer à des signes invisibles pour d’autres le lieu qu’ils traversent, les mécaniciens doivent être doués de sens spéciaux qui leur permettent en toute conjoncture de reconnaître avec certitude chaque point de leur parcours et de manœuvrer en conséquence.

Lorsqu’un convoi est composé de quinze voitures au moins, il est accompagné par trois agents, qui sont : le chef de train, le conducteur, le conducteur d’arrière ; ils doivent se tenir pendant le trajet chacun dans une loge vitrée placée au sommet d’un wagon, ayant les freins sous la main et pouvant d’un seul coup d œil embrasser la voie tout entière. Ces hommes-là sont aussi porteurs d’un livret spécial qui renferme leurs instructions et les met à même de pourvoir à tous les cas accidentels. L’article 38 de ce règlement contient les recommandations relatives aux rapports des conducteurs avec les voyageurs ; la citation du premier paragraphe montrera dans quel esprit elles sont conçues : « Les conducteurs doivent avoir pour tous les voyageurs les plus grands égards et se montrer toujours prévenants et empressés. » Et plus loin : « Ils doivent éviter avec le plus grand soin tout ce qui serait de nature à troubler les voyageurs. »

Il est superflu de dire que les employés ont une caisse de secours largement alimentée par la compagnie et qu’ils ont les soins gratuits d’un médecin. Ce dernier fait chaque jour en gare, à midi, une visite des agents qui croient devoir recourir à ses soins. En hiver et en été, des boissons toniques sont distribuées gratuitement aux employés, qui trouvent en outre à l’économat de l’administration des vêtements qu’on leur livre exactement au prix de revient. Parmi ces hommes que nous voyons à chaque station descendre, crier le nom de la gare, courir aux portières qu’ils ouvrent, donner le coup de sifflet du départ et remonter à leur vigie quand déjà le train est en marche, beaucoup sont d’anciens militaires. Ils apportent dans leur service la régularité et l’agilité pratique de leur ancien métier. Ces fonctions, qui exigent une assez grande résistance physique, demandent des gens alertes et vigoureux ; aussi les compagnies ont fixé une limite d’âge au delà de laquelle on n’est plus admis à entrer dans les chemins de fer ; l’Ouest ne reçoit aucun employé âgé de plus de trente-cinq ans. Pour ces hommes continuellement en rapport avec les voyageurs, avec les bagages, avec les groupes, avec les mille objets qu’on laisse traîner dans les voitures, lorsqu’on descend momentanément à une station, la probité est devenue l’esprit de corps[12]. Leurs actes recommandables sont tellement fréquents qu’on ne les récompense même plus ; on se contente de les indiquer sur un tableau mensuel. S’ils sont honnêtes, ils ne sont point sots, et savent, par une sagacité souvent remarquable, découvrir le propriétaire d’un objet égaré.

Voici une anecdote qui m’est personnelle et qu’on me pardonnera de raconter, car elle n’est point à ma louange. Ayant à me rendre à Chatou, j’avais pris un billet aller retour que j’enfermai dans mon porte-monnaie. J’étais installé dans un wagon, en compagnie de trois ou quatre autres personnes et je lisais un journal, quand un employé, se présentant à la portière, demanda : « Qui est-ce qui va à Chatou ? » Trois voyageurs répondirent. L’employé fit exhiber les billets. Je quittai ma lecture, de fort méchante humeur, déclarant à haute voix qu’il était insupportable d’être ainsi dérangé. Je dis à l’agent : « Mais si j’allais à Asnières, vous ne me demanderiez donc pas mon billet ? » Imperturbablement il répliqua : « Non, monsieur. » Je levai les épaules avec cette sotte irritation parisienne que nous connaissons tous et je fouillai dans ma poche : je les retournai toutes sans retrouver le petit sac à fermoir que je cherchais. Mon exclamation involontaire apprit à l’employé quel était mon embarras, il se mit à sourire et me dit : « Monsieur, voici votre porte-monnaie. » Il l’avait trouvé sur la voie et avait été de wagon en wagon exiger qu’on lui montrât les billets pour Chatou, afin d’être bien certain de découvrir le propriétaire. S’il avait crié : Qui est-ce qui a perdu un porte-monnaie ? il est probable que dans le convoi dix personnes auraient réclamé.

Il ne suffit pas aux compagnies de transporter les voyageurs et les marchandises aux stations des lignes exploitées ; elles les conduisent aussi sur différents points de Paris, et pour cela elles ont un service spécial d’omnibus et de camions. L’Ouest emploie à cette exploitation particulière 350 voitures et 650 chevaux. Ses omnibus roulants sont au nombre de 41 ; 24 pendant l’hiver, 30 pendant l’été et 11 de réserve pour les jours d’affluence exceptionnelle. Les voitures de factage et les camions portent les colis, les groups et les marchandises à domicile. Les omnibus ont été mis à la disposition des voyageurs à la gare de l’Ouest dès le principe, quand fonctionnait la seule ligne de Saint-Germain. Un ancien maître de poste, M. Aureau, avait pris ce service à cœur et lui donna au début même une importance considérable ; les chevaux étaient choisis avec un soin extrême ; forts, vigoureux, à large poitrail, à jambes irréprochables, ils ont fait de tout temps l’admiration des maquignons. On peut dire que la Compagnie de l’Ouest a trouvé, sinon créé, le type modèle du cheval d’omnibus[13]. Ces chevaux fournissent une longue et très-utile carrière ; quand ils ne sont plus aptes à traîner rapidement et sûrement les voitures réservées aux voyageurs, on les fait entrer dans le factage, puis ensuite on les attelle aux camions, et enfin, épuisés et vieux, on les réduit à ces charrois faciles qu’exige l’exploitation intérieure de toute gare de marchandises.

iv. — les accidents.

