Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XI

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CHAPITRE XI

LA BANQUE DE FRANCE


i. — le gouvernement.

Origine du mot. — Banco rotto. — Citation de Plaute. — Casa di San Giorgio. — Jacques Cœur. — Law. — Opération de la Banque du Mississipi. — Le système. — Le duc de Conti et le duc de Bourbon. — Déroute. — Caisse d’escompte. — Chapeaux défoncés. — Caisse des comptes courants. — Fondation de la Banque de France. — Loi du 24 germinal an XI. — Constitution républicaine. — Crise de 1805. — Lettre de Napoléon. — Modification. — Gouvernement monarchique constitutionnel. — Loi du 22 avril 1806. — Mécanisme. — Prescriptions restrictives. — L’engrenage. — Panique de 1814. — Crise de 1848. — Décret du 15 mars. — Avances de la Banque. — Résultat inattendu du cours forcé. — Popularité du billet de Banque. — Banques départementales devenues succursales de la Banque de France. — Capital de la Banque. — Grand conseil et comités


Dans presque toutes les langues, le mot banque et le mot banquier dérivent du vocable qui signifie table ou comptoir : τραπεζίτης chez les Grecs, mensarius chez les Romains, banchiero chez les Italiens du moyen âge. Le banquier a été primitivement un changeur ; il venait s’installer sur la place publique avec un banc sur lequel il exposait les monnaies diverses qu’on pouvait avoir à lui demander ; peu à peu il prit les fonds en dépôt, fit des avances sur caution, sur marchandises, sur gages, sur titres de propriété, sur papiers de famille[1] et devint bien réellement ce que nous nommons aujourd’hui un banquier. Lorsqu’il avait manqué à ses engagements, que, par suite de sa mauvaise foi ou de spéculations hasardeuses, il causait un tort manifeste à ses créanciers, on brisait son comptoir. On disait de lui alors qu’il était l’homme du banc rompu : banco rotto, d’où nous avons fait le mot banqueroute. Selon plusieurs écrivains, les trapézistes et les mensarii auraient ignoré toutes les opérations des banques modernes. Cette opinion peut paraître exagérée, et Plaute lui donne un démenti, lorsque, dans les Captifs, il fait dire à Hégion :

Ibo intro, atque intus subducam ratiunculam,
Quantillum argenti mihi apud trapezitam siet.

«Je rentre, et vais voir un peu ce qu’il me reste d’argent chez mon banquier. » Et dans le Trinumus, lorsque Stasime dit :

Trapezitæa mille drachumarum olympique
Quas de ratione debuisti, redditæ ;.

« De compte fait avec le banquier, tu restais débiteur de mille drachmes olympiques ; elles sont payées. »

Il n’est pas douteux que depuis l’antiquité bien des banques n’aient fonctionné en Italie, mais il est difficile et il serait hasardeux de leur assigner une date positive. Venise prétend avoir possédé une banque dès la première moitié du quatorzième siècle. Barcelone trouve dans ses archives quelques traces d’une banque installée en 1349 par la corporation des drapiers ; mais il faut, si l’on veut s’étayer sur des documents authentiques, reconnaître que la première banque régulière établie en Europe fut celle que les Génois organisèrent en 1407 sous le nom de Casa di San Giorgio.

Les Italiens, — Génois, Vénitiens, Lombards, — semblent avoir eu pendant tout le moyen âge, et même pendant la première période des temps modernes, le privilège exclusif du commerce de l’argent. Jacques Cœur, que son titre d’argentier a trop souvent fait prendre pour un banquier, était un marchand enrichi par le négoce, et les prêts sur nantissement qu’il fit au roi ou à d’autres personnages étaient des actes de complaisance plutôt que des spéculations.

Quoique Louis XIV, après la désastreuse année 1709, eût créé du papier-monnaie et qu’à l’époque de sa mort 492 millions de ces valeurs douteuses circulassent encore, notre première banque fut celle de Law, la fameuse banque du Mississipi qui a tant fait parler d’elle, qu’on a tant maudite, mais à laquelle cependant il ne faut pas oublier que nous avons dû la Louisiane. Concédée à Law pour vingt ans, par ordonnance des 2 et 20 mai 1716, au capital limité de six millions, divisé en 1 200 actions de 5 000 livres chacune, elle commença dès le mois de juin des opérations qui, si elles n’eussent point été dénaturées, l’auraient conduite probablement à une prospérité extraordinaire. Ces opérations étaient, à fort peu de chose près, celles-là mêmes qui ont donné à la Banque de France une assiette si solide : escompte des effets de commerce, garde des valeurs en dépôt, payements et recouvrements pour les tiers ; de plus, son action était très-sagement circonscrite par l’interdiction absolue de faire le commerce ou d’emprunter à intérêt. Les débuts furent les jours de l’âge d’or ; d’un intérêt mensuel de 2 1/2 pour 100, l’escompte des effets descendit à six, à cinq et même à quatre par an.

Jamais telles facilités n’avaient été offertes au négoce, qui se hâtait d’en profiter.

Malheureusement le succès grisa Law, il engloba la banque dans la Compagnie d’Occident et voulut mettre en pratique le fameux système, rêverie socialiste autoritaire par excellence, qui devait amener la banque à être l’unique dispensatrice de tout crédit, de toute richesse, de tout travail. Pour satisfaire les besoins factices qu’on venait de créer, pour répondre aux demandes d’une spéculation chauffée à blanc, on émit une quantité folle d’actions, actions-mères, actions-filles, actions-petites filles. Pareille fureur d’agiotage ne s’était jamais vue[2]. Les grands seigneurs marchaient en tête de cette armée pleine de convoitises malsaines : le comte de Horn, un parent du Régent, assassinait en plein jour, rue Quincampoix ; à la fin de février 1720, le duc de Conti fait enlever 14 millions d’or à la Banque, et, le 2 mars, le duc de Bourbon en retire 25. Pour remédier à une catastrophe imminente, on arrive, non pas seulement à vouloir imposer le cours forcé de ce papier qui, de minute en minute, perdait de sa valeur, mais à interdire la circulation des espèces métalliques, à défendre de placer des fonds à l’étranger, et même à prohiber l’achat des diamants ou de la vaisselle plate.

Quand une institution en est là, elle est morte, et nul pouvoir ne saurait la ressusciter. Le désastre fut immense. On n’en riait pas moins, et l’esprit parisien n’abdiquait pas au milieu d’un tel cataclysme. Comme au-dessus de l’hôtel de la Compagnie[3] on avait gravé deux L majuscules, initiales du nom de Louis XV, un plaisant écrivit sur la muraille : Ut citius aufugiat : « afin qu’il se sauve plus vite. » Law se sauva en effet, mais à grand’peine : c’est miracle qu’il n’ait pas été écharpé ; deux ou trois fois il avait été obligé d’aller chercher refuge jusque dans les appartements privés du duc d’Orléans. Le 13 octobre 1720, on publia un arrêt du conseil, rendu le 10, portant suppression des billets de banque à partir du 1er novembre. D’après la récapitulation qui suit le libellé, il est constant que les billets émis s’élevaient à la somme de 2 696 400 000 livres.

La chute avait été si profonde qu’on en resta étourdi plus longtemps que de raison. Le seul mot de banque épouvantait tout le monde, et l’on attendit cinquante-six ans avant de voir reparaître une institution qui rappelait de fort loin la première et féconde tentative de Law. Un arrêt du 24 mars 1778 concéda au sieur Bernard un privilège en vertu duquel il pouvait établir une caisse d’escompte au capital de 15 millions de livres. Elle vivota, plutôt qu’elle ne vécut, entre les exigences du gouvernement et la défiance du commerce. On peut croire que ses opérations n’étaient pas très-fructueuses, car en 1784 il fut de mode pour les femmes de porter des chapeaux sans fond, qu’on appelait des chapeaux à la caisse d’escompte ; néanmoins elle subsista tant bien que mal jusqu’à la Convention, qui la supprima, par décret du 4 août 1793. Sous le Directoire, des particuliers, négociants et banquiers, créèrent une caisse de comptes courants qui émettait des billets, faisait diverses opérations avantageuses pour le commerce et qui disparut lorsque Bonaparte, devenu premier consul, appréciant les immenses services que pouvait rendre à la population un établissement de crédit sagement mené, contenu par une loi constitutive dans des limites sévèrement fixées, fonda la Banque de France.

En 1800, le 24 pluviôse an VIII, plusieurs banquiers, à la tête desquels se présentent Perregeaux, le Couteulx-Canteleu, Mallet aîné, Récamier, le fabricant de tabacs Robillard, se concertèrent pour arrêter les statuts d’une banque au capital de 30 millions, réparti en 30 000 actions nominatives. Les opérations devaient être l’escompte, le recouvrement des effets, les dépôts et consignations, les comptes courants, et enfin l’émission de billets au porteur et à vue. Tout autre commerce que celui de l’or et de l’argent lui était interdit. Dans les statuts primitifs, on retrouve d’une façon rudimentaire, mais déjà très-nette, le système de gouvernement qui devait assurer à la Banque une stabilité que rien jusqu’à ce jour n’est parvenu à ébranler. Dès le 28 nivôse (18 janvier 1800), un arrêté consulaire ordonnait que tous les fonds reçus à la caisse d’amortissement fussent versés à la Banque de France. C’est là une consécration importante et qui peut déjà faire préjuger du succès de d’entreprise. Cette dernière attendit cependant trois années avant de recevoir une constitution organique ; ce fut la loi du 24 germinal an XI (14 avril 1803) qui la lui donna.

Par cette loi, le capital est porté à 45 millions, les coupures des billets sont fixées à 1 000 et à 500 francs. Le privilège est accordé pour quinze années ; l’universalité des actionnaires est représentée par les 200 plus forts d’entre eux ; convoqués en assemblée générale une fois par an, ils nomment au scrutin quinze régents qui administreront la Banque, et trois censeurs qui la surveilleront ; les régents et les censeurs réunis forment le conseil général. L’un des régents est nommé président pour deux ans par le conseil, et pendant toute la durée de ses fonctions il exerce en quelque sorte le pouvoir exécutif. Ainsi qu’il est facile de le voir, nous sommes en république, car dans cette constitution très-libérale on n’aperçoit pas l’ingérence de l’État. Il ne révèle pas son influence par des signes extérieurs ; s’il l’exerce, c’est d’une façon amiable, mais sans aucun droit reconnu dans les statuts délibérés au Corps législatif. Les actionnaires de la Banque, représentés par les administrateurs élus, étaient maîtres chez eux, sans contrôle direct, et pouvaient n’avoir d’autre guide que leur intérêt particulier.

En 1805, pendant la campagne d’Allemagne qui devait trouver un dénoûment si rapide à la bataille d’Austerlitz, la Banque traversa une crise difficile. Elle était alors installée dans l’hôtel Maissiac, qui occupe actuellement le n° 48 de la rue Pagevin. Chaque jour la place des Victoires était remplie par des gens inquiets qui venaient échanger leurs billets contre des espèces ; dans le commerce, le billet de 1 000 francs perdait 20 francs ; Joseph, qui, sous le titre de grand-connétable, présidait le conseil des ministres en l’absence de son frère, était fort troublé, et parlait de faire venir des troupes pour déblayer les issues de la Banque obstruées dès le milieu de la nuit. La Banque, voyant son encaisse métallique diminuer à vue d’œil, criait au secours et s’adressait au tribunal de commerce pour qu’il forçât le public à accepter ses billets en guise d’argent. En cette circonstance. Napoléon fut très-net. Le 20 octobre 1805, il écrivit d’Elchingen à Régnier : « Il faut que la Banque de France échange ses billets contre de l’argent, à bureau ouvert, ou qu’elle ferme ses bureaux si elle manque d’argent. Quant à moi, je ne veux pas de papier monnaie. »

Le souvenir de ces désordres passagers a-t-il eu quelque influence sur les résolutions de Napoléon ? Son esprit, singulièrement impérieux, n’a-t-il pu supporter qu’un établissement qui servait de régulateur au crédit public se mût en dehors de l’action immédiate de l’État ? On ne sait, mais le 22 avril 1806 la constitution de la Banque de France est modifiée d’une façon définitive. C’est le type du gouvernement monarchique constitutionnel. Par la nouvelle loi, le privilège est prorogé de vingt-cinq ans au delà du terme fixé d’abord, le capital est porté à 90 millions ; c’est toujours l’assemblée des actionnaires qui élit les censeurs et les régents, mais la présidence échappe à ceux-ci. La direction des affaires, que la Banque, en vertu de la loi de germinal, déléguait à son comité central, est désormais exercée par un gouverneur et deux sous-gouverneurs, qui sont nommés par l’empereur et prêtent serment entre ses mains. Cette loi, que rien jusqu’à présent n’a modifiée dans ses parties organiques, a été libellée par Mollien, un des esprits les plus fermes et les plus sagaces de son temps. Il est étrange que Napoléon, dont l’aversion pour le système parlementaire s’était si souvent manifestée, ait établi précisément à la Banque le modèle presque parfait de ce genre de gouvernement ; il faut qu’il ait été entraîné par des considérations bien fortes, ou que sa propre sagesse l’ait emporté sur ses répugnances instinctives.

Le gouverneur préside les conseils, approuve ou rejette les dispositions adoptées, nomme, révoque, destitue les agents, signe seul, comme un souverain, tous les traités intervenants, fait exécuter les lois et statuts qui régissent la Banque. Il a droit de véto ; il peut empêcher l’accomplissement d’une mesure délibérée par le conseil, mais il ne peut contraindre ce dernier à adopter une résolution quelconque, et il doit lui rendre compte de toutes les affaires. Ces deux puissances, l’une législative, l’autre exécutive, se côtoient sans se heurter, tant leurs attributions diverses ont été sagement réglées. En cas de conflit, force resterait toujours au conseil des censeurs et des régents, qui votent le budget et peuvent, en le refusant ou en le modifiant, mettre le gouverneur dans l’impossibilité de faire mouvoir le mécanisme de son petit État. Heureusement jamais pareille occurrence ne s’est présentée ; le conseil et le gouvernement marchent d’accord ; sur chaque question il y a entente préliminaire. Tout se traite à l’amiable par des gens qui n’ont qu’un but et savent l’atteindre, mettre l’intérêt de l’État en rapport avec celui des particuliers. La Banque de France constitue donc une œuvre publique confiée à une société privée surveillée par l’État. De cette façon, si par hasard l’esprit mercantile et intéressé des actionnaires représentés par les conseils venait à prévaloir, le gouverneur interviendrait pour garantir les droits du commerce et rappeler la Banque à l’esprit de son institution. Cette surveillance de l’État paraîtra en outre indispensable à tous ceux qui estiment que, pour demeurer stable et sérieux, le crédit public ne doit pas se jeter dans les aventures. Les statuts, rédigés par Gaudin, en date du 16 janvier 1808, et qui sont l’application développée de la loi de 1806, ont dit trés-sagement à l’article 8 : « La Banque ne peut dans aucun cas ni sous aucun prétexte faire ou entreprendre d’autres opérations que celles qui lui sont permises par les lois. » Rien n’est plus juste que cette prescription restrictive. Les gens chargés de maintenir le crédit ne peuvent et ne doivent rien faire de facultatif. Quand une institution de cet ordre se laisse entraîner, par faiblesse ou par convoitise, à une spéculation douteuse, elle ressemble à l’ouvrier dont la blouse est saisie par l’engrenage d’une machine en mouvement ; quels que soient ses efforts et son énergie, rien ne le sauvera ; une expression populaire dit nettement le fait : « Il y passera tout entier. »

C’est grâce aux dispositions à la fois très-précises et très-réservées qui ont présidé à sa fondation, grâce à la sagesse expérimentée de ses fondateurs, grâce à ce gouvernement constitutionnel dont le fonctionnement régulier ne s’est pas ralenti une minute, que la Banque a pu traverser des heures singulièrement douloureuses. Elle a vu s’écrouler des trônes, elle a assisté à l’anéantissement du crédit public, à la disparition des espèces métalliques, elle a été englobée dans des crises financières qui troublaient les États et ruinaient les particuliers, rien n’a pu paralyser son action, ni même affaiblir son mécanisme. Semblable à ces vieilles fées qui, dans les circonstances exceptionnelles, savent conjurer le danger à force de sagesse et de prudence, elle a su faire face à tout avec ses seuls billets, qui sont un talisman dont la puissance dépasse celle des baguettes enchantées.

