Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/09

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 99-114).
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IX


Deuxième chronique de l’Œil-de-Bœuf : Exhibition de tableaux vivants. — Une salle selecte. — Nérée sortant de l’Océan. — Une aphrodisée d’Amathonte. — Réception de la baronne de K… — Parodie d’une comédie de Plaute.


Outre les exhibitions de tableaux vivants du mardi et du vendredi, la porte de l’Académie du quartier de l’Étoile s’ouvrait le premier jeudi de chaque mois, pour la réception de lesbiennes de marque, qui se recommandaient à l’attention de la proxénète-maquerelle par une des névroses spéciales à son industrie.

Pour la réception de la baronne de K…, dont le nom et la qualité avaient été habilement cachés pour piquer davantage la curiosité de ses invités, Mme Olympe n’avait rien négligé pour la rendre attrayante. Il s’agissait pour elle d’une commission de 25.000 francs à prélever sur les 100.000 francs, prix auquel la grande dame, chaque jour de plus en plus angoissée devant les écarts énormes de son budget, s’était résolue à entrer dans l’arène de la prostitution mondaine, en se livrant à l’homme assez amoureux de sa chair, pour s’astreindre galamment à ce sacrifice.

L’Italienne comptait sur le Pactole de la finance, le baron F…, qui le mois dernier avait payé cinquante mille francs une seule nuit de la belle O…, ou sur le prince P…, le Moscovite aux étranges passions, qui avait soldé par cent mille francs la possession de trois jours de la marquise de C…, en plus d’un riche écrin renfermant un des plus beaux diamants du Pennar.

Les invitations envoyées sous pli recommandé, avec la mention spéciale : Personnelle, soulignaient discrètement que la grande attraction de la séance était l’exhibition nature d’une Galathée, divine, révélation d’un génie érotique affirmé et suivi d’un grand nom.

Les chevaliers des Cinq-Louis, provende ordinaire des abonnées, démoralisées par l’usance, se sentirent émus devant le prix de 100.000 francs auquel elle s’évaluait.

Dès dix heures du soir, des voitures nombreuses, parmi lesquelles de fringants équipages, s’arrêtèrent devant la porte bâtarde de l’Académie mystérieuse, mais sans stationner. Aussitôt que l’invité avait pris pied sur le trottoir, le cocher fouettait ses chevaux et reprenait la direction de l’arrivée.

L’ex-sœur Séraphine, une trouvaille de la comtesse Julie, avait fort à faire pour reconnaître son monde et recevoir le mot de passe.

À l’intérieur, la grande salle d’exhibition avait revêtu sa parure de gala. Partout, dans toutes les encoignures, des fleurs et des plantes exotiques. Le fond, seul, était éclairé par un lustre, activé par l’électricité, placé au-dessus de l’estrade des jeux scéniques recouverte d’un drap en velours noir orpaillé. La pénombre qui enveloppait le pourtour centuplait l’effet des lumières sur le point d’attraction.

On s’interrogeait, avides. Les lesbiennes échangeaient entre elles de discrètes caresses.

L’ordonnatrice parut, la poitrine et les bras nus émergeant d’une robe de velours noir, qui dessinait les formes sculpturales de son corps, accompagnée de la comtesse Julie.

Les deux maquerelles firent le tour de la salle, prodiguant à tous leurs sourires.

Mme Olympe répondait aux questions qui lui étaient adressées au sujet de la Galathée, par des paroles sibyllines. C’était Vénus, Diane et Proserpine tout à la fois : la belle des belles, la charmeuse des charmeuses, un marbre incandescent dont les approches brûlaient.

Le prince P…, glacé intérieurement comme une Sibérie, était allumé de nephtalines corrodations.

— De la résistance, des reins ? demanda-t-il à l’Italienne,

— Du marbre et de l’acier, un tempérament de feu.

Dans la foule des invités, on échangeait des marchés à terme et au comptant. Les Cinq-Louis faisaient prime. Le 3 0/0 de la prostitution mondaine était coté 150 francs.

On circulait dans les boudoirs pour montrer les titres et parfaire les différences.

Tout à coup, les lumières du lustre se raccourcirent comme les cornes d’une troupe d’escargots apeurés.

Sur l’estrade pénombrée, s’agitaient des ombres, réfléchissant des ondes de blanches chairs.

Le silence s’était fait, palpitant. Tous les regards tendus vers le fond de la salle.

Tout à coup, la lumière soudainement projetée sur la scène provoqua un long cri d’admiration.