Le cahier des charges. — Les billets militaires. — Stratégie. — Campagne d’Italie. — Injustice du public. — Le prétendu monopole. — Intervention de l’État. — Système anglais. — Fortune des chemins de fer. — Accidents. — 8 mai 1842. — Terreur. — Accidents de chemins de fer et de diligences. — Statistique. — Prescriptions réglementaires. — L’accident de Creil ; M. Pilinski. — Précautions prises. — Arrêt subit. — Imprudence des voyageurs. — Jude. — Ce qu’on peut exiger des compagnies. — Tarifs belges et français. — Locomotives routières. — Avenir du quatrième réseau.

En échange des concessions faites aux compagnies, l’État leur impose un cahier des charges, dont la rigoureuse exécution est surveillée par un commissaire spécial. Ce cahier fixe la direction, la largeur de la voie, le nombre des stations, détermine le nombre de wagons qui composent un train[14], le prix par tête, par kilomètre, par kilogramme, des voyageurs, des bagages, des valeurs d’or et d’argent, des marchandises. De plus, il frappe les compagnies de certaines obligations en faveur des services publics : gratuité de transport des bureaux ambulants de la poste et des voitures cellulaires, réduction des trois quarts pour les militaires ou les marins voyageant isolément ou en corps. Cette dernière mesure, parfaitement juste en elle-même, donne lieu à un abus qu’il est bon de signaler, car il est fréquent qu’un soldat, quel que soit son grade, voyageant en uniforme pour affaire de service, soit exempté, sur la simple exhibition de sa feuille de route, de la majeure partie des frais de transport, rien de mieux : mais qu’un général, un haut fonctionnaire des ministères de la guerre ou de la marine, voyageant en bourgeois, pour son plaisir, puisse à l’aide d’une feuille de congé délivrée par complaisance jouir des mêmes avantages, cela est absolument hors de l’équité. C’est dépasser l’esprit de la convention acceptée et c’est grever les chemins de fer d’une sorte d’impôt additionnel que rien ne justifie, ni les ressources particulières des voyageurs, ni les motifs tout personnels de leur voyage. Les compagnies subissent plutôt qu’elles n’acceptent cet inconvénient, que moins de facilité de la part des chefs de corps et des ministères ferait disparaître.

J’ai dit qu’Arago, dans la discussion de 1838, avait nié l’utilité stratégique des voies ferrées ; de récents exemples ont donné un démenti à cette prévision, qui prouve une fois de plus combien l’établissement des chemins de fer français avait laissé d’hésitation dans les esprits les meilleurs et les plus perspicaces. Ce qui s’est passé en France même pendant la campagne de 1859 démontre quels secours puissants les railways apportent à la guerre. Le chemin de Paris à Lyon et à la Méditerranée a transporté dans l’espace de quatre-vingt-six jours 185 000 hommes, 33 000 chevaux, 4 500 voitures d’artillerie et de train, 40 convois de matériel et de munitions ; la moyenne des wagons mis quotidiennement à la disposition de l’armée était de 518 ; à ce mouvement extraordinaire, 2 636 trains, dont 302 spéciaux, ont été consacrés, marchant à une vitesse de 25 à 30 kilomètres par heure ; pas un accident n’est venu entraver le parcours des convois, dont le nombre était cependant de 30,6 par jour, ce qui donne 1,28 à l’heure.

Dans cette circonstance, les chemins de fer ont été les auxiliaires de la victoire, mais bien plus encore l’ont-ils été dans la campagne d’Allemagne de 1866. C’est l’emploi intelligent qu’on a su en faire qui, joint à l’excellent et homogène esprit de l’armée prussienne, a, bien mieux que l’imparfait fusil à aiguille, remporté les foudroyantes victoires de Bohème. Aussi la Prusse se l’est tenu pour dit. Prévoyante et réfléchie, elle a délégué des officiers auprès des principales gares de chemins de fer, afin d’en étudier les dispositions, le maniement, de surprendre sur le fait même toutes les parties de l’exploitation et de pouvoir, par ce moyen, rendre plus tard d’importants services à une armée prête à entrer en campagne. Cet exemple est bon, il mérite d’être médité et suivi.

La victoire est dans le courage des soldats, mais elle est aussi dans leurs jambes : le mot est de Napoléon Ier. Un train faisant dix lieues à l’heure remplace très-avantageusement toutes les marches forcées imaginables ; il s’agit donc, pour les gouvernements qui se préoccupent de réformes militaires, de comprendre que les voies ferrées font aujourd’hui partie du matériel de la guerre. Si ce n’est pas un engin de destruction, c’est un moyen de rapidité pour l’acheminement des masses. On doit donc en étudier le mécanisme avec un soin tout particulier, et les officiers d’état-major devraient à ce sujet faire une éducation complète. La chose est grave et veut que l’on y pense[15]. Le matériel de toutes les compagnies françaises réuni sur une seule ligne peut au besoin, et si les circonstances l’exigeaient impérieusement, jeter en vingt-quatre heures 300 000 hommes sur une frontière. À ce point de vue encore, les chemins de fer sont un bienfait pour la civilisation. En favorisant un énorme entassement d’hommes sur un point déterminé, ils donnent à la guerre une force irrésistible, mais par cela même ils en limitent la durée et la contraignent à s’épuiser elle-même en deux ou trois combats.