À un seul jour de notre histoire, elle crut tout perdu et désespéra. En 1814, la veille de l’entrée des alliés, la Banque fut saisie de panique, et pendant que sur la place Vendôme on jetait au feu les drapeaux enlevés jadis à l’ennemi, elle brûlait ses billets sous l’impulsion irréfléchie de Jacques Laffitte. Un si profond désarroi ne pouvait durer, il n’était point digne d’hommes qui avaient su aborder de front toute difficulté ; ils reprirent vaillamment la direction du navire qui portait Paris et sa fortune, ils payèrent à caisse ouverte, et par cette ferme mesure ne contribuèrent pas peu à rendre la confiance aux plus timorés. Trente-quatre ans plus tard, une nouvelle crise aiguë et pleine de périls devait fondre sur la Banque. On se rappelle encore l’atonie inconcevable qui suivit la révolution de Février 1848. L’industrie, le commerce, la finance étaient tombés dans un état comateux qui ressemblait de bien près à la mort. Les clairvoyants avaient beau prêcher la confiance, on vivait dans une sorte d’inquiétude somnolente dont on ne parvenait pas à sortir. Le bureau du change de l’Hôtel des Monnaies regorgeait de gens effarés qui venaient vendre leurs couverts, et la cour de la Banque était encombrée de personnes réclamant, aux termes de la loi, des espèces contre leurs billets. La Banque paya sans désemparer, malgré l’agio sur l’or, qui était monté à 70 francs ; mais la réserve métallique s’épuisait. La loi du 10 juin d 847, en autorisant la Banque à émettre des billets de 200 francs, dont la création était depuis bien longtemps réclamée par le commerce, avait multiplié les signes de la monnaie fiduciaire qui, pour ainsi dire, se trouvait entre toutes les mains. Le péril était grand et pouvait conduire tout droit à une catastrophe.

Le gouvernement de la Banque et le gouvernement provisoire discutèrent la question, et en vertu du vieil adage : « Aux grands maux les grands remèdes ! » un décret du 15 mars 1848, évitant de prononcer les mots de cours forcé, décida que les billets de la Banque de France seraient reçus comme monnaie légale par les caisses publiques et les particuliers. L’article 4 du même décret disait en outre : « Pour faciliter la circulation, la Banque de France est autorisée à émettre des coupures, qui toutefois ne pourront être inférieures à 100 francs. » Il ne manqua pas de gens qui crièrent aux assignats et prédirent la banqueroute. Ces prophètes malavisés en furent pour leurs sinistres clameurs. Non seulement la Banque ne sombra pas, mais, en 1849, ses billets faisaient prime, et elle prêtait à tout le monde avec la générosité d’une Cybèle dont rien ne peut tarir l’inépuisable fécondité : le 5 juin 1848, au Trésor, 150 millions ; le 24 du même mois, 10 millions à la ville de Paris ; le 29 décembre, à Marseille, 3 millions ; le 5 janvier 1849, 5 millions au département de la Seine.

Cette mesure extrême de décréter le cours forcé eut une conséquence qu’on n’avait guère prévue : loin de déprécier le papier, elle en fit reconnaître la valeur ; elle en popularisa l’usage, et il n’est aujourd’hui si pauvre hameau qui ne l’accepte comme argent comptant. Il n’en était pas de même autrefois, et je me souviens qu’en 1847 il me fut impossible de changer un billet de banque à Vichy, qui cependant était déjà une ville d’eau très-fréquentée. À cette heure, non-seulement toutes les coupures de la Banque ont cours en France, mais elles équivalent à l’or en Allemagne et en Italie. Jamais peut-être, depuis que des banques ont émis des titres au porteur, nul billet n’a obtenu et mérité une telle confiance. Le cours légal ne se prolongea pas longtemps ; il cessa normalement le 6 août 1850, par la promulgation d’une loi dont l’initiative appartenait à la Banque elle-même.

Le gouvernement provisoire avait aussi pris une excellente disposition par les décrets du 27 avril et du 2 mai, qui réunissaient à la Banque de France les banques précédemment créées à Rouen, à Lyon, au Havre, à Lille, Toulouse, Orléans, Marseille, Nantes et Bordeaux ; toutes ces banques partielles étaient indépendantes de la banque centrale ; elles avaient leurs statuts et leur capital, ne considéraient que l’intérêt local, émettaient des billets qui, par suite du vieil esprit provincial et girondin dont la France a tant de peine à se guérir, ne devaient et ne pouvaient être payés qu’au comptoir même d’où ils étaient sortis. C’était en limiter la circulation au point de la rendre illusoire ; un billet de la banque de Lyon, ne pouvant être remboursé qu’à Lyon, constituait un instrument d’échange si restreint qu’il devenait inutile. La Banque, prenant à son compte les actions de ces établissements, a fusionné avec ceux-ci et les a remplacés par l’organisation bien plus rationnelle des succursales, qui sont aujourd’hui au nombre de 62. On ne tardera point, d’après l’esprit de la loi de 1857, à en avoir au chef-lieu de chaque département. Dès lors l’impulsion devient unique et part de la banque centrale pour faire mouvoir, pour activer ou modérer tous ces mécanismes éloignés. Aujourd’hui la Banque de France, dont le privilège a été prorogé jusqu’au 31 décembre 1897, possède un capital représenté par 182 500 actions nominatives, et a été autorisée à émettre des coupures de 50 francs.

La haute direction est représentée par le gouverneur et les sous-gouverneurs ; tous les employés dépendent exclusivement du gouverneur, qui nomme et révoque sans contrôle. Les régents, choisis par l’assemblée des actionnaires, sont élus pour cinq années, et renouvelés par cinquième. Trois d’entre eux doivent être receveurs généraux et sont autorisés à habiter Paris. Les censeurs, élus pour trois ans, sont renouvelables par tiers. Les fonctions des uns et des autres sont gratuites. La réunion des censeurs et des régents, sous la présidence du gouverneur, forme le grand conseil, conseil souverain qui décide sans appel toute opération de banque ne s’éloignant pas des prescriptions de la loi ; mais ce conseil se répartit en un certain nombre de comités qui préparent, sur l’initiative du gouverneur, toutes les affaires dont la Banque peut avoir à s’occuper[4].

Ainsi, et pour me résumer, la Banque représente un corps complet ; sa tête, son cœur, ses membres, sont les gouverneurs, les censeurs, les régents et les comités. Ainsi constituée, elle est l’artisan du crédit public ; ses instruments spéciaux de travail sont les billets qu’elle émet et qui sont aujourd’hui la plus haute expression de ce que les économistes appellent la monnaie fiduciaire.

ii. — les billets.

Les assignats. — Chacun fait son écu. — 6 liards pour 300 francs. — On brise la planche aux assignats. — Total des assignats émis. — Faux assignats. — Défaite de Quiberon. — Le billet modèle. — Signalement du billet. — Les alphabets. — Exemple. — État civil. — Précautions matérielles. — Le papier. — Feuilles cassées. — Création d’alphabets. — L’imprimerie. — Toiles vélines. — La planche des billets de 1 000. — Cinq ans pour la planche des billets de 100. — Opération secrète. — Machine à numéroter. — Vingt jours pour imprimer un billet. — Billets fautés. — Comptabilité des billets. — Signatures. — Émission. — Durée d’un billet. — Pérégrinations. — Sagacité. — Peu de billets perdus. — La Banque ne profite pas des billets perdus. — Annulation des billets. — Signes du zodiaque. — Mauvaise odeur. — Destruction. — Auto-da-fé. — Annulation moins considérable que la fabrication. — Billets de 200 francs et de 5 000 francs. — Un homme de lettres. — La photographie. — L’impression en bleu. — Laboratoire d’expérimentation. — Les faussaires. — Histoire invraisemblable. — Mauvaise plaisanterie. — Un adversaire redoutable. — Indice révélateur. — Giraud de Gâtebourse. — Planches à modifier. — Refonte proposée. — Emblèmes surannés. — Le beau est indispensable.


Il fallait une singulière hardiesse pour jeter des billets de banque dans la circulation aux dernières heures du dix-huitième siècle, lorsque l’on était encore sous le coup de la ruine causée par les assignats. Tout ce qui avait l’air de papier-monnaie semblait frappé à l’avance de discrédit et de mort. Jamais, en effet, pareille débauche ne s’était encore vue ; la République avait, sous ce rapport, dépassé les folies de la rue Quincampoix. Très-sérieuse dans le principe et appuyée sur des biens nationaux d’une valeur estimée honnêtement à dix milliards, l’opération avait sa raison d’être, car le papier émis n’était que la représentation mobile de la richesse immobilière possédée par la nation même ; mais on ne sut pas s’arrêter en chemin. Il était si facile de pourvoir à toutes les nécessités en faisant imprimer des morceaux de papier auxquels des lois léonines donnaient un cours forcé, qu’on ne put résister à la tentation.

L’État prêchait d’exemple, les individus le suivirent, et chacun se fit, pour son propre compte, fabricant d’assignats. Voici ce que raconte Mercier dans son Nouveau Tableau de Paris : « Le dogme de la souveraineté nationale fut confirmé d’une manière assez plaisante, car il fut un temps où chaque particulier se croyait en droit de battre monnaie. La disparition du numéraire avait donné cours à une foule de billets de petite valeur, émis par d’obscures maisons de commerce. Les épiciers, les limonadiers, écrivaient leur nom sur de petits morceaux de parchemin, et voilà du numéraire. Le délire fut poussé jusqu’au dernier excès ; chacun fit son écu[5]. » Le résultat ne tarda point à se faire sentir. La valeur réelle des assignats n’était plus en rapport avec la valeur nominative. La loi du maximum réussit à peine à les soutenir ; après le 9 thermidor, la chute dépassa toute prévision : un sucre d’orge d’un sou se payait 30 francs en assignats. Dès longtemps, les dix milliards de biens confisqués au clergé avaient été dépassés par des émissions ininterrompues. Dans certaines villes, une pièce de six liards valait 500 francs papier. Lorsque le Directoire, ne sachant plus de quel bois faire flèche, lança tout à coup vingt milliards de nouveaux assignats, il ne parvint même pas à leur faire produire cent millions en numéraire. Ce fut le dernier coup ; au delà, rien n’était plus possible, et le 30 pluviôse an IV (19 février 1796) on renonça définitivement à un si déplorable système. Pour employer une expression que le langage populaire a consacrée, on brisa la planche aux assignats.

Depuis le décret du 19 avril 1790, qui avait autorisé la première émission, les différents gouvernements qui s’étaient succédé en France avaient répandu pour quarante-cinq milliards cinq cent quatre-vingt-un millions quatre cent soixante et un mille six cent vingt-trois livres en papier-monnaie. Certes il n’y a pas à discuter sur la valeur et la moralité d’une si désastreuse opération ; mais il faut cependant reconnaître que Ramel, le ministre des finances, lorsque, le 9 pluviôse, il proposa au conseil des Cinq-Cents la mesure radicale qui allait enfin faire disparaître les assignats, put dire avec sincérité : « Les assignats ont amené la destruction des ordres et des privilèges ; ils ont fait la révolution. » Entre les mains des ennemis de l’ordre nouveau, les assignats avaient été un moyen de guerre plus puissant peut-être que l’invasion, car ils avaient découragé la confiance et achevé d’énerver le crédit. Il est impossible d’évaluer ce qu’on en introduisit de faux en France, mais ce dut être pour des sommes considérables. On en fabriquait publiquement en Angleterre. Le 18 mars 1795, Sheridan dénonçait le fait à la tribune du parlement anglais. « J’ai vu les moulins et les faux assignats, » disait Ruyer le même jour. À Quiberon, après la défaite des royalistes et des Anglais, on trouva dans les bagages de Puisaye une somme de dix milliards en faux papier-monnaie.

On restait pénétré de ces tristes souvenirs ; l’influence révolutionnaire régnait encore dans notre législation, et la peine de mort fut maintenue contre les faussaires. Ce n’était pas cela cependant qui était de nature à les faire reculer ; on en avait vu bien d’autres en ces redoutables jours, et les premiers directeurs de la Banque de France s’ingénièrent à dérouter la contrefaçon à force de précautions habiles et de perfection dans la fabrication même du billet. On peut l’affirmer sans pécher par excès d’orgueil national, c’est la France qui a créé le plus beau, le meilleur, disons le mot, — le seul modèle du billet de banque.

Avant de parler de l’impression des billets, il est bon d’expliquer le signalement qui les distingue les uns des autres et qui, comme point de repère et de contrôle, a une importance de premier ordre. Lorsqu’on regarde avec soin un billet de banque, quelle qu’en soit la coupure, on remarque qu’il porte une lettre suivie d’un chiffre et deux fois répétée, un chiffre deux fois répété, et enfin, en petits caractères, un troisième chiffre isolé. Ces chiffres n’ont rien d’arbitraire, ils constatent l’état civil du billet.

Toute émission de billets a lieu par alphabet (c’est le mot technique). Chaque alphabet, désigné par un numéro d’ordre, représente 25 000 billets, chaque lettre en représente 1 000. Selon que la lettre est suivie ou précédée d’une autre lettre, suivie ou précédée d’un chiffre, elle peut produire un tel nombre de combinaisons que nos petits-neveux n’en verront pas la fin. Ainsi chaque billet émis est frappé d’une lettre de série et d’un numéro particulier qui changent pour chaque billet. En outre, le chiffre isolé, adopté seulement depuis un arrêté du conseil en date du 20 juin 1867, représente le numéro du billet dans l’ordre de la coupure à laquelle il appartient.

Prenons pour exemple un billet de 1 000 francs. Au-dessous de l’énoncé Banque de France, je lis : Paris, 25 mai 1808 ; cela prouve que ce jour-là le conseil a décidé qu’on émettrait l’alphabet dont ce billet fait partie. À gauche, en haut, sur les rinceaux bleus de la bordure, il porte la lettre T, suivie immédiatement du chiffre 32 ; lettre et chiffre sont répétés à droite en bas ; je sais dès lors qu’il appartient à l’alphabet 32 et dans cet alphabet à la lettre T ; à droite en haut, et à gauche en bas, je vois le chiffre 369 : c’est le numéro d’ordre du billet, qui est le trois-cent-soixante-neuvième de la série T, 32 ; enfin au centre du billet, sur un étroit espace laissé libre par l’impression interne des filigranes, j’aperçois le chiffre 0 793 369, qui m’apprend que depuis la première émission des billets de 1 000 francs on en a tiré 793 369 avant celui que j’ai sous les yeux.