Nérée, entourée de ses nymphes — les plus jolies femmes de la zone galante — sortit de l’Océan, figuré par un fouillis de gaze, drapant en vagues des cuisses et des seins cotés, émergeant par effets suggestifs, pour se replonger dans les ondes transparentes, se faisant désirer.

L’Océan, un moment tourmenté, entra dans la période du repos. Nérée — une étoile d’une des grandes scènes parisiennes — se dressa torsée, les seins projetés, les reins arqués, les bras gracieusement contournés, auréolant une tête de bacchante.

À ses pieds, ses nymphes — des gouines moulées — s’étaient demi-couchées, dans les poses les plus avantageuses pour faire valoir ce que chacune d’elles croyait avoir de plus suggestif, lui envoyant du bout des doigts des baisers, qui, parfois, allaient s’égarant vers les sénateurs, aux têtes chenues.

Le lustre s’éteignit brusquement. Les torchères du pourtour s’allumèrent.

Les impressions différaient. Côté femmes, on critiquait. Côté hommes, on subissait l’influence magnétique des rayonnements féminins.

Les sénateurs hochaient la tête, le sourire navré aux lèvres ; c’était trop cher et Nérée ne se débitait pas en tranches.

Les invités de l’extra, la connaissaient : elle était cotée. Malheureusement pour la splendide artiste, elle se présentait dans un mauvais moment pour elle ; il y avait émission d’une nouvelle valeur.

Le second tableau n’était pas fait pour faire oublier ce que le premier avait de charmant, d’artistique, ni pour calmer les ardentes suggestions de celui qui allait suivre — une scène des Aphrodoïtes d’Amathonte où des grandes dames s’abandonnèrent aux caresses lascives des gouines de la zone galante ; scène peu voilée, que les vieux sénateurs seuls applaudirent.

Pour aviver les appétits, Mme Olympe prolongea l’attente de l’exhibition du numéro femmes annoncé, en faisant circuler des rafraîchissements dans les groupes des invités.

Le prince P… s’étant approché, lui demanda :

— A-t-elle un genre ?

— Aucun : elle est tout à fait à former.

— Et des dispositions ?

— À vous satisfaire, sous tous les rapports.

— Diable ! comment le savez-vous ?

— Je l’ai fait vibrer ; c’est la passion personnifiée.

Le Moscovite était édifié ; il prépara une liasse de billets.

Le lustre s’éteignit peu à peu. La salle resta pendant quelques instants plongée dans une obscurité complète.

Soudain, une projection lumineuse, dirigée du haut de l’estrade, fit rayonner le corps, superbe dans sa nudité captivante, de la baronne, puis disparut.

— Elle est divine, murmurait-on dans les groupes.

La projection l’éclaira de nouveau, pour aller en montant des pieds à la tête, se prolongeant amoureusement à la ceinture et aux seins.

Ce ne fut qu’un cri d’admiration.

Le prince P… froissa nerveusement sa liasse de billets de banque.

Enfin, elle apparut en pleine lumière, altière, presque farouche, rendue pudique d’assurance dominatrice, forçant les regards à se baisser devant les siens, d’une fixité irritée.

Elle ressentait l’outrage, la polluation intentionnelle qui la flagellait des genoux au visage.

Ce ne fut qu’un instant. Elle fut sublime de pudeur, révoltée de la lascivité ambiante.

La réalité de sa situation poignante la saisit au cerveau.

Elle faiblit, ses longs cils voilèrent son regard troublé, son corps se rosa, frémit, secoué dans l’assujettissement,

Elle était à vendre.

— C’est une destinée, murmura-t-elle douloureusement.

Et elle se retourna, se livrant tout entière.

— Parfaite ! dit le baron F…

Mais il fut prévenu par le Moscovite qui aborda la baronne au moment où elle descendait de l’estrade.

Dans quinze jours, elle vaudra 50.000 francs de moins ; j’attendrai, pensa le financier qui alla à la Nérée.

La maquerelle jubilait :

Après, la baronne restait encore sa marchandise.

Elle annonça la représentation d’une rapsodie montmartroise : la parodie des Amours de Vénus, d’un nommé Plaute qui chat-noirait à Rome, dix ans après la deuxième guerre punique.

En attendant, on luncha au buffet.

Il y eut des intermèdes dans les boudoirs ; les Cinq-Louis marchèrent.

Acteurs et actrices avaient été loués dans des maisons spéciales.

Les trois coups sacramentels retentirent, on allait commencer.

Point n’était besoin de rideau, ni de voile : on était à la foire.

Vulcain revenant pour vingt-quatre heures des forges de l’Etna, permission qui lui était octroyée tous les neuf mois — ainsi l’avait voulu Junon — trouve sa chère Vénus dans les bras de Mars.