Les services que les compagnies de chemins de fer rendent journellement à la population et à l’État sont considérables ; cependant on est injuste envers elles ; volontiers on les accuse, et, sans tenir compte des améliorations que l’expérience a indiquées et qui presque toutes ont été réalisées depuis trente ans, on ne tarit pas en plaintes. Les chemins de fer ne sont point parfaits, cela n’est pas douteux, et il est probable que nos enfants auront des moyens de locomotion perfectionnés que nous ne soupçonnons guère ; mais dans l’état actuel de la science nos railways font ce qu’ils peuvent, et c’est tout ce qu’on est en droit d’exiger d’eux. On leur reproche principalement l’espèce de monopole dont ils jouissent et les accidents dont ils sont, à la fois, la cause et les victimes.

Le monopole des chemins de fer n’a rien d’absolu. Il vient de la perfection même de l’installation et du prix qu’elle coûte. Personne ne songera jamais à établir une ligne concurrente et parallèle entre Paris et Rouen. Ce monopole, qui existe en fait beaucoup plus qu’en droit, repose sur la concession primitive ; mais cette concession a autorisé l’État à intervenir pour fixer le prix des transports, ce qui en réalité n’est pas d’un intérêt majeur ; elle lui a permis aussi, et cela est extrêmement important, de forcer les compagnies à épanouir leur réseau de manière à porter les voies ferrées jusque dans les pays les plus éloignés et les moins populeux. Les compagnies n’ont pas à s’en plaindre, puisque les pertes d’une ligne secondaire sont amplement compensées par les bénéfices d’une ligne principale, et qu’on arrive ainsi à un intérêt normal et régulier. Paris étant le centre, c’est-à-dire le cœur, la vie est portée jusqu’aux extrémités de la France par les lignes du premier réseau qui sont les artères, par les lignes du second réseau qui sont les veines, par les routes communiquant à la voie ferrée qui sont les vaisseaux capillaires ; de cette façon la circulation est complète. C’est là un avantage dont il faut tenir grand compte et qui fait de nos chemins de fer une institution absolument démocratique. C’est à cela qu’a servi l’intervention de l’État ; elle a été féconde et excellente. En Angleterre, où l’industrie privée a été seule chargée de la construction des railways, il n’en est point ainsi. Les compagnies en ont dirigé le tracé comme elles l’ont voulu ; guidées par leur seul intérêt, elles ont recherché avant tout ce qui pouvait leur procurer un gain matériel ; elles ont relié entre eux les grands centres, les centres riches, industriels, en négligeant les voies secondaires qui ne leur promettaient que des bénéfices restreints ; elles présentent une organisation purement aristocratique. Si, comme chez nos voisins d’outre-Manche, l’industrie privée avait été laissée, sans contrôle, souveraine maîtresse du terrain, nos grandes lignes seules fonctionneraient aujourd’hui, et les diligences rouleraient encore sur presque toutes nos routes.

On croit volontiers aussi que les compagnies de chemins de fer ont d’incalculables richesses, et l’on est tenté de s’imaginer qu’elles vivent sur les rives d’un Pactole où l’on peut à toute heure puiser des flots d’or. On ne réfléchit pas que cette fortune appartient à tout le monde, qu’elle se divise à l’infini, et que depuis le membre du conseil d’administration jusqu’au porteur d’une simple et unique action, chacun participe, selon l’importance des fonds qu’il a versés, aux bénéfices de l’exploitation. Par le nombre des capitaux qu’elles ont employés, les compagnies sont en quelque sorte dépositaires de la fortune publique. Les 8 milliards que la construction de nos chemins de fer a nécessités sont sortis des poches de la France entière et représentent son épargne. L’intérêt, exagéré dans le principe, s’est régularisé peu à peu par l’établissement des lignes secondaires et il offre aujourd’hui au capital une rémunération suffisante et assurée.

Quant aux accidents, c’est moins la fréquence que la gravité, parfois excessive, qu’ils présentent, qui met la population en rumeur et jette dans son esprit un trouble qui se traduit par les exigences les plus folles. Le premier désastre — c’en fut un — qui vint épouvanter le public eut lieu un dimanche, le 8 mai 1842, sur le chemin de fer de Paris à Versailles (rive gauche). C’était jour de grandes eaux ; dix-huit wagons pleins revenaient à Paris remorqués par deux locomotives et poussés par une troisième placée à l’arrière. Un peu au-dessous de Bellevue, à un endroit où la voie est en déblai, la première locomotive, qui s’appelait le Matthieu-Murray, brisa net les deux extrémités de son essieu à l’endroit où il s’encastre dans les moyeux. À cette époque, les locomotives n’avaient que quatre roues. La seconde locomotive, brusquement arrêtée dans son élan, versa sur la première. La dernière locomotive, continuant forcément à pousser le convoi en avant, le plia en hauteur et le renversa sur lui-même. Par un surcroît de précautions insensé, dont j’ai parlé plus haut, les portières étaient fermées à clef. Les wagons culbutés sur les locomotives dont le foyer brisé avait répandu les charbons ardents, prirent feu presque immédiatement et l’on eut alors un spectacle lamentable. Les voyageurs prisonniers se précipitaient à l’étroite ouverture des portières, luttaient, s’étranglaient, brûlaient. Soixante-treize cadavres furent retrouvés ; je ne compte pas les blessés[16].