Tout billet porte donc avec lui un passe-port muni d’un signalement où l’on n’a pas oublié les signes particuliers. La lettre de série est le nom de famille ; le numéro d’ordre est le nom de baptême ; le numéro de coupure donne le rang du billet dans l’espèce générique à laquelle il appartient. Il est indispensable que le lecteur ait connaissance de ces multiples précautions, car seules elles lui feront comprendre comment toute contrefaçon est déroutée. De deux billets identiques l’un à l’autre, il y en a forcément un qui sera faux, puisque deux billets ne peuvent pas être absolument semblables : ils sont tous jumeaux, d’accord ; mais chacun, au jour de sa naissance, reçoit un trait distinctif qui empêche qu’il puisse jamais être confondu avec ses frères.

Ces combinaisons qui, malgré une extrême simplicité, opposent de très-sérieux obstacles aux tentatives des faussaires, sont, pour ainsi dire, les précautions morales dont on entoure le billet de banque à sa naissance. Il en est d’autres d’un ordre tout matériel qui concourent aussi à lui assurer une sécurité parfaite. Pour les objets d’une telle valeur, tout est à surveiller : la fabrication du papier, la planche gravée, le tirage, l’impression. Le papier sur lequel on imprime les billets sort de la fabrique du Marais, près de Coulommiers ; il est obtenu par des procédés particuliers que je n’ai point à révéler ici, dans un local exclusivement réservé au service de la Banque, sous la direction d’un commissaire nommé par le gouverneur et qui toute l’année habite le bâtiment d’exploitation. Le papier est fabriqué sur des formes, sur des tamis, comme on disait jadis, à la main et feuille par feuille. Chacune de ces feuilles représente un billet et contient à l’intérieur un filigrane visible par transparence et qui varie selon la coupure du billet.

Les feuilles sont étudiées une à une au triple point de vue de la solidité, de la dimension, de la pureté ; toutes celles qui laissent apercevoir une imperfection sont dites cassées et réservées au pilon ; la proportion des rejets est en moyenne de 60 pour 100. Le papier reconnu bon est divisé en rames de 500 feuilles qui sont ficelées séparément, renfermées dans une caisse de fer dont une double clef est à la Banque, scellées du cachet du commissaire et expédiées à Paris, à l’hôtel de la rue de la Vrillière. Le conseil de régence délègue un comité spécial pour recevoir le papier, qui est examiné scrupuleusement de nouveau, et, après procès-verbal, remis au secrétaire général et au contrôleur général, puis enfermé dans une caisse manœuvrant à deux clefs qui restent entre les mains des dépositaires. Il faut donc le concours de deux personnes pour ouvrir les énormes serrures derrières lesquelles le papier attend l’heure où il recevra les signes qui en font la valeur.

Lorsque la quantité de billets rentrés et reconnus hors de service fait sentir la nécessité d’en émettre de nouveaux, le gouverneur avise le conseil général et lui demande l’autorisation de créer des billets. Le conseil détermine alors le nombre d’alphabets, la date qui leur sera assignée et les diverses coupures. Deux alphabets ne portent jamais la même date. Si, par exemple, dans la séance du 15 février 1869, le conseil a arrêté qu’on émettrait trois nouveaux alphabets de 1 000 francs, le premier sera daté du 15 février, le second du 16 février, le troisième du 17 février. De cette façon, il ne peut y avoir de doute possible, si plus tard on rapporte à la Banque des billets avariés appartenant à ces émissions. Le chef de l’imprimerie se fait alors délivrer, sur récépissé signé de lui, les feuilles qui lui sont nécessaires, et, après les avoir comptées, les remet à ses ouvriers.

L’imprimerie fait partie des bâtiments mêmes de la Banque ; nul, s’il n’appartient à ce service spécial, n’a le droit d’y pénétrer. Elle est vaste, très-éclairée, comme il convient à des ateliers pareils, et outillée d’instruments d’une précision extraordinaire. Les ouvriers chargés de manœuvrer ces presses sont choisis avec soin : on peut dire de tous que ce sont des hommes de confiance. Aux murailles sont appendus de grands cadres où l’on voit les spécimens des billets que la Banque a fabriqués pour les États-Pontificaux et l’ex-empire du Mexique ; comme la banque dont ils devaient être l’instrument, ces derniers sont restés à l’état de projet. Dans un atelier isolé, on estampe sur des toiles en fil d’archal, nommées toiles vélines, les lettres qui doivent former le filigrane intérieur du papier. Les encres et feuilles non distribuées, les matrices des planches, sont gardées et enfermées dans une caisse dont le chef de l’imprimerie a seul la clef et dont il est responsable. La planche qui sert pour l’impression des billets de 1 000 francs a été livrée en 1842 par M. Barre père, à qui elle a coûté trois années de travail ; elle est d’acier et ne passe jamais sous les presses. Elle sert à faire des clichés à l’aide de la galvanoplastie, et ces clichés peuvent sans être trop fatigués tirer 50 ou 60 000 épreuves. C’est là le vieux système ; il est délaissé aujourd’hui pour les nouvelles coupures.

À cette heure, on dessine un billet de banque à une échelle exagérée ; par la photographie on le réduit aux dimensions précisément réglementaires, on le grave et on en fait des clichés. Le procédé est plus rapide, plus sûr et moins coûteux. Ce n’est pas à dire cependant que les essais soient moins lents et qu’on arrive du premier coup à la perfection. La planche du billet bleu de 100 francs, dont le verso est si gracieux, a exigé cinq années de tâtonnements ; mais on reconnaîtra, si on l’examine à la loupe, qu’on a pris à tâche d’y accumuler toutes les difficultés que peut offrir la gravure.

Après avoir subi une première opération, dont je ne suis pas libre d’expliquer les détails, la feuille de papier est imprimée par des presses spéciales mues à la vapeur. L’encre est bleue, inaltérable, et la composition doit en être tenue secrète. Comme on exige que chaque billet soit sans défaut, on ne se dépêche pas. Les personnes qui ont vu l’activité fébrile d’une imprimerie ordinaire ne croiraient guère que ce grand atelier paisible, très-propre et même élégant, emploie les mêmes procédés de travail. Un inspecteur se promène incessamment, allant d’une presse à l’autre, surveillant chaque mouvement, donnant parfois un ordre, et rappelant par la régularité de sa marche contenue dans d’invariables limites, la promenade monotone des officiers de marine lorsqu’ils sont de quart dans la batterie de leur vaisseau.

Autrefois le numérotage des billets se faisait à la main, méthode lente, défectueuse, et qui, malgré l’attention qu’on pouvait y apporter, amenait souvent des erreurs. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi. M. Deriey a inventé une machine qui automatiquement applique aux billets le numéro de série, le numéro d’ordre et le numéro générique. Lorsqu’une fois elle est amorcée par la lettre d’alphabet, elle peut toute seule numéroter 1 000 feuilles sans qu’on soit obligé d’y toucher ; elle fait son travail ponctuellement, sans se tromper jamais ; à chaque billet qui passe sous son timbre mobile, elle change une unité ; tous les 10 billets elle change la dizaine, tous les 100 billets elle change la centaine, et cela avec cette précision qui fait croire à l’âme intelligente de ces êtres de fer et d’acier. À l’appareil est joint une pompe pneumatique qui déplace chaque feuille dès qu’elle a reçu d’un seul coup la quintuple empreinte dont elle est marquée.

Ces diverses opérations sont conduites par des hommes qui ont conscience de l’importance exceptionnelle de leur travail, mais il semble qu’ils la font partager à leurs machines, tant celles-ci ont des mouvements doux, onctueux, qu’on dirait intentionnellement affaiblis. On ne se presse pas, je le répète, car la perfection qu’on cherche à obtenir ne peut guère s’accommoder d’une trop vive rapidité. Il faut vingt jours pour qu’une simple feuille de papier, déjà munie des filigranes internes, puisse être convenablement imprimée. Est-il nécessaire d’ajouter qu’à chacune des phases différentes qu’elle traverse elle est comptée, étudiée et rejetée si elle n’est pas parfaite sous tous les rapports ? Un registre spécial reçoit une sorte de procès-verbal de toutes ces opérations, de sorte qu’en le consultant on pourrait savoir, depuis que la Banque de France existe, combien on a refusé de feuilles à la papeterie, combien ont été fautées par l’impression en blanc, combien par l’impression à l’encre, combien par le numérotage. C’est un chef-d’œuvre de contrôle permanent et de comptabilité.

Tous les billets, réunis et classés selon la lettre de série, — mille par lettre, — sont répartis en alphabets ; chaque alphabet se compose naturellement de vingt-cinq paquets attachés à part. Ils sont livrés en cet état par le chef de l’imprimerie au chef d’un bureau particulier qu’on appelle la comptabilité des billets. À l’aide d’une machine mue par une pédale et portant un timbre armé d’une griffe autographique, il fait apposer sur les billets la signature du secrétaire général et celle du contrôleur. Si, en cet état, un billet venait à disparaître et était mis en circulation, on reconnaîtrait promptement qu’il a été soustrait, car il lui manque encore la dernière signature, la plus importante, celle qui, s’associant aux deux autres, donne une valeur de 1 000 francs à un chiffon de papier, celle du caissier principal.

Le chef de la comptabilité ouvre un registre particulier à chaque alphabet ; sur des colonnes formulées à l’avance, chaque billet est inscrit par son numéro d’ordre, et l’on constate ainsi ce qu’on appelle une création. Cette formalité étant accomplie, les billets, réunis et ficelés par paquets séparés, sont remis au secrétaire général et au contrôleur, qui les prennent en garde et les enferment dans leur caisse à double clef jusqu’au jour où l’émission en sera décidée. Cette dernière mesure est provoquée par le caissier principal, qui juge, lorsque le vide commence à se faire dans ses armoires, des besoins auxquels il doit faire face. Par l’entremise du gouverneur, il adresse sa demande au conseil, qui arrête que tel nombre d’alphabets lui seront remis. Dès lors il reçoit les billets des mains de ceux qui les avaient en charge, il les fait timbrer de sa griffe, baptême définitif qui les rend viables, et il les livre au public. En général, on fait en sorte d’avoir toujours une grosse masse de billets en réserve, de façon à ne les faire circuler qu’une année au moins après qu’ils sont sortis de l’imprimerie.

Il n’a pas la vie dure, ce pauvre billet de banque : deux ans, trois ans au plus ; et dans quel état il reprend le chemin du bercail qu’il a quitté si coquet, si pimpant ! Eheu ! quantum mutatus ! Il revient criblé de trous d’épingles, percé à l’angle des plis, gris, terne, mou, vieilli avant l’âge par tant de pérégrinations à travers la poche des agents de change, des banquiers, des négociants, des filles, des escompteurs, des marchands de bric-à-brac ; il a traversé les mers ; il a voyagé dans la caisse des régiments ; il a jauni dans le tiroir secret des sacristies ; il a été mouillé de vin de Champagne sur la table des restaurants à la mode ; il a payé des toilettes tapageuses, passé entre cent mains différentes un jour de fin de mois ; il a été échangé vingt fois sur la pelouse de Chantilly ; il s’est étalé sur le tapis vert de Bade et de Hombourg ; il a fait bien des envieux avant de revenir se reposer et mourir aux lieux mêmes où il a pris naissance.

Il en est qui ont été si bien modifiés par une longue série d’infortunes, qu’il est presque impossible de les reconnaître. Il faut l’œil exercé du chef de la comptabilité pour ne pas hésiter. J’en ai vu qui n’étaient plus que des débris ; ils avaient été arrachés du feu, avaient été retrouvés à demi digérés dans l’estomac d’une chèvre, avaient bouilli dans une lessive avec la veste de toile où on les avait oubliés. Il faut une patience d’Œdipe, une sagacité de Peau-Rouge, pour parvenir à rassembler ces fragments informes, pour y lire un chiffre, pour pouvoir dire avec certitude : C’est tel numéro de tel alphabet ; pour réussir, en un mot, à reconstituer l’identité d’une telle épave. On garde avec soin et l’on montre, non sans quelque orgueil, ces impalpables vestiges, collés, réunis sur du papier gommé, vestiges insignifiants pour tout autre, mais où la Banque, mue par un haut sentiment du devoir, a pu, au prix de peines infinies, distinguer un signe, une apparence qui lui permet de rembourser la valeur intégrale du billet auquel ce reste seul avait survécu.

Se perd-il beaucoup de billets de banque ? Bien moins que l’on ne croit. Il est certain que les incendies et les naufrages ont dû en détruire une quantité appréciable, mais en remontant aux premières émissions et en consultant le registre qui leur a été consacré, on pourra se convaincre que le chiffre des billets non rentrés est assez minime. Les premiers billets de 1 000 francs, dits premier alphabet romain, ont été créés le 9 messidor an XI ; on en a émis 24 000, sur lesquels 23 958 étaient revenus à la Banque ; au mois de janvier 1869, 42 manquaient encore. La première émission des billets de 500 francs est du 24 germinal an XI ; sur 25 000, 24 935 ont fait retour, 65 font défaut. C’est bien peu pour une telle période que l’absence de 107 billets sur une masse de 49 000. On croit généralement que la Banque profitera des billets détruits par accident ou enfouis dans d’introuvables cachettes, en un mot définitivement disparus. C’est là une erreur fort enracinée, mais inexplicable. En admettant que la Banque vînt à liquider, soit parce que son privilège ne serait pas renouvelé, soit parce qu’elle fusionnerait avec une autre institution analogue, on établirait un compte : tant de billets émis depuis l’origine, tant de billets brûlés réglementairement, tant de billets en caisse ; le surplus serait forcément considéré comme étant en circulation, et la Banque en devrait la représentation en espèces, en rentes ou en immeubles. Ce n’est donc pas elle qui hériterait des billets morts, c’est cet être de raison qui ne prend jamais fin et qu’on nomme l’État.

Les billets qui rentrent journellement à la Banque n’en sortent de nouveau qu’après avoir été vérifiés et examinés ; tous ceux qu’une déchirure ou des taches mettent hors d’usage sont séparés des autres, réunis en paquets, et, ainsi disposés, soumis à l’action d’un emporte-pièce qui, en y découpant un trou large à peu près comme une pièce de cinq francs, leur interdit toute circulation possible. La place où doit mordre l’emporte pièce a été choisie de façon à ménager tous les signes qui peuvent être utiles pour déterminer la personnalité d’un billet. Lorsque ce premier travail a été accompli, les billets sont rendus au chef de la comptabilité, qui les fait classer selon les différents alphabets auxquels ils appartiennent.

Dès lors le conseil décide qu’il y a lieu à annulation de tel ou tel alphabet, et avis en est donné au chef de la comptabilité, qui, sur le registre où la création du billet a été relatée, en face même de son acte de naissance, inscrit la date de sa mort ; les mois sont désignés par les signes correspondants du zodiaque[6]. Ainsi blessés par l’emporte-pièce, annulés par arrêt du conseil, portés comme défunts au livre de l’état civil, les billets sont enfermés dans de larges coffres de chêne où on les accumule les uns sur les autres, par ordre d’alphabet et de numéro. Ils reposent là, pendant trois ans, à l’abri des souris, qui ne peuvent parvenir jusqu’à eux, et ils exhalent une très-désagréable odeur de crasse, comme tout objet qui a passé dans des milliers de mains. Au bout de trois années révolues, on procède à l’incinération, opération dernière, formalité rigoureuse, mais qui ne détruit rien ; car le billet de banque est comme le phénix, il renaît de ses cendres.