— Que faites-vous là, vous autres ?

— Nous limons, mon vieux, lui répond Mars.

— C’est bon, Monsieur. J’ai une commission pour le mastroquet du coin, je reviens dans un moment.

Le divin forgeron sort et revient un quart d’heure après.

Vénus est seule, se pomponnant devant son miroir, qu’elle abandonne aussitôt pour sauter au cou de son mari.

— Mon cher Vulcain, mon loulou adoré ! Ça va toujours là-bas ?

— C’est parce que cela va trop bien que je suis venu te voir… Pense, il y a neuf mois.

— Mais ta cyclope, la belle Coculia ?

— Que me rabâches-tu là ? Il n’y a pas plus de Coculia que sur ma main dans tout l’Etna.

— Alors qui a fait ces brigands de Cacus, de Cerculus et de Cercyon qui se disent tes fils ?

— Des blagues, tout cela. J’ai assez de tintouin avec ma forge et toi pour penser aux filles… Mais, toi, il me semble que tu pourrais y mettre un peu plus de formes avec ton Monsieur Mars.

— Pourquoi ? Ne suis-je pas déesse, et lui n’est-il pas dieu ?

— Moi aussi, je suis dieu.

— Raison de plus, on ne doit pas se gêner en famille. Ne sommes-nous pas au-dessus des misérables préjugés ?

— Préjugés !… hum !… hum !… Enfin, je ne veux pas discuter cela avec toi ; tu trouves toujours des raisons plus étonnantes les unes que les autres.

— C’est le propre des dieux d’étonner le monde.

— Mais, je ne suis pas le monde et je ne demande pas du tout à être étonné.

— Non, mon loulou, tu es mon chéri, toi. Va ! je t’aime bien.

— Alors, nous allons nous en donner, hein ! ma petite Vénus ? Tiens, dans ce petit berceau, c’est champêtre en diable, nous y serons comme dans un nid.

— Non, pas maintenant, mon petit Vulcain, il y a trop de monde.

— Qu’est-ce que cela peut nous faire ; ne sommes-nous pas au-dessus des préjugés ?

— Oui, mais il y a préjugé et préjugé, la pudeur d’une femme n’est pas celle des hommes.

— Des colles, tout cela ; la pudeur des dieux est de ne pas en avoir. Tu es déesse de la figure aux fesses ; donc, allons-y gaiement.

— Non, plus tard.

— Il est minuit moins le quart… Qu’appelles-tu plus tard ?

— Demain, si tu veux. D’ailleurs, je sens que ça me vient… Tu sais quoi, chéri ?… Il faut attendre.

— Ah ! tu me la fais encore à l’anglaise comme la dernière fois. Sacrebleu ! ça ne se passera pas comme cela. Je veux bien être cocu, mais dindon, non.

— Je t’assure… Par respect pour ma divinité, je t’implore… Demain, demain, quand tous ces gens-là seront partis.

— Mais ils ne partiront pas, puisqu’ils sont venus pour voir.

— Mon Dieu, quel tourment… Mais c’est un monstre que ce forgeron !

— Dame ! puisque je suis dieu.

— Enfin, puisque tu le veux !… Attends-moi un instant, le temps de prendre un bain dans la rivière d’à côté, et je suis à toi.

— C’est ça, je t’accompagne. Je crois qu’un coup de pompe me fera du bien aussi. Il y a neuf mois que je n’ai pas vu d’eau, même dans mon vin.

— Non, reste ; tu es bien comme cela.

— Va vite, je t’attendrai.

Vénus s’esquive.

Vulcain, seul :

— Je vais lui prouver, à cette pimbêche, que si je forge des tonnerres pour les dieux, je ne suis pas sans m’en être réservé un de bon calibre.

Mais Vénus ne revient pas, son mari part à sa recherche.

Il revient… neuf mois après, et trouve sa femme qui vient d’accoucher des Trois Grâces : Aglaé, Euphrosyne et Thalie, nées en situation d’être mariées.

Il voit les trois Grâces, qui ont pris tôt l’r, caressées par trois amants.

— Bien le bonjour, la compagnie, dit-il à la ronde.

Puis, s’adressant à Vénus, il lui demande :

— Qui t’a fait cela ?

— C’est moi, répond Jupiter.

— Tous mes compliments, mon père, tu es toujours aussi cochon. Tu fais des enfants à ta fille et tu vas en faire à ses enfants.

— Tu en fais bien à ta sœur, toi !

— Par procuration, car jusqu’ici je n’ai encore vu que sa figure.