Les personnes qui, comme moi, sont contemporaines de cet accident n’ont point oublié l’effroi dont Paris et la France entière furent saisis. Les recettes des chemins de fer baissèrent immédiatement ; le chemin de la rive gauche fut littéralement abandonné, et il fallut bien longtemps pour refaire une éducation qui s’ébauchait à peine. L’épouvante fut telle, on envisageait les locomotives comme des instruments si particulièrement dangereux, si difficilement gouvernables, qu’il fut très-sérieusement question, pour les chemins de Paris à Rouen et de Paris à Orléans qui devaient être prochainement inaugurés, de remplacer la traction mécanique par des attelages de chevaux. La terreur excitée par cet accident se calma peu à peu et les chiffres que j’ai cités prouvent que le public, plus sage, s’est accoutumé aux voies ferrées et s’est familiarisé avec ce genre de locomotion.

Il peut paraître paradoxal de soutenir que les diligences étaient un moyen de transport plus périlleux que les chemins de fer ; rien cependant n’est plus vrai. De 1846 à 1855, les diligences ont donné un tué sur 355 463 voyageurs, et un blessé sur 29 871 ; de 1837 à 1855, c’est-à-dire dans une période double, les chemins de fer donnent un tué sur 1 955 555 voyageurs et un blessé sur 496 551. La différence est notable et mérite d’autant plus d’être remarquée qu’elle est prise à l’époque la plus défavorable de l’exploitation des railways, à l’époque des essais, des tâtonnements, des écoles, à l’époque qui a vu se produire l’accident de Versailles, dont je viens de parler, et celui de Fampoux, qui coûta la vie à quatorze personnes. La proportion est de plus en plus rassurante ; en effet, l’Exposé de la situation de l’empire de 1866 constate que dans l’année précédente, sur 71 millions de voyageurs, cinq seulement ont péri par suite d’accidents ; c’est moins de un pour 15 millions[17].

L’irréparable malheur arrivé à Bellevue a été du moins une leçon dont on a profité. Les locomotives ont aujourd’hui six roues au moins, et chaque station où il y a un arrêt de cinq minutes et plus, un employé spécial frappe les essieux de la locomotive et de tous les wagons pour s’assurer qu’ils sont en bon état. Si l’un d’eux sonne faux et indique une simple fêlure, la voiture dont il fait partie est immédiatement retirée du train, remplacée par une autre et envoyée au dépôt pour être réparée. Chaque jour, depuis cette époque déjà lointaine, a consacré un progrès dans l’art de construire les machines et chaque jour a amené des améliorations dont on s’est hâté de profiter. Les mécaniciens, chauffeurs, conducteurs, aiguilleurs ont une expérience et une éducation pratique qu’ils n’avaient pas autrefois. Les mécaniciens sont à la fois très hardis et très-prudents ; ainsi qu’ils le disent eux-mêmes, « ils y vont pour leur peau, » et ils sont toujours les premières victimes de ces désastres. À quoi tient un accident ? À bien peu de chose souvent.

M. Pilinski, mécanicien du chemin de fer du Nord, conduisait un train express ; à une courbe, aux environs de Creil, il aperçoit en travers de la voie un fardier chargé de pierres de taille abandonné par le charretier, qui, s’étant engagé sur le passage à niveau, n’avait point eu le temps de franchir la route avant l’arrivée du convoi. Le mécanicien siffla d’abord aux freins pour modérer la vitesse et rendre le choc moins redoutable ; il comprit immédiatement que la précaution était illusoire et conduisait à un déraillement certain. Il siffla de lâcher tout, donna à sa machine la plus grande force d’impulsion qu’elle pouvait supporter et attendit le choc. La voiture fut enlevée et dispersée de chaque côté de la voie sans même que les voyageurs se fussent aperçus de l’accident. La locomotive, visitée en gare de Creil, portait à peine la trace du coup de bélier qu’elle venait de donner. M. Pilinski fut, pour ce trait de courage, immédiatement nommé mécanicien de première classe. C’est fort bien ; mais si, au lieu de couper le fardier, la locomotive l’avait simplement fait pivoter, il tombait sous les roues du convoi ; si le fardier avait été arc-bouté, il y avait déraillement, chute des wagons les uns par-dessus les autres, blessures, morts, procès, et le mécanicien qui a sauvé son train en accélérant sa marche aurait été condamné pour ne pas l’avoir ralentie.