Au milieu de la cour, située près de l’hôtel du gouverneur, à un endroit qu’on ne peut méconnaître, car les pavés noircis l’indiquent clairement, on amène un vaste brasero de fer sur les montants duquel est emmanchée une énorme caisse oblongue, arrondie, composée de deux tissus de mailles de fer, et qu’on manœuvre exactement comme un moulin à torréfier le café. On allume le feu, un bon feu, bien rouge, de sapin qui pétille. On ouvre les portes de la boîte, et, en présence des trois censeurs, l’on y jette des fortunes à payer des empires par 100 000 francs pour les billets de 100 francs, par 500 000 francs pour les billets de 500 francs, par million pour les billets de 1 000 francs. On referme les loquets et l’on se met à tourner. Les mailles des parois sont assez serrées pour que nul fragment de quelque importance ne puisse s’échapper. Les billets se recroquevillent, se distendent dans les liens qui les enserrent, se noircissent sur les bords, donnent une petite flamme bleue hésitante et pâle au-dessus du foyer rouge qui va les dévorer ; puis tout prend feu d’un coup et ce n’est plus qu’un grand brasier. Dans le mouvement de rotation, qu’on ne ralentit pas, les parcelles étincelantes, chassées comme des criblures de blé par une machine à vanner, se frayent un chemin à travers les boucles de la cage, sont rapidement poussées vers le ciel par le courant d’air chaud, passent par-dessus les maisons, flottent et retombent dans la rue de la Vrillière, place des Victoires, et les passants disent, en secouant cette cendre qui s’attache à leurs vêtements : « Tiens, la banque brûle ses billets. »

L’annulation est combinée de telle sorte qu’elle laisse toujours une certaine avance à la fabrication. On peut dire qu’en moyenne la Banque imprime 12 000 billets par jour et qu’elle en annule 8 000 ; de cette façon on est certain de n’être jamais pris au dépourvu. La création fort intelligemment démocratique des coupures de 100 et de 50 francs rend naturellement les annulations et les incinérations plus fréquentes ; il n’est pas de mois où l’on ne brûle de vieux billets[7].

La Banque parait décidée à ne plus émettre que des billets de 1 000, de 500, de 100 et de 50 francs. Les billets de 100 ont rendu les billets de 200 francs inutiles ; aussi l’on retire ces derniers à mesure qu’ils rentrent dans les caisses. Il est aussi un autre genre de billets auxquels on a essayé d’habituer le public, qui s’y est toujours, et avec raison, montré plus qu’indiffèrent. Je veux parler des billets de 5 000 francs, billets fort beaux, imprimés en carmin, qui furent créés le 28 mai 1846. On en a émis 4 000, et, à l’heure qu’il est, il n’en reste que huit en circulation. On en opère le retrait et l’on n’en livre plus. Il y a peu d’années cependant, un homme de lettres pompeux, ayant à recevoir ou à donner une dot de 60 000 francs, voulut, par excès de belles manières, qu’elle fût payée en billets de 5 000 francs. La Banque, fort complaisante, lui en remit 12. Le lendemain ils étaient rentrés à la caisse, car on était promptement venu les échanger contre des valeurs moins ambitieuses et plus faciles à faire mouvoir.

Dans le principe, les billets étaient imprimés en noir. L’invention de la photographie a forcé la Banque à renoncer à cette vieille méthode. Rien n’était plus facile que d’employer un billet comme cliché, d’en tirer une épreuve qui, devenue cliché à son tour, donnait une reproduction exacte du modèle. Deux couleurs sont absolument réfractaires au procédé daguerrien, malgré toutes les améliorations qu’il a subies depuis quelques années : c’est le bleu et le jaune ; l’un ne laisse qu’une trace très-peu perceptible, l’autre donne des tons invariablement noirs. Partant de ce fait d’expérience, le conseil a décidé, dans sa séance du 4 décembre 1862, que désormais tous les billets, qu’elle qu’en fût la coupure, seraient imprimés en bleu et porteraient une vignette sur chaque face. Les premiers billets de la nouvelle fabrication ont été versés à la caisse le 5 août 1863. Ainsi disposés, et dans l’état actuel de la science, ils défient la contrefaçon, — par la photographie directe, à cause de l’impression en bleu, — comme clichés reproducteurs, à cause du verso, qui, mêlant la vignette dont il est orné à celle du recto, produit par transparence une confusion de lignes inexprimable. Sous ce double aspect, les billets sont donc à l’abri des faussaires, qui, depuis la loi du 28 avril 1832, ne sont plus punis que des travaux forcés à perpétuité.

On pense bien que la Banque s’ingénie à savoir d’avance par quels moyens on peut l’attaquer. Elle fait étudier, dans des laboratoires particuliers, toutes les manœuvres dont on serait tenté d’user contre elle. Un chimiste fort habile décompose, pour ainsi dire, tous les procédés photographiques connus ; il opère, non-seulement sur les billets de la Banque de France, mais sur tous les emblèmes de monnaie fiduciaire qui peuvent passer entre ses mains. Plus redoutable que les alchimistes du moyen âge, il ne fait pas l’or et ne recherche pas la poudre de projection ; son grand œuvre est autrement important : il fait le billet de banque, le signe même de la richesse et du crédit ; mais toute sa science est mise au service du devoir professionnel et du salut de tous, car, découvrant les moyens que les faussaires peuvent employer un jour, il sait dès à présent y porter remède en faisant modifier la fabrication et en y introduisant des éléments nouveaux devant lesquels les plus habiles criminels seront contraints de s’arrêter.

On fait bien de se tenir en garde contre les faussaires, car ils ont parfois livré de rudes assauts à la Banque. Par-ci par-là, il arrive encore quelquefois un billet de 100 francs fait à la main. Le malheureux qui a commis le crime a dépensé vingt fois plus de temps et de talent qu’il ne lui en aurait fallu pour gagner la même somme ; ces cas-là sont très-rares, isolés, et n’inquiètent guère la Banque, qui garde le faux billet comme un spécimen curieux à ajouter à sa collection. Deux fois elle a été attaquée vertement. En 1852, un paquet de douze faux billets de 1 000 fr. fut présenté au bureau du change ; ils furent reconnus, une instruction fut commencée, et, à la suite d’une enquête secrète, activement menée, on acquit une conviction si étrange qu’il fut difficile de pousser les choses à l’extrême. Les billets étaient faits hors de France par un homme attaché à la maison d’un souverain expulsé de son pays ; un ancien directeur de la fabrication d’un des hôtels des monnaies du royaume le secondait dans cette œuvre peu légitime. Le principal agent pour l’émission des billets à Paris était un marquis, maréchal de camp, et le détenteur n’était autre qu’un homme qui se disait prince et prétendait être le descendant direct d’une illustre famille qui avait régné jadis sur une partie de l’est de l’Europe. Toute cette histoire est un roman des plus invraisemblables ; elle eut un demi-dénoûment en septembre 1832, devant la police correctionnelle, où l’un des inculpés vint s’asseoir. Antérieurement à cette époque, la même année, vers l’instant où les émeutes politiques et le choléra causaient à Paris une perturbation profonde, un fait très-singulier se produisit : pendant la nuit, on jetait par poignées des billets de banque faux sur le carreau des halles, à la sortie des théâtres, partout enfin où la population se trouvait momentanément agglomérée. Cette fort mauvaise plaisanterie cessa tout à coup, et malgré les investigations de la police on ne sut jamais quel en était l’auteur.

Ce n’étaient là, jusqu’à un certain point, que des accidents ; mais vers 1853 la Banque put croire qu’on allait faire un siège en règle de son crédit. Des billets de 100 francs faux arrivaient dans ses caisses avec une régularité désespérante ; on avait beau stimuler le zèle des agents du service de sûreté, inventer des moyens de contrôle et diriger de mystérieuses enquêtes sur toute personne qui prêtait au soupçon, la nuit était absolue et nulle lumière ne venait l’éclairer. On n’était pas éloigné de croire à une vaste association de malfaiteurs admirablement outillés et aussi hardis qu’habiles. Les billets n’étaient point parfaits, mais ils accusaient une main exercée, et jamais encore on n’en avait vu dont l’imitation fût aussi redoutable. Tout le monde pouvait y être trompé, à l’exception des employés de la Banque cependant, qui, avec leur habileté ordinaire, avaient promptement découvert un défaut qui ne laissait aucun doute. Prés de la tête du Mercure qui sert d’ornement à la console supportant le cartouche où se trouve reproduit l’article 159 du code pénal, apparaissait un point noir, trace visible d’une cheville trop longue oubliée dans la planche à graver. Sans cet indice il eût peut-être été fort malaisé de distinguer les billets vrais et les billets faux. Les années s’écoulaient, les billets étaient présentés avec une persistance inquiétante ; la Banque payait et ne disait mot, car elle craignait, en divulguant ce secret, de voir discréditer toutes ses émissions de 100 francs. Enfin, en 1861, à la suite de péripéties, de fausses démarches, d’hésitations que je regrette de ne pouvoir raconter en détail, les recherches, sur l’indication presque prophétique du secrétaire général, prirent une direction unique, précise, et l’on acquit enfin, après huit années de tentatives infructueuses, la certitude que le coupable était un sieur Giraud de Gâtebourse. L’agent qui fut en partie cause de son arrestation s’appelait Tenaille : deux noms prédestinés. Le métier était bon sans doute, car Giraud menait une vie fort agréable ; il avait onze domestiques, dix chevaux et une meute de chiens de Saintonge.

C’était un ancien graveur ; sous prétexte d’apporter quelques améliorations à la fabrication des billets, il avait été assez adroit pour s’introduire à la Banque et peut-être pour y surprendre quelques-uns des procédés. Arrêté le 23 août 1861, il passa devant la cour d’assises le 14 avril 1862. Les débats constatèrent qu’il avait mis en circulation 1 603 billets de 100 francs, et 144 billets de 200, que la Banque avait remboursés par la somme de 189 100 francs. Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Transporté à Cayenne en vertu de la loi du 30 mai 1854, il y trouva une fin effroyable. Essayant de fuir vers les possessions hollandaises en compagnie de Poncet, qui devait monter plus tard sur l’échafaud, il ne put suivre son jeune et alerte camarade ; englué dans les vases du rivage, il ne parvint pas à s’en tirer et mourut mangé vivant par les crabes.

La leçon coûta cher, mais elle porta ses fruits ; la Banque a redoublé d’efforts pour amener ses billets à l’état de perfection, et depuis la grande tentative de Giraud, nul essai sérieux de contrefaçon ne parait avoir été entrepris. Je crois qu’il est difficile d’accumuler plus de précautions et de multiplier plus d’obstacles. À cet égard, la Banque ne mérite que des éloges : nos billets offrent des garanties presque certaines ; mais au point de vue de l’art, on peut trouver qu’ils laissent beaucoup à désirer. Le billet de 1 000 fr. a un verso remarquablement beau, mais le recto a vieilli ; il est froid, poncif, avec d’anciens emblèmes mythologiques : Mercure, Hercule, l’Industrie, la Science, la Justice, la Loi, l’Amour appuyé sur un lion, le coq gaulois et les mains unies ; le billet de 100 fr., dont le verso est un modèle de gravure, a aussi sur le recto des personnages bien durs et bien guindés. Nous sommes dépassés aujourd’hui sous le rapport de l’apparence plastique du billet, ou, pour mieux dire, la Banque s’est dépassée elle-même. Les billets qu’elle a imprimés pour le Mexique et pour les États du pape sont d’une beauté qui laisse bien loin celle de nos billets.

Je n’ignore pas que c’est une grosse question à résoudre, et que c’est toujours un avantage de laisser à la monnaie fiduciaire l’aspect et la forme auxquels le public est accoutumé ; mais ce même public est curieux, il s’est habitué sans peine à toutes les émissions de la Banque, même à celle des billets de 200 fr., qui étaient cependant d’une laideur remarquable. Il se ferait d’autant mieux à de nouveaux billets que ces derniers seraient plus près encore de la perfection rêvée, car c’est par la perfection seule, par la perfection absolue, s’il est permis de l’atteindre dans les choses humaines, que les contrefacteurs seront définitivement et pour toujours déroutés. La Banque doit au pays, elle se doit à elle-même de créer des billets qui soient de véritables œuvres d’art, qui rassemblent toutes les difficultés que la gravure peut imaginer, et qui offrent une image d’une indiscutable beauté.

Si la Banque adoptait ce parti, si le gouverneur, prenant une haute initiative, arrivait à convaincre le conseil général qu’une refonte de tous les billets ne peut être que glorieuse pour le grand établissement qu’il dirige, si la mesure était décidée, qu’on abandonne pour n’y jamais revenir la mythologie surannée dans laquelle on va chercher des emblèmes qui maintenant sont pour faire sourire, qu’on demande à la vie moderne les nobles allégories dont elle abonde, qu’on oublie une fois pour toutes que, sous prétexte d’être catholiques, nous sommes plus païens que Julien l’Apostat, et qu’à l’aide des documents nouveaux, en se souvenant des merveilleuses découvertes qui rendront le dix-neuvième siècle plus grand que le seizième, on crée une monnaie fiduciaire qui soit aux billets actuels ce que les médailles grecques sont à nos pièces de vingt francs. Malgré le côté presque exclusivement pratique de ses opérations, la Banque de France doit savoir et prouver qu’en toute civilisation le beau n’est pas seulement utile, mais qu’il est indispensable.

iii. — les opérations.

Emplacement de la Banque. — Activité. — Universalité. — L’escompte. — Taux. — Argent-marchandise. — Droit de présentation. — L’examen matériel. — L’examen moral. — Opérations mystérieuses. — Le comité d’escompte. — Coopération des deux pouvoirs. — Nombre et valeur des effets escomptés. — Les petits négociants. — Les gros bonnets. — Le portefeuille ! — La galerie. — Les garçons de recette. — La tournée. — Les jours d’échéance. — Les boxs. — Division de la galerie. — Le rêve d’un invalide. — Différentes physionomies. — Filous. — Toupiniers. — Vérifications. — Les garçons de recette sont volés. — École. — Les malins. — Les comptes courants. — Les virements. — Le comptant. — Avances. — Dépôts. — Avances sur métaux. — Garde des objets précieux. — Dépouilles de Mexico. — Vieilles actions. — Dépôt des titres. — La serre. — Constructions incombustibles. — Le bureau des actions. — Le grand-livre. — Le bureau des succursales. — Ravitaillement des succursales. — Le bureau de change. — Erreur accréditée. — Le contentieux. — Longanimité de la Banque. — Contrôle permanent. — Un seul effet perdu depuis 20 ans. — Les livres. — Les balanciers. — L’importance d’une virgule. — La Banque toujours en balance.


Ouverte sur la rue de la Vrilliére, appuyée sur les rues Radziwill, Baillif et Croix-des-Petits-Champs, la Banque de France occupe depuis 1811 l’ancien hôtel du comte de Toulouse. L’aspect général est celui d’une prison de bonne compagnie ; les grilles et les portes de fer n’y font point défaut ; les solides murailles en gros appareil défient les escalades, et les armatures de métal qui ferment toutes les issues sont une défense qu’il ne paraît pas facile de vaincre. C’est la maison de l’activité par excellence ; les cours, les escaliers, les couloirs ne désemplissent pas ; deux courants contraires se coudoient partout. On ne voit que des gens affairés ; à chaque porte, à chaque palier des plantons répondent aux questions et renseignent sur les multiples détours de cet immense dédale. Comme on est en train de reconstruire l’hôtel, qui, suffisant pour loger des princes légitimés, n’était plus depuis longtemps de taille à servir de palais au crédit public, l’encombrement est encore augmenté par des cloisons improvisées, par des escaliers appliqués contre les murs, par mille bâtisses provisoires et parasites qui rendent peut-être la circulation plus facile, mais n’embellissent guère le local. À voir la foule qui se hâte et se presse dans l’enceinte de la Banque, on comprend du premier coup d’œil que c’est une institution vraiment universelle. Toutes les classes de la société y sont représentées, soldats, artisans, bourgeois, depuis le capitaliste qui vient toucher le dividende de ses actions, jusqu’au pauvre petit ouvrier en chambre qui arrive pour payer un effet. Cette première impression est très-vive et inspire un grand respect pour cet établissement, qui, n’ayant en vue que l’intérêt public, prête indifféremment son concours à tout le monde.