— Jupiter se vante, interrompt le berger Pâris. Il a chauffé le four ; le boulanger, c’est moi.

— C’est nous, tranche avec nonchalance le bel Adonis.

— Dans ce cas, reprenez chacun ce qui vous appartient. Pendant ce temps, je vais boire une verte chez le mastroquet de l’autre coin, fit Vulcain en s’éloignant.

Il revient… neuf mois après.

Sa femme vient d’accoucher de Priape et de l’Hymen.

Elle lui raconte la chose.

— Qui encore ? demande-t-il.

— Bacchus… tu sais, ton ami.

— Sacré Bacchus, il n’en fera jamais d’autres ! Et où sont les gamins ?

— Priape vadrouille et Hymen est au chabannais.

— Chouette ! ça fait que nous ne sommes toujours que nous deux. Nous allons leur en faire des queues à tes amants. Je veux aujourd’hui les faire tous cocus. Ça marche-t-il ?

— Bien, oui… Allons dans le petit bois d’à côté… Tu sais, ils y sont toujours, ceux qui sont venus pour voir.

— Depuis dix-huit mois, et ils n’en ont pas encore vu assez ?

— Il paraît que non.

— Alors, ils en ont du tempérament ! Je leur en fiche mon compliment.

— Tu sais, c’est assez intéressant.

— Je ne dis pas non, pour toi et tes amants. Mais pour les autres ?… Moi, je sais que cela me ferait marronner.

— Toi, c’est différent, tu n’es pas là pour voir.

Ils s’en vont.

Vulcain revient… neuf mois après.

Vénus est assise sur l’herbe, se faisant un bouquet de renoncules, qu’elle offre à son mari.

— Quoi de neuf ? lui demande-t-il.

— Très drôle, j’ai accouché d’Hermaphrodite, ni fille, ni garçon. C’est Mercure qui m’a joué ce tour-là.

— Je l’aurais deviné ; c’est le plus fieffé polisson de l’Olympe. Enfin, c’est une ressource pour elle, elle pourra s’exhiber dans les foires. Mais cela n’empêche pas le sentiment ; allons à nos petites affaires. Je me sens tout gaillard aujourd’hui ; le grand air me fait du bien.

Ils disparaissent.

Vulcain revient… neuf mois après.

Vénus a accouché d’Harmonie, d’Amour, d’Aurore, d’Éryx et d’Énée.

— De qui ? demande-t-il.

— De Mars, de Neptune, du Sicilien Butéis et du Troyen Anchise, le tout pêle-mêle.

— Quel galop, sacrebleu ! Et tu n’es pas éreintée ?

— Comme ci, comme ça… Mon Dieu, non… pas trop.

— Alors, c’est mon jour ?

— Si tu veux.

Ils s’en vont, comme deux amoureux au bois de Bayeux.

Vulcain revient… neuf mois après.

Il ne trouve plus sa femme.

— Sacrebleu ! elle aura crevé, dit-il. Je la regretterai, car elle avait du bon… C’est égal, elle se gondolait trop.

Il cherche et tombe dans une vadrouille de pierreuses, soûles comme des grives, chantant à tue-tête :

Pourquoi avoir ach’té, ô ma mère chérie,
Pour tes pauvres enfants, un fonds de charcut’rie ?
Toujours du lourd boudin, toujours des cornichons ;

D’là galantine aussi, des bouts de saucissons.
Ah ! j’étouffe, ma mère !
Prête-moi le binoux,
Dont les sons sont si doux,
Le binoux de mon père.

Il reconnaît dans la bande Vénus et les Trois Grâces.

— C’est du propre pour une déesse et les filles de Jupiter ! leur dit-il.

— Eh bin, quoi !… On ne peut donc plus s’amuser un brin ? lui répond Aglaé, reconnaissable à son accent faubourien.

— C’est Thalie qui en est la cause. Elle a levé la jambe jusqu’au lustre au Moulin-Rouge, et ça lui a remonté. Pour le faire descendre, nous avons bu un coup, s’excuse Euphrosyne.

Vulcain se gratte les cheveux, tout cela lui paraît bien compliqué.

La bande des noceuses l’entoure et lui chante :

Au clair de la lune,
Le long du boul’vard,
Nous avions not’ prune
À n’y plus rien voir.
Ma chandelle est morte,
À la queue leuleu
Ouvre-nous ta porte,
Ou j’y mets le feu.

Vulcain se sauve poursuivi par la vadrouillerie.

Le prince P… avait enlevé la baronne de K… dans son équipage, stationnant sur la place de l’Étoile, devant un bureau d’omnibus.

Elle était dans le train, la belle Hélène !