Il est une cause fréquente d’accidents qui, pendant longtemps, n’a pas même été soupçonnée et dont la science commence à se préoccuper activement. Beaucoup de personnes, — en nombre bien plus considérable qu’on ne pourrait l’imaginer, — sont atteints d’une très-singulière maladie de l’œil, qu’on appelle le daltonisme, à cause du physicien Dalton qui le premier en a fait une étude spéciale sur lui-même, et que les Anglais nomment l’anérythropsie. Cette étrange affection dénature à ce point la coloration, que le rouge parait vert à ceux qui en sont atteints et vice versa. Or les signaux de nuit usités dans les gares et sur les voies sont des feux rouges et des feux verts. Un mécanicen affecté de daltonisme peut parfaitement être abusé par cette perversion de la vue et croire qu’une voie est ouverte lorsque au contraire elle est fermée. On tient compte aujourd’hui des nouvelles découvertes qui ne laissent aucun doute sur cet état morbide des organes de la vision, et l’on fait passer des examens en conséquence aux postulants qui pourraient avoir des signaux de couleur à manœuvrer ou à reconnaître.

Ce que l’on peut affirmer, c’est que les précautions possibles sont prises par les chemins de fer pour éviter toute chance probable d’accidents. Sans compter les rapides dépêches du télégraphe électrique qui renseignent toujours, au besoin, sur l’état de la voie, des règlements précis et spéciaux imposent des prescriptions auxquelles les agents ne peuvent se soustraire sans encourir des amendes, l’expulsion, et, si le cas est grave, le renvoi devant les tribunaux. Lorsqu’une voie est obstruée, le mécanicien en marche est immédiatement prévenu par une série de signaux très-définis et auxquels il ne peut se méprendre. Si un train tombe inopinément en détresse, le conducteur doit immédiatement faire couvrir la voie, à une distance déterminée par des drapeaux pendant le jour, par des boites détonantes et des lanternes pendant la nuit ; le convoi qui arrive s’arrête alors, fait les mêmes dispositions qui sont répétées par les trains suivants, et une ligne est souvent immobilisée sur une étendue considérable, parce qu’un accident est survenu à un point donné de la voie. J’ai vu une fois, sur le chemin de Lyon, au milieu de la nuit, quatre trains, dont trois express, s’arrêter les uns derrière les autres, sans choc, sans avarie, parce que deux wagons de marchandises renversés rendaient le parcours impraticable.

Des gens, fort bien intentionnés sans doute, mais fort peu au courant des lois de la mécanique, ont demandé avec instance qu’on trouvât un moyen de donner au mécanicien la possibilité d’arrêter subitement un train dans le cas où l’on s’apercevrait que la voie n’est pas libre ou qu’elle est empêchée par un obstacle. En admettant, ce qui est douteux, qu’on pût découvrir un frein assez puissant pour immobiliser tout à coup un convoi lancé, on amènerait infailliblement un déraillement immédiat, car devant la locomotive ainsi arrêtée tous les wagons se renverseraient en montant les uns sur les autres. Chaque train roulant à sa vitesse normale contient une somme de mouvement déterminée ; si l’on passe subitement à l’état de repos, ce mouvement ne cesse pas, il se brise et produit alors des effets désastreux, semblables à ceux qui résulteraient du choc le plus violent. Il faut agir au moins pendant 200 mètres pour qu’un train puisse, se ralentissant graduellement, être arrêté sans danger et sans inconvénients graves ; et encore le mécanicien, pour opérer avec certitude sur une si courte étendue, renversera sa vapeur et n’aura pas trop de trois bons freins pour l’aider. Les meilleurs engins pour éviter les accidents imprévus et qui appartiennent à l’exploitation des chemins de fer comme à toute œuvre humaine, sont beaucoup de prudence et des règlements nets, positifs, ne pouvant donner lieu à aucune méprise.

Quant aux accidents partiels, ils sont dus le plus souvent à l’imprudence des voyageurs mêmes, qui refusent d’écouter tout avis et répudient l’obéissance aux consignes les plus plausibles. Les avertissements affichés en grosses lettres dans les stations ne peuvent empêcher personne de descendre, au risque de blessures graves, pendant que le convoi est encore en mouvement. Je connais un Parisien rétif et dont le nom pourrait bien se trouver en tête de ce volume, qui ne voulant tenir compte d’aucune observation et s’élançant toujours du wagon avant l’arrêt définitif, fut un jour ramassé, évanoui, ensanglanté et en fort piteux état, sur le quai d’une grande gare ; il ne fallut rien moins pour lui apprendre la prudence et le respect des règlements. Parfois les compagnies sont absolument débordées, et par ce fait deviennent irresponsables. Le 6 juin 1867 trois souverains passaient une revue sur l’hippodrome de Longchamp. L’espoir d’un tel spectacle avait attiré une affluence énorme de personnes à la gare de l’Ouest, Le train de banlieue fut littéralement pris d’assaut. Rien n’y fit, ni les observations des employés, ni les menaces des agents de police, ni la vue de l’écharpe des commissaires ; les wagons furent escaladés ; il y avait des voyageurs sur le toit, sur le marchepied des voitures ; partout où un homme avait pu s’accrocher, la place était prise. Force fut de partir dans de si redoutables conditions ; nul accident ne se produisit, ce fut un miracle ; car il suffisait qu’un imprudent se levât sous un tunnel pour être décapité, ou laissât traîner ses jambes pour les voir brisées contre un poteau. Si ce malheur fût arrivé, on eût poussé toute sorte de cris, attaqué la Compagnie et traduit ses agents devant les tribunaux.