L’escompte est, de toutes ses œuvres, la plus importante et la plus générale. C’est une opération à l’aide de laquelle on obtient d’une maison de banque, moyennant un droit variable suivant les circonstances, l’argent dont on a besoin immédiatement et qu’on ne devrait normalement toucher qu’à une époque déterminée, qui ordinairement est de trois mois. Cet argent est représenté par un effet nommé lettre de change, billet à ordre, qui devient monnaie fiduciaire à la condition que chaque possesseur successif y mettra non-seulement sa signature, mais encore le nom de la personne à laquelle il le livre : c’est ce qu’on appelle l’endos, parce que ces différentes inscriptions sont tracées sur le dos du billet. En terme de métier, l’escompte est la prime payée au banquier qui avance l’argent d’un effet dont l’échéance n’est pas encore arrivée. Le taux de l’escompte est essentiellement variable, puisqu’il répond à des exigences plus ou moins accentuées, et satisfait des besoins plus ou moins pressants. C’est le conseil général qui, consultant le marché monétaire de France et d’Europe, fixe lui-même et en toute liberté d’action à quel taux la Banque consent à escompter les billets. L’argent est une marchandise qui perd ou acquiert de la valeur, selon qu’il est abondant ou rare.

On peut être certain, lorsque l’escompte de la Banque est très-bas, comme en janvier 1869, où il était à 2 1/2, que les capitaux accumulés engorgent les caisses particulières et ne peuvent trouver aucun débouché leur offrant assez de sécurité pour les attirer[8]. Tout individu qui fait des affaires et qui par conséquent a besoin de crédit, banquier, négociant, marchand, entrepreneur, s’adresse à la Banque pour avoir la faculté de faire escompter des billets par elle. Il transmet au conseil une demande qui doit être appuyée par trois notables commerçants. Cette demande est examinée, discutée. Si celui qui l’a signée n’offre pas des garanties de solvabilité suffisantes, elle est repoussée. Au contraire, dès qu’elle est admise, le postulant a, comme on dit, droit de présentation. Les billets apportés au bureau d’escompte doivent être à une échéance maximum de trois mois et être revêtus au moins de trois signatures ; ils sont réunis et placés dans un bordereau imprimé et formulé qui relate le nom des souscripteurs, des premiers endosseurs, la valeur, la date des échéances, le nombre de jours qui restent à courir avant le payement, la somme due pour l’escompte. Chaque bordereau est signé par le présentateur. Les billets ainsi contenus dans une feuille de signalement sont remis avant dix heures du matin au chef de ce service.

Ils sont reçus par des employés dont les doigts habiles comptent les billets avec une rapidité inconcevable et dont les yeux singulièrement perspicaces savent découvrir, au premier regard, si les indications du bordereau sont en concordance parfaite avec les énoncés des billets ; ceux-ci les passent à d’autres agents qui ont pour mission de rejeter tous ceux qui sont entachés d’irrégularités matérielles ; chacun des billets défectueux est mis à part, et l’on y joint une fiche qui indique le motif du rebut : échéance trop longue, trop courte, somme surchargée, défaut de date, acceptation irrégulière, timbre insuffisant, signature en souffrance, endossement conditionnel. Chaque motif de refus à une fiche spéciale teintée d’une couleur particulière, de sorte qu’à première vue un présentateur peut voir pourquoi ses billets n’ont pas été admis et porter remède à l’irrégularité dont ils sont entachés. Tous les billets réguliers sont rassemblés alors, réunis au bordereau et expédiés à un bureau mystérieux où ils vont être étudiés, pesés, eût dit Montaigne, non plus sous le rapport des défauts extérieurs, mais au point de vue des qualités morales et de la confiance qu’ils peuvent inspirer. Une grande table couverte d’un tapis vert, contre la muraille des sortes de huches de bois remplies de cartes rangées par ordre alphabétique et qui chacune portent un nom, c’est là tout le mobilier ; mais sur cette table les billets étalés montrent souvent les plaies du crédit de celui qui les a tirés, et ces cartes sont le répertoire explicatif, détaillé de tous les protêts qui ont atteint le commerce de la France entière.

Lorsque je suis entré dans ce cabinet, le travail a cessé immédiatement, et les bordereaux repliés ont caché tous les billets qu’on examinait. Il devait en être ainsi, cette redoutable opération doit être secrète. Divulguée, elle pourrait pour longtemps compromettre la réputation commerciale d’un homme. Là on connaît tout ce qui touche au crédit particulier. Pour exercer ces graves fonctions, qui sauvegardent la responsabilité de la Banque et aussi l’honorabilité du commerce, il faut une prudence irréprochable et une mémoire prodigieuse ; les cartes sont plutôt des archives que des documents à consulter, et il est assez rare qu’on y ait recours. Bien des gens, voulant savoir à quoi s’en tenir positivement sur la situation de tel ou tel négociant, sont venus dans ce bureau et ont interrogé le chef de service. Jamais, sous aucun prétexte, une réponse n’a été donnée. La Banque est un établissement de crédit tellement hors de proportion avec tous les autres, elle est si impersonnelle, elle jouit d’une considération si puissante, que toute parole de blâme émanant directement d’elle est faite pour ruiner d’un seul coup le crédit le mieux établi. Les employés de ce bureau sont donc tenus à une discrétion absolue ; ils ont entre les mains l’âme du commerce de tout Paris et en sont responsables.

Les billets qui, après examen, paraissent aux agents de ce service ne pas devoir être acceptés par la Banque, sont marqués d’un signe convenu et replacés avec les autres dans leur bordereau respectif ; mais ils ne sont pas refusés pour cela, car le bureau des renseignements ne peut émettre qu’un avis, c’est le comité d’escompte qui décide en dernier ressort. Ce comité, auquel les liasses de billets sont immédiatement expédiées après cette opération préalable, siège tous les jours de midi à une heure. Il est composé de quatre régents et de trois actionnaires exerçant le commerce[9]. Là tous les billets sont examinés de nouveau, et le comité, dont les décisions sont péremptoires et sans appel, efface sur le bordereau le nom et les sommes des billets qu’il ne veut point accepter. On ne réclame jamais, car on sait que nulle explication ne serait fournie. Le total, rectifié selon les radiations qui ont été faites, est écrit et consigné par un des régents en tête du bordereau ; un sous-gouverneur écrit le chiffre à une place déterminée, et le gouverneur l’approuve en y mettant son paraphe. Ainsi, pour cette opération, l’entente des deux pouvoirs de la Banque de France, du pouvoir délibérant et du pouvoir exécutif, est indispensable. Les billets et les bordereaux sont alors renvoyés au bureau qui les a reçus le premier ; on y additionne le total des sommes représentées par les billets non rejetés, en ayant soin de défalquer le montant du taux de l’escompte ; on inscrit la somme et le nom de la personne qui peut en disposer sur une fiche qu’on lance par une trémie à la caisse spécialement chargée de ce service. On y crédite de la somme indiquée le compte du présentateur, qui est prévenu par un avis émanant du bureau de l’escompte, et il peut le jour même utiliser l’argent qu’on tient à sa disposition.

Le travail de l’escompte est un des plus considérables qui se puisse voir ; il s’est exercé, en 1868, sur 2 396 752 effets, représentant la somme de 2 221 540 108 fr. 6 centimes ; sur ce nombre, 32 180 billets, équivalant à 24 724 319 fr. 78 centimes, ont été rejetés par le conseil. La moyenne de la valeur des effets est faible, puisqu’elle ne s’élève pas à plus de 928 francs. C’est là surtout qu’apparaît l’importance démocratique de la Banque ; si elle reçoit des traites du Trésor s’élevant parfois à plusieurs millions, elle accepte, elle escompte sans hésiter des billets de deux ou trois francs souscrits par de pauvres diables aux abois[10]. C’est surtout le petit commerçant, le fabricant isolé, qui a recours à la Banque ; elle se montre bonne mère pour eux et ne les répudie pas. Les hauts financiers, les grands banquiers, ceux qu’on appelle familièrement les gros bonnets, ne s’adressent que bien rarement à elle ; ils ont intérêt à faire eux-mêmes l’escompte et à user de leurs capitaux avant de s’adresser à ceux d’autrui.

Tous les effets acceptés sont rangés par ordre d’échéance et enfermés dans ce qu’on appelle le portefeuille ; quel abus de mot ! Je défie Briarée de le mettre dans sa poche. Cette immense caisse, à doubles murailles de fer, à quadruples serrures, remplit à elle seule une chambre entière, chambre en pierres de taille, dans laquelle elle est scellée par des crampons gros comme des peupliers de vingt ans. Tous les jours on fait remettre au bureau chargé de la recette les effets qui échoient le lendemain. Ce bureau offre une physionomie particulière, on l’appelle la galerie ; en effet, il occupe au rez-de-chaussée une salle immense à laquelle un sous-sol provisoire sert de complément. On y fait le tri des billets, on les divise par quartiers ; chaque quartier est remis à un brigadier, qui le distribue à ses hommes. Les garçons de recette de la Banque de France sont bien connus dans Paris. Qui ne les a vus passer, la chaînette du portefeuille pendant à la boutonnière, la sacoche à l’épaule, le tricorne crânement posé sur le coin de l’oreille ? qui n’a été frappé de leurs bonnes figures sans moustaches, de leur allure rapide, de l’air de probité qui semble adoucir les traits de leur visage ? Leur costume invariable, le grand frac gris à boutons blancs ornés d’une tête de Mercure, est respecté par la population à l’égal de n’importe quel uniforme ; et ce n’est que justice, car tous sont de braves gens qui manient des fortunes, portent parfois plusieurs millions dans leurs larges poches et sont incapables de voler deux sous. Ils sont au nombre de 170 et divisés en quinze brigades correspondant aux quinze zones par lesquelles la Banque a fictivement partagé Paris.

Au point du jour, ils partent pour présenter à chaque signataire le billet que ce dernier a souscrit et en recevoir l’équivalent. Aux échéances du 15 et de la fin du mois, chacun d’eux a en moyenne cent trente maisons à visiter ; si l’on réfléchit que chaque billet doit être remis au domicile du souscripteur, que ce soit à l’entresol ou au sixième, on pourra imaginer que le soir ils ont les jarrets singulièrement fatigués par tous les escaliers qu’il leur a fallu gravir. La Banque les autorise à donner une fiche portant leur nom et le numéro de leur brigade aux personnes qui ne peuvent pas payer immédiatement, afin que celles-ci puissent venir acquitter à l’hôtel de la rue de la Vrillière le montant de leur effet. La galerie est curieuse à visiter, surtout aux jours des grandes échéances de la fin de juillet et de la fin de décembre. En attendant que les constructions soient terminées, on assemble dans la cour d’entrée des baraques séparées par des barrières où l’on parque les retardataires ; un grand tableau, visible pour tous, indique le nom des garçons qui, étant rentrés, peuvent encaisser à la Banque les recettes qu’ils n’ont point touchées dans la journée.

C’est vers quatre heures que la foule arrive, inquiète, presque anxieuse, dans la crainte d’être venue trop tard et de ne pouvoir éviter un protêt. En cela elle à tort ; dès qu’elle a pu pénétrer dans la cour, elle est certaine qu’elle ne sera pas renvoyée au lendemain. Ceci est de principe à la Banque ; on sait qu’on appartient au public, et l’on ne s’y couche que lorsque toute la besogne est faite. La galerie, éclairée par le gaz, qui jette des lueurs blanches sur les murailles neuves, est divisée en 169 petits bureaux. C’est là que le garçon de recette s’installe, à sa table, défendu contre les ardeurs indiscrètes du public par un fort treillis de fer qui fait ressembler sa cabane à une cage. Son nom et son numéro, inscrits en gros caractères, servent d’indication à ceux qui le cherchent. Des plantons, des invalides pris pour la circonstance et qui semblent fort ahuris au milieu de ce monde, en présence de ces billets de banque qu’on feuillette d’un doigt rapide, de ces masses d’or qu’on pèse lestement sur des balances, mettent un peu d’ordre dans la foule, ne la laissent entrer que petit à petit et font parfois des réflexions baroques. — Ah ! me disait l’un d’eux en regardant une liasse de billets de banque qui représentait bien 5 ou 600 000 francs, si j’avais cela, je mettrais tous les jours une côtelette de porc frais à l’ordinaire ! — Si j’étais roi, disait un bouvier de la Sabine, je garderais mon troupeau à cheval !

Les zones sont très-différentes entre elles. Celle du faubourg Saint-Germain est représentée par des domestiques en livrée, qui viennent payer le billet de leur maître ; celle de la rue Notre Dame-de-Lorette montre de petites femmes piaillardes, remuantes, jouant des coudes pour se faire faire place, regardant l’heure à toute minute, tant elles craignent de manquer le diner auquel elles sont invitées ; elles tiennent en main 25 ou 50 francs qui doivent acquitter le billet fait à la marchande à la toilette pour un faux chignon ou une perruche verte ; celle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth est fréquentée par un monde assez sordide, en grande redingote traînante, à longs cheveux gras : œil inquiet, regardant par-dessus des besicles, nez pointu, barbe de bouc, mains osseuses et d’une propreté peu ragoûtante. Au milieu de tous ces gens qui forment queue à chacune des cases et que les garçons de recette se hâtent d’expédier, il y a bien des industriels sans industrie, qui viennent tâter le terrain et les poches du voisin pour reconnaître si, par hasard, ils ne pourraient pas y trouver, sans malencontre, quelques-uns des fafiots garatés dont ils sont si friands[11].

L’endroit n’est pas sain pour eux d’ailleurs, et j’ai vu rôder là certains bourgeois aux pommettes saillantes, aux larges épaules, aux allures félines, qui pourraient bien avoir dans quelque coin de leur portefeuille une carte d’agent du service de sûreté. Le poisson va toujours à la rivière, et le filou aux endroits où il peut travailler ; il est donc naturel que les salles d’attente de la Banque soient très-fréquentées par les voleurs. Il y a aussi une autre espèce de gens qui hantent la galerie, se mêlant aux groupes dès qu’un chef de service passe auprès d’eux, flânant, regardant deci et delà avec nonchalance, et qui attendent l’instant propice pour aller demander aux garçons si tels billets, dont ils donnent l’indication, ont été remboursés. Ceux-là sont les petits escompteurs, race véreuse par excellence, écorchant le pauvre monde, faisant faire des signatures d’endossement pour cinq sous par les écrivains publics, marchands de contre-marques à l’occasion, ne reculant devant aucun bas métier, tombant souvent en police correctionnelle et frisant parfois la cour d’assises ; on les appelle les toupiniers. Lorsqu’un haut employé les aperçoit et les reconnaît, il s’empresse de les faire jeter à la porte, sans plus de cérémonie que si c’étaient des chiens crottés.