Le système anglais me parait bien préférable. Quand un voyageur monte en wagon, il prend, moyennant trois pences, un ticket d’assurance qui donne droit à ses héritiers, en cas de mort, à une somme de 1 000 livres sterling ; les diverses avaries auxquelles un voyageur est exposé en chemin de fer sont côtées selon la gravité et sont représentées par des sommes proportionnelles. De cette façon tout se passe librement, par un contrat spontanément consenti, et à l’abri de l’intervention toujours pénible de la justice ; mais de tels moyens sont trop simples et trop pratiques pour être adoptés en France, où le parti excellent qu’on peut en toutes choses tirer des compagnies d’assurances est à peine soupçonné.

Un crime, celui qui, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1860, a fait périr M. Poinsot sous les coups de l’insaisissable Jude, a causé aussi une profonde émotion. Tout de suite on a réclamé pour les voyageurs le droit de pouvoir au besoin faire arrêter le convoi. Cela est absolument inadmissible. Il ne faut jamais accorder à une seule personne, fût-elle en danger de mort, le privilége exorbitant de mettre en péril, et en péril trés-grave, toutes les personnes qui font partie d’un train. En effet les convois se suivent à intervalles souvent très-rapprochés ; réglementairement, dix minutes au moins doivent les séparer les uns des autres, mais il suffit parfois d’un léger ralentissement d’une part et d’une faible accélération de l’autre pour que l’équilibre de la distance soit rompu. Dans ces circonstances, si le premier convoi s’arrête, il a de grandes chances pour être rejoint par celui qui le suit et pour recevoir ce que l’on appelle un coup de tampon, c’est-à-dire pour être brisé dans une collision des plus violentes. Confier un tel pouvoir avec toutes ses conséquences à chaque voyageur, c’est centupler immédiatement la somme des accidents qu’on enregistre chaque année. Il faut trouver un moyen pratique de mettre les voyageurs en rapport direct et facile avec les conducteurs, établir entre les compartiments des voitures une communication, soit par une ouverture, soit à l’aide d’une glace sans tain ; mas il faut surtout réfléchir qu’un tel crime ne s’est produit que deux fois dans une période de trente ans, qu’on assassine partout, dans les maisons, dans les rues, sur les promenades publiques, dans les théâtres, et qu’il ne faut jamais conclure de l’exception à la généralité.

Ce qu’on est en droit d’exiger des compagnes de chemins de fer, c’est qu’au fur et à mesure qu’elles renouvellent leur matériel roulant, elles lui donnent les qualités de confortable et de bien-être qui manquent encore sur beaucoup de lignes et dont cependant les railways étrangers nous offrent l’exemple depuis longtemps. On peut leur demander aussi que la complaisance des employés pour les voyageurs n’aille pas jusqu’à laisser ces derniers introduire dans les wagons des paniers, des malles, qui sont une cause permanente de gêne pour tout le monde et occupent au moins la place d’une personne. Le fourgon des bagages est fait pour ces sortes de colis, et c’est un insupportable abus que d’en laisser encombrer les voitures. Il est certain que l’avenir modifiera singulièrement le matériel des voies ferrées et lui donnera des facilités qu’on n’entrevoit pas encore. Les voyages gagneront en rapidité et en agrément, lorsque l’on pourra circuler sans péril d’un wagon à un autre et qu’un restaurant sera attaché à tout convoi devant parcourir une certaine distance.

Les tarifs pourront peut-être subir un abaissement considérable, et les chemins de fer auront sans doute un jour une réforme analogue à celle qui a atteint et enrichi l’administration des postes. En cette matière, fort délicate à traiter en France, car elle touche aux intérêts financiers de tout le monde, l’exemple vient d’être donné par le gouvernement belge, qui le pouvait sous sa propre responsabilité, puisque là les chemins de fer ont été construis par l’État. La différence qui existe, depuis la loi volée à Bruxelles le 1er mai 1866, entre le tarif belge et le tarif français est importante et sera vite expliquée par un exemple : Paris est séparé d’Orléans par une distance de 121 kilomètres ; le prix des places est de 13 fr. 55 pour les premières, 10 fr. 15 pour les secondes et 7 fr. 45 pour les troisièmes. — Entre Bruxelles et Ostende, il y a 124 kilomètres ; les premières coûtent 5 francs, les secondes 3 fr. 30, les troisièmes 2 fr. 50. — Si nos compagnies adoptaient une réforme aussi radicale, on irait de Paris à Marseille pour 20 francs, et l’on rendrait à la population peu aisée, c’est-à-dire à la majeure partie de la population, un service inexprimable. Nous verrons peut-être un tel fait se produire, mais tant d’intérêts légitimes et sérieux sont engagés au maintien de l’ordre de choses actuel que sans doute nous attendrons longtemps encore avant de voir les chemins de fer français s’engager, à leurs risques et périls, dans une voie si hardie. Du reste, l’expérience tentée en Belgique semble ne pas donner de bons résultats, et il ne serait pas surprenant qu’on en revînt purement et simplement aux anciens tarifs[18].

Cette étude ne serait pas complète si, avant de terminer, je ne disais un mot des essais très-sérieux qui se font en ce moment même et dont le but est de prouver que la traction mécanique est possible sur les routes ordinaires. Dès le début des machines à vapeur, on se le rappelle, tous les efforts des inventeurs avaient porté sur ce point, et c’est en désespoir de cause que les rails avaient été adoptés. Arago pensait très-sérieusement qu’on pouvait s’en passer. Depuis l’inauguration du premier chemin de fer anglais, bien des tentatives ont échoué devant les difficultés très-graves que le terrain irrégulier des chemins de terre offre aux machines. Je me souviens parfaitement d’avoir vu, quand j’étais au collège, une lourde locomotive portant des voyageurs marcher péniblement sur les quais de Billy et de la Conférence. Depuis la dernière Exposition universelle, qui, par la seule introduction de l’acier fondu dans la pratique industrielle, amènera tant d’heureuses modifications dans les voies ferrées, le problème semble résolu. On y a vu figurer une locomotive qui, remorquant des wagons chargés de personnes et de marchandises, manœuvrait avec facilité sur toute espèce de route avec une vitesse moyenne de 12 kilomètres par heure, vitesse qui peut être portée jusqu’à 20 sur les terrains exceptionnellement favorables. Une expérience, qui paraît décisive, a eu lieu entre Marseille et Aix. La distance, comprenant 30 kilomètres, a été plusieurs fois franchie en quatre heures, sur une route qui est, sous plusieurs rapports, par ses pentes rapides, par une de ses portions couverte de pavés, par ses courbes subites, un modèle des difficultés à surmonter. Une Compagnie générale de messageries à vapeur s’est formée, a son siège à Marseille et fonctionne dès à présent. De nouveaux essais faits au bois de Boulogne ont parfaitement réussi, et ont engagé le gouvernement à concéder une ligne d’expérimentation longue de cinq kilomètres et qui doit relier le Raincy à Montfermeil.

Si, comme tout le fait supposer, ce moyen de traction est assuré, il sera d’une utilité précieuse pour nos populations agricoles et desservira les nombreux chemins locaux que le langage administratif appelle voies de petite vicinalité. En un mot, ces messageries à vapeur seront un puissant auxiliaire pour les chemins de fer, car elles remplaceront les troisième et quatrième réseaux des voies ferrées, qu’on ne peut établir en raison des pertes certaines que la construction et l’exploitation feraient subir aux capitaux engagés. Les convois restreints remorqués par des locomotives routières, visitant les groupes d’habitations les plus chétifs, seraient pour les transports ce que les facteurs ruraux sont pour la distribution des dépêches. Il est à désirer que l’expérimentation réussisse et donne raison aux prévisions de l’inventeur ; car alors, avec les grandes lignes de chemins de fer, avec les voies adjacentes du second réseau, avec la traction à vapeur sur les routes, la France sera sur tous les points en communication sûre, rapide et permanente avec elle-même.

Appendice.Les lignes de chemins de fer concédées actuellement s’étendent sur un réseau de 24 304 ivilomètres, dont 19 111 sont aujourd’hui (janvier 1875) livrés à la circulation ; c’est 3 161 de plus qu’en 1866, mais l’augmentation serait bien plus considérable si le traité de Francfort ne nous avait forcés de céder à l’Allemagne 835 kilomètres de railways, dont 738 étaient exploités.

Au 31 décembre 1873, les chemins de fer français possédaient une armée de 159 745 employés, une force motrice représentée par 5 573 locomotives et un matériel roulant composé de 168 183 voitures ou fourgons. Pendant la même année, le transport a été ; voyageurs, 116 546 175 ; voitures, 27 132 ; bagages, 501 656 000 kilogrammes ; articles de messageries et denrées fraîches, 584 530 000 kilogrammes ; animaux, tels que chiens, chevaux, porcs et bestiaux, 7 252 339 têtes ; marchandises, 57 481 419 000 kilogrammes.

On voit que, malgré les malheurs qui nous ont accablés, le mouvement ascensionnel des voyageurs, des animaux, des marchandises par les voies ferrées ne s’est point ralenti. Les chemins de fer de l’Ouest ont une part importante dans cette progression. En effet, leur matériel a été augmenté : au 31 décembre 1873, il comptait 679 locomotives, 2 317 voitures à voyageurs et 12 899 fourgons à marchandises. Le réseau embrasse maintenant 2 397 kilomètres qui, en 1873, ont vu passer 31 081 019 voyageurs, dont 20 333 641 pour la seule banlieue de Paris ; la gare des Batignolles a reçu 4 844 632 000 kilogrammes de marchandises venues par petite vitesse. Les machines ne se sont guère reposées, car leur parcours moyen, pendant l’année, a été de 32 518 kilomètres.