Quand le dernier souscripteur de billet, le dernier voleur, le dernier agent de police, le dernier toupinier ont quitté la galerie, on ferme les portes ; mais cependant tout n’est pas fini, loin de là. Il faut régler les bordereaux, voir s’ils concordent entre eux, relever les erreurs, compter les billets de banque et peser l’or. Chaque escouade fait ce travail, qui est long et méticuleux, sous la direction de son brigadier. Lorsqu’on s’est mis d’accord, l’argent est porté à une caisse, les billets à une autre ; tout est vérifié de nouveau et transmis à la caisse principale. On peut croire que tout alors est terminé ; mais il faut préparer l’échéance du lendemain et distribuer à chaque homme les effets qu’il devra présenter. C’est ainsi que parfois, lorsque les échéances ont été lourdes, la galerie est encore éclairée à deux, à trois heures du matin, et que les habits gris, ainsi que les garçons de recette s’appellent entre eux, sont occupés autour de leur petite lampe à faire des calculs et à pointer des chiffres. Chaque jour suffit à sa tâche ; quand cette besogne a pris fin, les garçons ont mérité d’aller dormir.

Tout n’est pas rose dans leur métier, car ils sont responsables de l’argent qu’ils ont à recevoir, et ils sont obligés d’opérer avec une telle rapidité que leurs erreurs sont fréquentes. Dans les premiers temps qu’ils sont au service de la Banque, les garçons font école sur école ; on a beau ne leur donner ni corvées, ni gardes, ni veillées à faire, les laisser exclusivement se consacrer à la recette, il est rare que leur apprentissage ne leur coûte fort cher, et lorsque au bout de l’année ils alignent leur compte, ils s’aperçoivent avec stupeur qu’ils ont perdu plus qu’ils n’ont gagné. Il faut rembourser ; c’est une grosse affaire, bien pesante ; ils payent par tempérament, tant par mois qu’on retient sur leurs appointements ; peu à peu ils s’y font, prennent l’habitude de bien compter, plutôt deux fois qu’une, et finissent par avoir des recettes en équilibre ; heureusement que la Banque les laisse profiter des excédants de recette, et qu’ils peuvent ainsi diminuer leur déficit. Celui qui parvient à ne pas faire de pertes est fort admiré et envié par ses camarades, qui disent de lui : « C’est un vieux roublard, il n’a pas été refait une seule fois cette année-ci ! »

Le fait est douloureux à avouer, mais on les vole beaucoup. Qui ? les voleurs qui cherchent fortune dans les rues, les gamins qui se faufilent entre les jambes et excellent à fourrer leurs petites mains dans les poches ? Non pas. Ils sont volés par les personnes mêmes auxquelles ils ont affaire, et qui, peu scrupuleuses parfois, estimant que tout bien trouvé est un bien gagné, ne s’empressent pas de faire remarquer au garçon de recette qu’il oublie, tant il se hâte, tant il est talonné par l’heure, de ramasser un billet ou un appoint en écus. Ces pertes sont assez considérables pour la galerie, 25 ou 30 000 francs par an au moins. Elles sont personnelles et retombent tout entières, d’un poids souvent très-lourd, sur le pauvre homme qui s’est laissé duper.

Si je me suis si longuement étendu sur l’escompte, c’est que de toutes les opérations c’est la plus importante, la plus générale, celle qui fait le plus de bien, qui pénètre jusqu’aux dernières couches de la société, et qui, par les immenses services qu’elle rend chaque jour, suffirait à expliquer l’existence de la Banque de France et à justifier le respect dont elle est environnée. Toutefois cette opération, qui est bien réellement la base du crédit et du travail industriels, n’est pas la seule dont la Banque soit le théâtre.

Il en est d’autres qui, d’un caractère moins universel, offrent cependant une grande utilité pratique et dont il convient de dire quelques mots. En première ligne se placent les comptes courants. Tout individu, pourvu qu’il ne soit pas failli non réhabilité, peut avoir un compte courant à la Banque : il suffit de remplir certaines formalités faciles et d’adresser une demande au conseil, qui ne refuse jamais. On peut dès lors confier à la Banque les fonds qu’on a sans emploi, en disposer selon ses besoins, à l’aide de mandats payables au porteur, à la condition expresse que la valeur du mandat ne dépassera jamais celle de la somme mise en dépôt. La Banque devient donc dépositaire et caissière ; elle est responsable de la somme reçue, touche et paye au lieu et place de celui qui prend lui-même le nom de compte courant. Ce sont les gros négociants, les notaires, les agents de change, qui usent surtout de ce moyen très-sûr de garder de l’argent et de le faire mouvoir sans en avoir l’embarras. Pour beaucoup de ces personnes, principalement pour les notaires et les agents de change, les mandats donnés sur la Banque sont des mandats de virement. Si à la suite d’une liquidation un agent de change doit 100 000 francs à l’un de ses confrères, au lieu de le payer en écus ou en billets, il lui remet un bon de virement qui est envoyé à la Banque ; on débite le compte du premier agent de change de la somme indiquée, et l’on en crédite le compte du second ; de cette façon, le payement est effectué sans échange d’espèces.

Ce système est très-pratique, il est d’une sécurité parfaite et apporte dans les relations financières une économie de temps considérable. Les personnes admises au compte courant et à l’escompte ont aussi la faculté de faire toucher par la Banque les effets qu’elles ont à recevoir ; cette opération, qu’on appelle le comptant, est absolument gratuite. Ce service prend un accroissement extraordinaire et pourrait même, par l’encombrement qu’il occasionne, par les frais qu’il entraîne, causer quelques embarras à la Banque, si elle ne savait toujours se maintenir à la hauteur de sa grande mission[12].

La Banque fait aussi des avances sur des valeurs mobilières qui ont été étroitement déterminées par la loi ; de quelque nom qu’on veuille appeler ce genre d’opération, c’est le prêt sur nantissement. Nulle demande d’avances n’est acceptée, si elle n’est accompagnée d’un certificat signé par une personne ayant un compte courant et attestant que le postulant a toujours fait honneur à sa signature. Dans le bureau des avances, de larges ardoises, fixées à la muraille au-dessous de l’énoncé des titres acceptés, relate le cours à la Bourse de chacune de ces valeurs et la somme proportionnelle qu’on peut prêter dessus, qui est de 60 pour 100 lorsqu’il s’agit d’actions ou d’obligations de chemins de fer et de 80 pour 100 quand on se trouve en présence d’effets publics ou de rentes sur l’État ; de cette façon il n’y a jamais hésitation de la part de l’emprunteur ; un seul coup d’œil lui apprend à quoi il peut s’en tenir. Ce service est assez considérable et a entrainé, pour l’année 1868, un mouvement de fonds de 433 415 450 fr. ; le prêt a lieu pour deux mois, avec facilité de renouvellement, et est grevé d’un intérêt annuel de 5 pour 100. Comparé aux bureaux de l’escompte, du comptant, à la galerie, ce bureau est assez silencieux ; mais il n’en est pas toujours ainsi. Quand l’État se décide à faire un emprunt, c’est à qui viendra apporter là ses titres de rente, ses actions, ses obligations, ses bons du trésor pour avoir de l’argent comptant qui permet de souscrire et de réaliser quelques bénéfices.

Si la Banque accorde des avances sur valeurs mobilières, à plus forte raison en fait-elle sur lingots d’or et d’argent et sur pièces étrangères ; mais cette opération est presque exclusivement exploitée par les banquiers et les changeurs qui font le commerce des monnaies et gardent souvent leurs métaux avant de les envoyer à l’hôtel du quai Conti, mais les mobilisent néanmoins en empruntant une somme à peu près égale à la valeur du nantissement.

Les diverses opérations que je viens d’énumérer sont actes de banquier ; mais la Banque de France intervient aussi comme simple dépositaire et se charge des objets précieux qu’on lui confie. Elle devient alors une sorte de caisse de sûreté dans laquelle chacun a le droit de faire enfermer ses diamants, ses bijoux, excepté toutefois l’argenterie, lorsque le volume ne permet pas de faire passer les boîtes qui la contiennent dans l’escalier de la caisse. Le droit de garde auquel les dépôts sont assujettis est fort minime et équivaut jusqu’à un certain point à une prime d’assurance. Il est de 1 fr. 25 cent. pour 1 000 ; mais la valeur d’un dépôt est toujours censée représenter au moins 5 000 francs. Le déposant signe sur un registre l’acte de dépôt, en regard duquel il applique un cachet analogue à celui qui scelle la boite renfermant les objets qui ont été vérifiés en sa présence. Le dépôt est fait pour six mois, c’est-à-dire que, ne serait-il laissé que vingt-quatre heures à la Banque, il est frappé d’un droit représentant une demi-année de garde. Presque tous les diamants appartenant à des personnes qui vont d’habitude à la campagne, passent l’été dans les armoires de la Banque. Si la caisse des dépôts pouvait parler, elle fournirait plus d’un curieux chapitre à l’histoire contemporaine. Elle dirait qu’il y a longtemps, — je me hâte d’ajouter que c’est avant notre expédition du Mexique, — elle a contenu toutes les dépouilles de la cathédrale de Mexico : ostensoirs garnis d’émeraudes et de diamants, crucifix, statuettes d’or, encensoirs de vermeil, bagues à chaton d’améthyste, crosses pastorales émaillées. Que sont devenues ces richesses ? Il est difficile de le savoir, mais les brocanteurs, les joailliers, les changeurs, les banquiers de Paris pourraient peut-être en raconter quelque chose.

Nulle prescription ne peut atteindre un dépôt, et il y en a dans les caisses de la Banque qui y sont pour jamais. Ce sont des titres au porteur émis, au moment du grand agiotage de 1838, par des sociétés industrielles pour lesquelles des asphaltes imaginaires, des bitumes problématiques et d’invraisemblables charbons étaient un sûr moyen de vider les poches d’actionnaires plus cupides que clairvoyants. Ces compagnies ont été rejoindre les neiges dont parle François Villon. Quelques-uns des titres dont ces compagnies avaient inondé la place de Paris ont été déposés jadis à la Banque comme un bien précieux. Les propriétaires les y laissent sans mot dire, car ces paperasses n’ont plus aucune valeur, pas même celle du droit de garde qu’il faudrait acquitter, si on les voulait retirer. Tous ces chiffres sont là, dans des portefeuilles respectifs, disparus sous une épaisse couche de poussière qui augmente tous les ans et finira par les ensevelir.

Ce sont jusqu’à un certain point les premières actions dont la Banque ait eu le dépôt ; aujourd’hui un service spécial, créé en 1855 et fort surchargé, est consacré au dépôt des titres qui sont indéterminés et n’ont sous ce rapport aucune ressemblance avec ceux sur lesquels on fait des avances. En 1868, la Banque a reçu à Paris 22 860 dépôts volontaires, formant ensemble 661 939 titres de valeurs françaises et étrangères, de 924 natures différentes. Non-seulement la Banque garde ces actions, ces obligations, mais elle en reçoit les arrérages pour le compte des propriétaires, qui viennent les toucher lorsque l’heure de l’échéance a sonné. La même année, ces arrérages se sont élevés à la somme de 62 903 993 francs. La caisse où les dépôts sont conservés s’appelle la serre ; c’est, du reste, le nom que la Banque donne à toutes les caisses qui, n’étant pas destinées à la dépense ou à la recette, sont réservées à la garde des valeurs non circulantes, telles que papiers pour billets, billets imprimés, billets non encore émis. Cette fois, du moins, le nom est bien trouvé, car le local lui-même fait illusion, et c’est bien une serre qu’on a sous les yeux. C’est une vaste salle oblongue assez semblable à une galerie, éclairée par un jour d’atelier et garnie d’énormes armoires dont les légers montants de fer sertissent des glaces transparentes. Là, sur des planchettes de fer, les portefeuilles sont appuyés les uns sur les autres, avec cet air penché et maladroit que les volumes affectent dans une bibliothèque mal rangée. Le bâtiment est récent, et l’on peut voir quel soin la Banque apporte à ses nouvelles constructions : il ne contient pas un atome de bois ; il n’y entre que du fer, de la pierre, du verre, de l’ardoise. L’incendie serait habile s’il pouvait mordre sur de tels matériaux. On ne saurait, du reste, s’entourer de précautions trop minutieuses pour défendre un tel trésor. Lorsque j’ai été admis à le voir, il représentait 1 240 159 863 francs, au cours de la Bourse du jour, et se composait de 2 383 561 titres.

Non loin du dépôt s’ouvre le bureau des actions, qui sont, d’après la loi, au nombre de 182 500, dont 124 613 inscrites à la Banque centrale, et 57 887 dans les succursales. Le registre sur lequel elles sont relatées en contient l’historique depuis l’origine jusqu’à l’heure présente, et l’on peut, en le consultant, savoir entre quelles mains elles ont passé, combien ont été transférées volontairement, combien à la suite de décès, combien atteintes d’oppositions. Elles ont le privilège de pouvoir être assimilées à un immeuble, et, comme telles, d’être frappées d’hypothèques, de servir à un emploi de régime dotal, de former un majorat. L’héritier d’un des grands noms du premier empire a encore aujourd’hui son majorat constitué de la sorte. Le registre est composé de seize énormes volumes qui pèsent chacun une vingtaine de kilogrammes. Ils sont en double, et chaque soir, au moment de la fermeture du bureau, on en met un exemplaire complet sur des brancards et on le porte à l’autre extrémité de la Banque ; de sorte que, si un incendie se déclarait pendant la nuit, il faudrait qu’il embrasât instantanément tous les bâtiments pour que les titres des actionnaires, — originaux ou copies, — fussent détruits.

Au bout de la galerie des actions, dont l’aspect n’a rien de particulier, le bureau des succursales étale orgueilleusement des salles nouvellement construites. C’est de là que part l’impulsion donnée aux banques de province, et c’est là que ces dernières envoient journellement le procès-verbal de leurs opérations, qui sont, dans des limites naturellement plus restreintes, les mêmes que celles dont nous nous occupons. Huit inspecteurs visitent à époques indéterminées les succursales, en apprécient les besoins, en examinent le fonctionnement et aident à leur donner tout le développement qu’elles peuvent comporter. Lorsqu’une succursale manque de monnaie métallique, on lui en expédie par le chemin de fer en acquittant une assurance onéreuse qui, pour 1868, s’est élevée à la somme de 407 000 francs ; mais lorsqu’elle est dépourvue de billets, on emploie pour lui en faire parvenir en toute sécurité un moyen fort ingénieux que le lecteur me pardonnera de ne pas dévoiler.

La Banque ne paye jamais qu’en billets, excepté, bien entendu, les appoints au-dessous de 50 francs ; mais comme ces billets sont au porteur et qu’on peut immédiatement les convertir en espèces, elle a un bureau de change qui est fort occupé et regorge de monde à toute heure du jour. Il est très-surveillé, car il ne manque pas de gens à mine douteuse qui viennent y chercher fortune. Toute somme inférieure à 10 000 francs est changée à ce bureau ; pour les sommes supérieures, on doit s’adresser à la caisse principale. Le maniement des fonds exigé par le change des billets en or a été pendant l’année 1868 de 722 515 000 francs, dont 374 208 000 francs pour la caisse de change et 348 307 000 francs pour la caisse principale. À propos de ce bureau et de toutes les autres caisses de la Banque, il existe dans le public une opinion qu’il convient de rectifier. On croit généralement et l’on dit volontiers que tout versement fait par la Banque est considéré comme définitif et que si, par distraction, le caissier a payé plus qu’il ne devait, la somme totale est légitimement acquise à celui qui l’a reçue. Il n’en est rien, et, comme les caissiers sont personnellement responsables de leurs opérations, ils réclament par tous les moyens en usage, et font rentrer les erreurs en trop que la probité la moins chatouilleuse devrait engager à restituer sans délai.

Toutes les affaires d’une nature litigieuse sont transmises à un bureau de contentieux, qui ne manque pas d’occupation. La façon de procéder de la Banque, en certaines matières, mérite d’être expliquée. Lorsque la Banque est forcée de poursuivre un débiteur, elle fait sa grosse voix, elle menace beaucoup ; mais en réalité elle fait plus de bruit que de besogne, car elle a pour principe de ne jamais pousser les choses à l’extrême et de ne pas arriver aux dernières rigueurs. Même dans les plus mauvaises époques, en 1848 par exemple, lorsque tant de gens ont argué de la révolution pour ne pas payer leurs dettes, elle ne s’est jamais montrée créancière implacable. Elle prend ce qu’on appelle en langage de procureur toutes les mesures conservatoires, protêt, dénonciation de protêt (pour sauvegarder le recours contre les endosseurs), saisie-arrêt, inscriptions hypothécaires ; mais pas une fois elle n’a provoqué une vente mobilière ou immobilière, pas une fois elle n’a requis l’emprisonnement, pas une fois elle n’a fait déposer un bilan. Sa mansuétude est inaltérable ; comme un géant qui ne s’abaisse pas à frapper un être faible, elle retient ses coups et se laisse rire au nez par ses débiteurs, qui lui disent parfois avec impudence : Je vous défie de me faire mettre en faillite.

Aucune des opérations de la Banque, si minime qu’elle soit, fût-ce l’enregistrement d’un effet de 1 fr. 25 cent., ne peut être faite par un seul employé. Toutes les écritures sans exception exigent le concours de plusieurs agents. Cette série de formalités constitue un contrôle permanent et assure une régularité infaillible, puisqu’elle engage plusieurs responsabilités intéressées à se surveiller mutuellement. Les résultats d’un pareil système sont tels, qu’une erreur est une chose rare à la Banque et que dans le bureau de l’escompte, où il passe annuellement plusieurs millions d’effets qui sont examinés un à un, on a, depuis vingt ans, égaré un seul billet, lequel valait vingt francs.

La comptabilité est excellente, car chaque caissier est teneur de livres ; cependant on ne s’en rapporte pas à eux, et, le soir, toutes les écritures de la journée sont transmises au bureau de la balance, qu’on appelle plus communément les livres. Là, des employés spéciaux, qu’on nomme balanciers, prennent ces innombrables paperasses écrites au courant de la plume, les réunissent, repassent tous les chiffres, refont tous les calculs, ne jugent que sur pièces à l’appui, comme ferait une cour des comptes, et relèvent les erreurs, s’il y en a. Il suffit parfois d’une virgule mal placée pour mettre en déroute une colonne de deux cents chiffres. Un effet de 16,55 a été inscrit 1 655 ; il faut tout recommencer, tout reprendre, et finir, à force de soins, de patience, de perspicacité, par découvrir pourquoi les totaux ne sont pas en concordance exacte. On peut dire que la Banque ne se couche qu’après avoir mis ses comptes à jour, car tant qu’une erreur n’est pas rectifiée, on veille et l’on travaille, quand même le gaz éteint aurait fait place au jour.

Grâce à cette façon de procéder, la Banque sait toujours où elle en est. Chaque soir, son passif est aligné en balance avec son actif. À quelque heure que ce soit, elle est prête à liquider, à rendre compte de sa gestion, car à chaque minute elle sait combien elle a de billets en circulation, combien en caisse ; ce que valent son portefeuille, sa réserve métallique, combien elle possède à Paris, combien dans les succursales. C’est là le triomphe de l’ordre, de l’activité et de la prudence. Quand on pense aux millions qui se brassent du matin au soir, aux opérations nombreuses et aux formalités multiples qu’elles entraînent, on est confondu que tout soit apuré chaque soir. En arrivant à leur bureau, les hauts fonctionnaires et les principaux employés reçoivent une feuille formulée d’avance sur laquelle on n’a plus que des chiffres à écrire et qui contient la situation de la veille. On sait donc toujours avec certitude sur quel terrain l’on marche, et ce n’est pas une cause de minime étonnement pour ceux qui pénètrent la première fois dans les mystères sans secret d’une si grande institution.

iv. — les caves.

Caisses partielles. — Tentative de vol. — Escorte des caissiers. — La caisse principale. — Les millions. — Le métal et le papier. — Le budget en billets de banque. — Un tanneur de Dijon. — Les caves. — Conte de fées. — Forteresse. — L’escalier. — Le trésor. — Les lingots. — Moyens de défense. — Les rondes de veilleurs. — La Banque pendant la nuit. — Précautions contre l’incendie. — Le personnel. — Caisse de retraite. — L’avancement. — Tout employé de la Banque est actionnaire. — Restaurant. — Mauvais conseils non suivis. — Mole sua stat. — Menaces. — Le plus grand organe de crédit public.


Presque tous les bureaux où se préparent et s’exécutent les différentes opérations de la Banque de France sont munis d’une caisse qui, selon les besoins qu’elle doit satisfaire, est appelée caisse de recette ou caisse de dépense. Ces caisses partielles sont les succursales de la caisse principale, qui, pour éviter l’encombrement, a délégué une partie de ses pouvoirs ; c’est la division du travail. Chaque matin, avant l’ouverture réglementaire de la Banque, les caissiers se réunissent à la caisse principale, où on leur remet les sommes qui sont nécessaires à leur exercice quotidien ; ils comptent les billets, les appoints en monnaie, et enferment le tout dans un solide portefeuille qu’ils font porter dans leur bureau par un garçon qui les accompagne. Les caisses sont aujourd’hui disposées de telle sorte qu’on peut s’y rendre sans franchir les cours.

Autrefois il n’en était pas ainsi, et le caissier s’en allait seul, à travers les cours et les corridors. Une tentative violente fit prendre des précautions plus sérieuses. Au mois de décembre 1837, M. Bouron, caissier, ayant en main un carton qui contenait 1 100 000 francs en billets de banque, au sortir de la grande cour qu’il était obligé de traverser, fut accosté dans un couloir étroit par deux individus qui se jetèrent sur lui et voulurent lui arracher son portefeuille. Il se défendit, appela au secours, tomba, entraînant ses agresseurs avec lui. Selon une vive expression d’un rapport de police, ils pataugeaient à travers les billets de banque. Un des malfaiteurs put s’échapper, l’autre fut saisi et conduit chez le commissaire de police, où il se brûla la cervelle. Cette aventure fut un avertissement sévère, et maintenant les caissiers, toujours escortés par un garçon solide, ne se rendent à leur bureau que par les salles intérieures de l’hôtel. Le maximum des sommes qu’un caissier peut donner est limité, et celles qui dépassent 20 000 francs doivent être acquittées par la caisse principale. Tous les jours, lorsque les bureaux sont fermés, les caissiers-adjoints rapportent à la caisse mère le reliquat de la journée, de sorte que chaque soir tout l’argent, tous les billets de la Banque sont centralisés au même endroit, sous la même surveillance, sous la même responsabilité.

Elle est curieuse à visiter, cette caisse principale, où l’on manie les billets de banque avec autant d’indifférence que les pâtissiers manient les petits pâtés : le mouvement y est incessant et considérable ; il devient parfois excessif au moment des fortes liquidations. Dans la journée du 5 décembre 1868, par exemple, il a été de 550 559 509 fr. 18 cent. C’est alors un va-et-vient perpétuel, et, sous forme de billets, le Pactole coule par les guichets devant lesquels s’entasse le public. J’ai vu là, répandus sur de grandes tables, 105 millions que l’on compulsait. J’étonnerai peut-être le lecteur en lui avouant qu’un tel spectacle ne produit qu’un effet médiocre. Autant l’on est ébloui par la vue de quelques centaines de mille francs en pièces d’or, scintillantes et sonores, autant on reste calme en présence de ces feuillets de papier.

Un million en billets de banque, épingles et ficelés, ne fait pas grand embarras, comme on dit vulgairement ; dans la main, c’est fort léger, 1 644 grammes, et à l’œil ça figure à peu près le volume d’un gros in-octavo. Il y a quatre ou cinq ans, un tanneur de Dijon ayant dit que le budget représentait, en billets de banque, la hauteur du clocher de Saint-Bénigne, fut traduit en police correctionnelle sous l’inculpation de propos séditieux. Devant le tribunal, il soutint son opinion avec vigueur et fut acquitté. Les juges ont montré de l’esprit, et, de plus, ils ont implicitement reconnu que le prévenu n’avait pas tort. Mille billets de 1 000 francs, placés à plat, ont précisément 10 centimètres de haut. En donnant au budget deux milliards en chiffres ronds, les billets de banque qui le composent, superposés les uns sur les autres, atteindraient une hauteur de 200 mètres ; or, d’après l’Annuaire du Bureau des longitudes, la tour de Saint-Bénigne n’a que 92 mètres 09 centimètres ; le tanneur de Dijon était donc bien au-dessous de la vérité.

Quoique la caisse principale soit amplement fournie, de manière à faire face aux nécessités, même exceptionnelles de chaque jour, il arrive parfois qu’elle se trouve inopinément dépourvue, et qu’on est obligé d’aller puiser dans la grande réserve qui est déposée dans les caves. Les caves de la Banque ! ce sont là les cinq mots magiques qui ouvrent un horizon sur le pays des Mille et une Nuits. On pense involontairement aux contes de madame d’Aulnoy : « Toc, toc, fit la duchesse Grognon, et il sortit du tonneau un millier de pistoles ; toc, toc, et il sort un boisseau de doubles louis d’or ; toc, toc, il sort tant de perles et de diamants que la terre en était toute couverte. » On s’imagine que dans ces souterrains, qui devraient, comme le trésor des Niebelungen, être gardés par des génies, les pièces d’or et les écus d’argent sont jetés en tas ainsi que l’avoine dans les greniers. Il n’en est rien et il faut en rabattre. Nul endroit n’est plus triste, plus terne, moins fait pour tenter. Les doubles portes qui en protègent l’entrée sont formidables, et nulle forteresse n’est armée de telles murailles de fer, de si gros verrous, de si puissantes serrures. On y descend par un escalier en vrille, tout en pierres de taille assemblées au ciment romain, défiant le pic et la pioche ; on l’a volontairement rendu si étroit, que deux personnes n’y peuvent passer de front. Quatre portes de fer munies chacune de trois serrures se présentent ensuite. Pour les ouvrir, il faut le concours forcé du caissier principal et du contrôleur général. Lorsque tous ces obstacles sont franchis, on pénètre en plein mystère.

On s’attend à se trouver dans le domaine des éblouissements, à voir les masses d’or et d’argent briller à la lueur des bougies en étincelles éclatantes, et l’on se trouve en présence de hautes caisses de plomb, qui cachent hermétiquement ce qu’elles renferment, ne le laissant soupçonner que par l’étiquette écrite à la main qu’on a collée dessus. C’est l’argent qui est là, monnayé et enfermé dans de grands sacs qui tous, invariablement, contiennent 10 000 francs. Ceux de nos lecteurs qui, visitant un navire de guerre, sont descendus dans la soute à l’eau, peuvent se faire une idée très-exacte de l’aspect général de ces caves, à cette différence près que les caisses, au lieu d’être en fer boulonné et rivé, sont en plomb. Les sacs d’or, d’une valeur de 10 000 francs aussi, sont gerbés les uns sur les autres, comme des bûches dans un chantier, par larges tas grisâtres, sans caractère et sans originalité. Lorsqu’on les remue un peu vivement, ils rendent un petit son aigrelet qui rappelle le métal.

Les lingots appartenant aux banquiers et aux changeurs, qui les ont déposés à la Banque contre avances, sont symétriquement rangés, et, sauf leur couleur d’un blanc verdâtre, ont l’air de briques empilées. Seuls les lingots d’or, jetant des lueurs fauves quand on les éclaire, semblent des carrés de feu immobilisés et représentent bien la matière précieuse. En somme, l’aspect est décevant et la dernière des vitrines de la galerie d’Apollon, au Louvre, montrant des buires en cristal de roche et des statuettes en sardoine, produit une impression bien plus profonde et bien plus durable. Il faut une certaine réflexion pour comprendre que ces caisses de plomb, ces tas de sacs au milieu desquels on se promène, constituent une fortune sans pareille. Lorsque je les ai visitées, les caves contenaient 726 275 666 fr. 68 c. Il ne faut point en faire fi, c’est une belle somme ; mais si les caves de la Banque de France sont le séjour du veau d’or, il faut avouer que ce dieu médiocre est singulièrement mal logé.

Quels sont les moyens que la Banque tient en réserve pour interdire l’accès de ses caves, ou pour y neutraliser les intentions mauvaises de ceux qui seraient parvenus à s’y introduire ? Il est difficile de le dire, car elle n’est point bavarde à cet égard. Je n’affirmerais pas qu’elle ne puisse noyer, asphyxier ou brûler les visiteurs trop indiscrets ; les tuyaux de gaz et les conduites d’eau peuvent être, à un moment donné, de redoutables auxiliaires ; de plus, on peut, en un laps de temps très-court, ensabler complètement l’escalier. Il n’y a pas d’autre issue pour entrer dans les caves, ni pour en sortir ; si elle est oblitérée, l’accès en est impossible.

La Banque fait bien d’être en mesure de protéger son encaisse métallique, qui est la fortune d’autrui bien plus que la sienne, et qui est la garantie des billets en circulation. Dans les circonstances ordinaires, elle est bien gardée et suffisamment défendue, par une compagnie de soldats d’abord, et aussi par un poste permanent de pompiers. Chaque nuit des garçons de recette désignés sont de garde, veillent près du vestibule de la caisse principale, que des hommes de confiance ne quittent jamais. D’heure en heure les garçons font une ronde qui embrasse les cours, les écuries, les jardins, les couloirs, les combles. Partout ils ont à constater leur passage réglementaire en remontant des cadrans qu’on a placés dans des endroits écartés les uns des autres. Ils doivent, à chaque ronde, tirer une sonnette qui correspond au poste des pompiers comme pour leur dire : Nous veillons, veillez-vous ? En outre, par un guichet semblable à la bouche d’une boite à lettres, ils jettent un marron, sorte de plaque en zinc carrée, qui glisse jusque dans la chambre de l’officier de service au poste des soldats. J’ai fait cette ronde, car il est curieux de revoir, dans le sommeil de la nuit, les lieux qu’on a visités pendant le jour, lorsqu’ils étaient animés par le travail et par la foule. Dans les galeries, dans les couloirs, dans les vastes salles désertes, plane une odeur fade et neutre qui est celle de la poussière ; les pas retentissent sur les parquets de bois et éveillent des échos sonores ; le gaz tremble devant les fenêtres entr’ouvertes ; parfois derrière une croisée on aperçoit une ombre noire qui se promène régulièrement : c’est un planton qui, toute la nuit, arpente une terrasse par où l’on pourrait peut-être s’introduire dans l’hôtel. Des chats effarés passent à travers les jambes, et au bruit des portes qu’on ouvre, des araignées glissent lestement le long des murs pour aller se cacher derrière leurs toiles tissées à l’angle des plafonds.

C’est en parcourant ce grand désert silencieux, en montant dans les greniers où souffle l’aigre bise de la nuit, qu’on peut apprécier les précautions que la Banque a accumulées pour se défendre contre l’incendie. Dans chaque salle, des pompes sont gréées ; partout où il y a des pans de bois, des haches sont appendues aux murailles ; des conduites d’eau rampent comme des serpents le long des poteaux de pierre, et aboutissent à des robinets dont chacun a un numéro d’ordre ; vingt-quatre réservoirs contiennent 72 000 litres d’eau : ils sont toujours pleins et prêts à toute éventualité. Ce n’est pas assez ; à chacun des angles du quadrilatère de la Banque, une prise est directement branchée sur la conduite d’eau de la ville, et la pression y est suffisante pour qu’au besoin le jet liquide dépassât la partie la plus élevée des constructions. Tout cela est fort bien et peut, dans un moment donné, être très-utile ; mais ce qui vaut mieux encore, c’est la surveillance journalière, ce sont les soins assidus, la prudence que rien ne met en défaut et qui est telle que l’on n’a pas gardé, à la Banque, le souvenir d’un commencement d’incendie. Si jamais il s’en manifestait un, il est probable qu’il serait vite comprimé, et que le zèle des employés suffirait.