  1. « Diligence de Lyon, port Saint-Paul ; départ de Paris, de deux jours l’un, à quatre heures du matin. Il y a une chapelle dans l’hôtel des diligences, où l’on dit la messe à trois heures et demie du matin, les jours de dimanches et fêtes. » État ou tableau de la ville de Paris, M.DCC.LX, p. 359.
  2. La baronne Oberkirch donne, dans ses Mémoires, une intéressante description de ce genre de voitures : « Sur la route de Versailles, on aperçoit tout le temps des carabas et des pots-de-chambre qui conduisent des solliciteurs. Les carabas, lourdes voitures qui contiennent vingt-six personnes, ont huit chevaux, qui mettent six heures et demie pour aller à Versailles. Quant aux pots-de-chambre, outre leurs six habitants, ils ont encore deux singes, deux lapins et deux araignées. Les lapins sont devant, à côté du cocher ; les singes, sur l’impériale, et les araignées derrière, comme ils peuvent. Cela me parut fort drôle. »
  3. Marc Séguin, qui était né à Annonay le 20 avril 1786, est mort le 21 février 1875.
  4. Traité élémentaire des chemins de fer, Introduction, xlv.
  5. J’emprunte ces chiffres et d’autres renseignements techniques à l’excellent ouvrage de M. Jacqmin, De l’Exploitation des chemins de fer, 2 vol. in-8. Paris, Garnier frères, 1868.
  6. Pour serrer la vérité de plus prés et m’appuyer sur des documents aussi concluants que possible, j’ai pris comme base de mes appréciations les comptes de l’année 1866 ; il m’eût été facile de me servir de ceux de 1867 ; mais, cette année-là, l’Exposition universelle a produit sur les chemins de fer une activité anormale qui pourrait conduire à des conclusions exagérées.
  7. La population de la France est de 36 877 000 habitants.
  8. Extrait du Règlement général, no 3, pour les conducteurs de trains : Art. 6. Le nombre minimum des freins, pour chaque train, est fixé de la manière suivante : trains de voyageurs, trains composés de 1 à 7 voitures, 1 frein, placé dans le dernier tiers du train ; trains composés de 8 à 15 voitures, 2 freins, dont un placé dans le dernier quart du train ; trains composés de 16 à 34 voitures, 5 freins, dont un placé dans le dernier cinquième du train. »
  9. Le soir, la gare est éclairée par plus de 800 becs de gaz, et, dans les temps de service exceptionnel, par 1 100.
  10. Un point de comparaison donnera une idée nette de cette étendue : le Champ de Mars n’a que 40 hectares.
  11. 2 centimes par 100 kilogrammes et par jour pendant les quinze premiers jours ; 5 centimes par 100 kilogrammes et par jour pour chaque jour en sus, sans limite de temps.
  12. Les employés ont, pendant l’année 1867, recueilli 7 382 objets dans les wagons arrivés à la gare de l’Ouest (rive droite). Sur ce nombre, 1 615 ont été rendus à leurs propriétaires, qui les ont réclamés ; 3 630 ont été livrés au domaine ; 1 301 ont été déposés à la préfecture de police, et 856 restent au bureau des réclamations.
  13. C’est aussi la Compagnie de l’Ouest qui la première a, sur ses omnibus, abrité les voyageurs d’impériale par une tente en toile cirée, et leur a permis de gagner leur place par un escalier à rampe, supérieur, sous le double rapport de la facilité et de la sécurité, aux marchepieds superposés dont on a gardé l’usage dans d’autres entreprises.
  14. Au maximum, 50 pour les trains de marchandises, 24 pour les trains de voyageurs, 30 pour les trains portant des troupes. (La Compagnie de Paris-Lyon a obtenu en 1839, pendant la campagne d’Italie, un jour d’urgence, l’autorisation de former un train de 35 voitures chargées de soldats.)
  15. Ceci a été écrit en 1867. L’état-major allemand redouble actuellement de soin et d’activité pour tirer des chemins de fer le meilleur parti possible en cas de guerre. Les études continuent sans interruption. En 1874, des officiers empruntés à tous les corps d’armée et à toutes les armes ont fait des manœuvres spéciales pendant trois mois à cet égard ; il est même question, à Berlin, de créer un corps particulier qui serait aux voies ferrées ce que les pontonniers sont aux cours d’eau (1875).
  16. Une chapelle qu’on nomma Notre-Dame des Flammes fut élevée sur le remblai qui domine le lieu de l’accident. Depuis quelques années, la Compagnie de l’Ouest a fait planter des arbres autour et y a adjoint une école communale dont elle a gratuitement offert les constructions à la commune. De cette façon, le monument destiné à perpétuer le désastre échappe à la vue des voyageurs, et la chapelle semble être l’annexe de l’école. Tout est pour le mieux ; la Compagnie affaiblit un souvenir pénible, supprime un témoin désagréable, et, du même coup, donne aux enfants une instruction que sans elle ils n’auraient peut-être jamais reçue.
  17. Voici une statistique instructive, car elle est empruntée aux Américains, qui, on le sait, ne pêchent pas par excès de prudence dans l’exploitation de leurs voies ferrées Pendant les années 1863, 1864, 1865 et 1866, la circulation sur les chemins de fer a été de 400 millions de voyageurs ; sur ce nombre, on compte : tués par accident que le voyageur ne pouvait éviter. 1 sur 4 999 285 ; tués par imprudence personnelle, 1 sur 4 304 888 ; blessés par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 319 948 ; blessés par imprudence personnelle, 1 sur 631 817.
  18. Un arrêté du ministre des travaux publics de la Belgique, en date du 18 septembre 1871, a modifié les tarifs, comme nous l’avions pressenti ; l’article 1er est ainsi conçu :

    « À partir du 1er novembre 1871, les prix pour le transport des voyageurs seront établis d’après les bases suivantes, applicables par lieue, savoir : 56 centimes pour la 1re classe, 27 centimes pour la 2e classe, 18 centimes pour la 3e classe des trains ordinaires.

    Pour les trains express, les prix réglés d’après ces bases seront augmentés de 25 p. 100. »

    En France, le tarif est par voyageur et par kilomètre. 1re classe, 0f,123 ; 2e classe, 0f,0924 ; 3e classe, 0f,0677.