Les employés sont profondément dévoués à l’institution qu’ils servent, et c’est justice, car elle est pour eux pleine de prévoyance et très-maternelle. Elle n’admet pas cette mesure égoïste du surnumérariat, par laquelle les grandes administrations ne craignent pas d’accepter un travail sans compensation. La Banque exige un service régulier, fatigant, souvent excessif dans les heures de presse, mais elle sait le reconnaître à sa juste valeur, et les agents qu’elle emploie entrent dans les bureaux avec un minimum fixe de 2 000 francs. Une caisse de retraite parfaitement organisée permet de donner une situation acceptable à de vieux serviteurs, et il est rare, pour ne pas dire sans exemple, que le conseil n’ajoute pas à la pension une somme annuelle arbitrairement fixée, selon la durée et l’importance des services rendus. L’avancement y est normal, et les hauts employés, ceux qui aujourd’hui remplissent les fonctions les plus importantes, — le secrétaire général, le caissier principal et d’autres, — sont entrés jadis comme petits commis aux écritures et ont fait leur chemin, un chemin brillant et fort envié, à travers les bureaux où ils ont gravi successivement tous les degrés de la hiérarchie.

Par suite d’une combinaison ingénieuse, tout fonctionnaire, depuis le gouverneur jusqu’au dernier garçon de recette, est soumis à un cautionnement qui, selon la situation administrative des individus, est représenté par un plus ou moins grand nombre d’actions de la Banque. Les employés, étant propriétaires dans l’établissement qu’ils servent, ayant une part du fonds social, ont un intérêt direct et permanent à ne pas négliger un travail qui peut avoir une certaine influence sur leur propre fortune. Aujourd’hui, le personnel attaché à la Banque possède 9 175 actions, représentant au cours actuel 27 973 750 francs. La Banque ne dédaigne pas d’entrer dans les petits détails, et elle a fait établir dans les sous-sols un restaurant dont la carte, fixée à l’avance, permet aux employés de trouver, pour un prix relativement minime, une nourriture qui ne parait pas à dédaigner[13].

Si j’ai réussi à faire comprendre les multiples opérations que la Banque met en mouvement, on conviendra qu’à une largeur de vues qu’on ne peut nier elle ajoute une prudence à toute épreuve. Bien des financiers de l’école moderne, école qui souvent a montré une hardiesse qui dépassait les limites, trouvent que la vieille, c’est ainsi qu’ils appellent la Banque, devrait sortir de son cercle d’action habituel et entrer sans hésitation dans le mouvement des affaires. En la pressant, fort heureusement en vain, de soutenir des opérations d’intérêt général touchant à l’agriculture et au commerce, ils obéissaient à l’ancienne idée latine, catholique, essentiellement française, en vertu de laquelle on a toujours recours à l’ingérence du gouvernement, qui tue l’initiative individuelle.

La Banque a résisté, et elle a bien fait. Mole sua stat. Elle veut simplement, mais elle veut avec une inébranlable fermeté, que son billet soit bien réellement de l’or non-seulement pour elle, mais pour tout le monde. Ce résultat, qui pourrait nier qu’elle ne l’ait toujours obtenu ? Le jour où ce vieux monument se laisserait envahir par les plantes parasites, il ne tarderait pas à être couché dans la poussière. C’est pour avoir voulu trop généraliser ses opérations que Law a jeté la France dans une banqueroute formidable. L’argent de la Banque n’appartient pas à la Banque ; elle en est le dépositaire, parce qu’on le lui a confié et parce qu’il est la garantie de sa monnaie fiduciaire. Si elle répudiait ce principe, elle entrerait dans la vie d’aventures qui mène au port quelquefois et le plus souvent au naufrage.

En dehors des conseillers trop intéressés pour être écoutés et qui veulent forcer la Banque à rompre brusquement avec ses sages traditions, elle a des ennemis qui verraient volontiers dans sa ruine le commencement de la félicité publique. De ceux-là il faut sourire, car ils ne sont point dangereux. Un agitateur célèbre, montrant du doigt l’hôtel de la rue de la Vrillière, a dit : « C’est là qu’il faut faire la prochaine révolution ! » Niaiserie d’un écrivain qui s’emporte à son propre lyrisme et d’un niveleur envieux ! La Banque est le cœur même de la vitalité commerciale et industrielle de la France ; c’est la bourse toujours ouverte où les petites gens vont puiser : elle est à la fois le phare, le refuge et le port de ravitaillement ; tout succomberait avec elle si on la brisait violemment, et les auteurs d’un tel crime seraient les premiers à mourir de faim sur les ruines qu’ils auraient faites.

Il n’y a rien de semblable à craindre, et en admettant qu’une révolution soit encore possible, elle n’atteindrait pas plus la Banque que 1830 ou 1848 ne l’ont atteinte ; elle est et elle restera l’exemple d’un établissement qui a pu traverser sans péril des crises que l’on croyait mortelles, que le cours forcé de ses billets a popularisé, et qui, par la moralité, par la prudence avec laquelle il est conduit, par l’excellent mécanisme du gouvernement constitutionnel qui dirige ses destinées, est devenu pour le crédit public un organe d’une puissance unique au monde.

Appendice.Ce chapitre a été écrit au mois de janvier 1869 et rien, malgré la guerre, malgré la Commune, n’est venu démentir nos prévisions. Que sont les événements de 1830 et de 1848 en comparaison de ceux qui ont assailli la Banque ? Elle existe cependant et jamais ses opérations n’ont été plus multiples ni plus larges. Elle est restée inébranlable au milieu de nos désastres, et elle — elle seule — a sauvé le crédit de la France. Sans fausser l’esprit de sa constitution, elle est venue au secours du pays avec un dévouement et une générosité dont chacun doit être reconnaissant. Partant de ce principe qu’elle fait l’escompte des effets offrant de sérieuses garanties, elle a simplement escompté le papier de l’État ; loin de s’effarer et de fermer ses coffres, elle les a tenus tous grands ouverts ; la France appauvrie, devenue suspecte à force d’infortune, y a trouvé les ressources qui lui étaient indispensables et y a puisé 1 610 millions. Le cours forcé des billets, décrété aussitôt après la déclaration de guerre, loin d’amoindrir son influence, a prouvé, une fois de plus, l’ampleur et la solidité de cette admirable institution.

Lorsque, après le 18 Mars, le gouvernement eut quitté Paris et se fut réfugié à Versailles, il fouilla dans sa bourse et y trouva dix millions ; une pareille somme était misérable, en présence des éventualités terribles qui se dressaient de toutes parts ? Le gouverneur de la Banque — grâce au ciel — était aussi à Versailles, et l’on s’adressa à lui. On ne devait pas songer à l’administration centrale, cernée et guettée par l’insurrection : tout transport de fonds eût été immédiatement interdit par la violence ; les succursales de province étaient heureusement libres pour la plupart et l’on put, de la fin de mars à la fin de mai, en tirer 135 millions qui permirent de rapatrier, d’organiser, d’équiper, de faire vivre nos troupes. Si Paris a été reconquis sur les hommes de la Commune, c’est d’abord à la Banque de France qu’on le doit, car sans elle, sans l’argent qu’elle offrait à deux mains, il eût été singulièrement difficile de réunir une armée suffisante. Non-seulement le gouverneur avait accepté de faire face aux éventualités qui s’imposaient, mais il avait entrepris de sauver l’encaisse métallique des succursales placées dans des villes où les théories de la Commune trouvaient de nombreux adhérents. Cela n’était point aisé ; une partie du territoire était occupée par les armées allemandes et tout le Midi était travaillé par l’esprit de révolte ; où trouver un refuge assuré ? 84 millions en or se promenaient dans les wagons des chemins de fer et, après de nombreuses péripéties, allèrent s’abriter dans un endroit fort bien choisi que l’on me permettra de ne point désigner.

Pendant que le gouverneur de la Banque continuait patriotiquement son œuvre de salut à Versailles, l’hôtel de la rue de la Vrillière, comme la forteresse du crédit et du droit, restait imprenable, sinon impassible, au milieu du Paris d’alors, d’un Paris atteint d’aliénation mentale et ne sachant qu’imaginer pour être encore plus bête que féroce. Tous les employés de la Banque, armés, gardaient l’hôtel et faisaient, bonne contenance ; à toute réquisition de la Commune, on discutait, on gagnait du temps ; on s’appuyait sur le bon vouloir et la probité du délégué Beslay et l’on finit par s’en tirer à bon marché, car on ne versa aux gens de l’Hôtel de Ville que la somme de 16 765 202 fr. 23 c. : cela ne fait même pas 300 000 francs par jour. L’histoire de la Banque de France pendant la guerre et pendant l’insurrection communaliste serait à écrire : elle renferme bien des faits curieux sur lesquels l’opinion publique a été égarée et bien des enseignements qu’il serait bon de mettre en lumière.

Tous ces événements, loin de paralyser l’action bienfaisante de la Banque, ont semblé, au contraire, lui donner une force nouvelle. Ses opérations n’ont fait que s’accroître, elles portaient en 1869 sur une somme totale de 8 499 185 000 francs, et, en 1873, elles se sont élevées au chiffre de 16 715 331 000 francs. Voir Pièces justificatives, 7.

En 1873, l’escompte, à Paris, a accepté 3 293 125 effets, représentant la somme de 4 370 187 751 fr. 75 c., et en a rejeté 18 369, dont 6 691 pour simples irrégularités qui, rectifiées, ont permis une présentation nouvelle ; les avances sur effets publics ont été de 562 906 700 francs ; le maximum de la circulation des billets a été atteint le 31 octobre par 3 071 912 300 francs ; à la fin de 1873, le service des dépôts comptait 1 720 713 titres appartenant à 987 valeurs différentes et représentant une valeur de 901 260 123 francs. La caisse principale a parfois des journées d’un labeur excessif ; le mouvement du 5 février 1875, par exemple, a été de 967 970 598  fr. 14  c., dont 500 076 597  fr. 77  c. de recette et 461 894 000  fr. 57  c. de dépense. Aujourd’hui (1er avril 1875) l’encaisse métallique est de 1 526 100 000 francs : 891 300 000 francs à Paris et 634 800 000 francs dans les succursales. Cet accroissement des opérations a entraîné l’augmentation du personnel des garçons de recette, qui sont maintenant au nombre de 248 ; 39 sont employés aux caisses comme garçons de comptoir et 209 font les recettes dans la ville.

L’absence de monnaie métallique a forcé la monnaie fiduciaire à se fractionner, et la Banque de France, pour répondre aux exigences du public, a fait des coupures de 25, de 20 et de 5 francs. Les nécessités qui avaient amené la création de ces billets minimes ayant disparu, ceux-ci ont été retirés de la circulation et, en présence de la masse énorme qu’ils formaient, on s’est aperçu que le système de destruction par mode d’incinération était lent et défectueux. À l’ancien réchaud qui fonctionnait dans la cour du gouverneur, on a substitué une chaudière cylindrique dans laquelle les billets oblitérés sont empilés et réduits en pâte par un liquide caustique chauffé à l’aide de la vapeur d’eau. Ce procédé est plus rapide, plus économique, moins désagréable que l’ancien. Il fonctionne régulièrement depuis le 1er décembre 1874.
  1. Lorsque Louis-Philippe fit peindre au palais de Versailles la salle des Croisades, on retrouva à Gênes une grande partie des papiers appartenant aux croisés. Ces titres avaient été engagés chez les banquiers génois par les seigneurs français comme garantie de l’argent qu’ils empruntaient pour pouvoir se rendre en Terre sainte.
  2. « Ces jours cy (1719) on a dû envoyer des gardes chez les tailleurs pour les forcer à travailler aux habits du roy. » Tous les tailleurs avaient déserté les ateliers et étaient occupés à l’agio. Voir Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1872, p 194, Une marquise sous la Régence, correspondance manuscrite de 1704 à 1725. Charles Aubertin, renvoi aux manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, n° 2790.
  3. Ancien hôtel de Nevers, annexé aujourd’hui à la Bibliothèque impériale, récemment restauré, s’étendant entre les rues Vivienne et Richelieu, avec façade sur la rue Neuve-des-Petits-Champs.
  4. Les comités sont au nombre de sept : 1° le comité des livres et portefeuilles ; 2° le comité des succursales ; 3° le comité des billets ; 4° le comité des relations avec le Trésor ; 5° le comité d’escompte ; 6° le comité des caisses ; 7° le comité de vérification des titres. Tous ces comités fonctionnent à époques fixes, indépendamment des commissions spéciales qui peuvent être inopinément formées pour apprécier des faits provenant de circonstances exceptionnelles.
  5. On fit mieux que le petit écu ; on descendit à un sou et à moins encore, le tout assaisonné de rhétorique. Sur un assignat d’un sou qui eut cours dans le département du Nord, on avait gravé :

    Doit-on regretter l’or quand on peut s’en passer ?


    et sur un assignat de deux liards, émis par le même département :

    Ne me refuse pas au pauvre qui t’implore.

  6. On se sert des signes du zodiaque pour occuper moins de place sur le registre. La banque d’Angleterre a un autre système, qui est assez ingénieux. Elle a choisi un mot de douze lettres différentes : ambidextrous, et chacune des lettres correspond à un des mois de l’année. Les billets annulés en janvier sont indiqués a, en février m, et ainsi de suite.
  7. En 1868, la Banque a émis 2 711 000 billets, représentant une somme de 904 750 000 francs ; elle en a annulé 1 739 774 équivalant à 591 250 400 francs, et elle en a brûlé 1 927 192, qui de leur vivant avaient valu 768 854 900 francs.
  8. Le taux de l’escompte est actuellement (avril 1875) de 4 p. 100.
  9. Ces trois actionnaires sont pris à tour de rôle sur une liste de douze commerçants présentés par le conseil général aux censeurs qui choisissent.
  10. On a présenté à réescompte, en 1868, 610 effets de 10 francs et au-dessous ; 80 440 de 11 francs à 50 francs ; 148 230 de 51 francs à 100 francs ; soit plus d’un septième de l’admission générale.
  11. Fafiot garaté est le terme par lequel les voleurs désignent les billets de banque : fafiot signifie papier, et garaté rappelle que les billets ont, pendant de longues années, été signés : Garat.
  12. La progression du service du comptant est saisissante ; en l’an XI, au début, 58 750 effets représentant 122 027 633 fr. 72 c. ; — en 1848, 368 984 effets et 420 784 165 fr. 03 c. ; — en 1868, 1 890 515 effets et 2 397 304 296 fr. 33 c. — Cette proportion toujours croissante a obligé la Banque à créer récemment quarante nouveaux garçons de recette, et il est à présumer qu’on n’en restera pas là. (Notre prévision ne s’est pas réalisée ; il y a décroissance ; en 1874, 1 154 394 effets pour 966 584 800 francs.)
  13. Les garçons de recette, en dehors des droits qu’ils ont à une pension de retraite, ont fondé, le 1er avril 1823, une caisse de secours qui leur permet de donner 10 francs par année de service, avec réversibilité sur la veuve et les orphelins, à ceux qui en font partie.