Paris en l’an 2000/Première enfance

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 91-95).

CHAPITRE IV

INSTRUCTION.


§ 1er.

Première Enfance.

Dans la République de l’an 2000, l’élevage, l’éducation et l’instruction des enfants sont confiés aux soins de l’État et complètement gratuits. Le Gouvernement socialiste a pour principe que l’enfant est un personnage parfaitement libre et indépendant dont la tutelle appartient à la Société et sur lequel les parents ont un seul droit, celui de l’aimer.

Cette éducation donnée par l’État est essentiellement gratuite et ne coûte rien aux parents.

Elle est payée par les enfants eux-mêmes, non directement bien entendu, mais indirectement, avec l’intermédiaire de l’Administration qui avance les fonds nécessaires et se rembourse plus tard sur le travail des adultes. Quand les pères de famille et les célibataires acquittent les impôts destinés à l’Instruction publique, ils ne donnent rien pour leurs enfants ou ceux des autres, mais ils paient pour leur propre éducation et ne font que restituer à l’État ce qu’on a dépensé autrefois pour eux. Comme l’impôt est proportionnel au revenu, le revenu à la capacité et la capacité à l’instruction, chacun paye d’autant plus qu’il a plus profité des leçons qu’il a reçues et personne n’a le droit de se plaindre.


Les Parisiennes de l’an 2000 sont très-peu fécondes. Elles n’ont qu’un enfant ou deux tout au plus et encore sont-elles fort malades pour les porter jusqu’à terme et les mettre au monde. Chez elles la femme civilisée a tué la nourrice. La plupart manquent de lait et les autres, en apparence plus favorisées, dépérissent, elles et leurs nourrissons, quand elles essayent d’allaiter.

Pendant longtemps les Parisiennes, qui aiment leurs enfants à l’adoration et veulent les élever à tout prix, donnèrent leurs bébés à des nourrices de la campagne. Mais, soit que celles-ci fussent étiolées comme les habitantes de la capitale, soit qu’elles ne prissent pas assez soin des nourrissons délicats confiés à leur garde, toujours est-il qu’elles n’en rendaient presque aucun et que tous les petits Parisiens allaient peupler les cimetières de la province.

Cela dura ainsi fort longtemps, et les femmes de Paris se désespéraient de ne pouvoir conserver leurs enfants lorsque le Gouvernement vint à leur secours.

Il savait qu’en Normandie les mères allaitent rarement, mais que presque toutes élèvent leurs bébés au biberon avec le lait de leurs vaches qui est excellent. Loin de dépérir à ce régime, les jeunes Normands n’en sont que plus vigoureux et forment la race magnifique que l’on connaît.

L’Administration pensa que ce qui réussissait ailleurs, n’échouerait pas à Paris. En conséquence, elle fit venir dans les villages qui entourent la capitale, les meilleures vaches normandes ainsi que des femmes du même pays habituées à nourrir au biberon. Les unes et les autres furent installées sainement et commodément, puis on invita les mères à y apporter leurs poupons. Ce premier essai ayant eu un plein succès, on multiplia les nourriceries autour de la cité, et les Parisiennes eurent la double joie d’élever tous leurs enfants et de les voir grandir pour ainsi dire sous leurs yeux.


Lorsque les jeunes Parisiens ont renoncé au biberon, qu’ils marchent seuls et qu’ils commencent à parler, les mères les font revenir à la ville. Mais comme toutes ont un état et qu’elles travaillent au dehors, il leur est impossible de conserver leurs enfants auprès d’elles pendant la journée et elles les confient à des gardeuses.

Celles-ci n’ont rien de commun avec les gardeuses de l’ancien régime, pauvres vieilles infirmes, gagnant à peine quelque sous à veiller sur de misérables avortons. Ce sont au contraire des femmes jeunes, actives, intelligentes, choisies soigneusement et bien payées par l’Administration et remplissant avec une sollicitude toute maternelle, les fonctions importantes qui leurs sont confiées. Mères elles-mêmes, car dans les crèches comme dans les écoles, on ne donne aucun emploi à des demoiselles, mères elles-mêmes et aimant à soigner les petits enfants, elles veillent sur les bébés des étrangères aussi assidûment que s’ils étaient les leurs.

Les gardeuses de l’an 2000 sont grandement installées et pourvues du local nécessaire à leurs fonctions. Suivant le temps, elles laissent les enfants à la chambre ou les mènent jouer dans les jardins des maisons-modèles, ne quittant jamais un seul instant les jeunes pensionnaires placés sous leur surveillance. Soumis à une autorité ferme et affectueuse, obligés d’ailleurs de vivre en société avec leurs petits camarades et de céder sur bien des caprices, les enfants ne sont plus comme autrefois, ou complètement négligés et indignement maltraités, ou au contraire gâtés à l’excès, pleurnicheurs et volontaires. Ils reçoivent ainsi une solide éducation première, chose si importante pour le reste de la vie et que leurs parents, souvent grossiers, brutaux ou d’un caractère trop faible, seraient absolument incapables de leur donner.

Du reste, les liens de la famille ne sont nullement rompus par l’existence de ces crèches. Dès que le père ou la mère quittent un instant le travail, ils viennent auprès de la gardeuse s’informer de leur enfant et le prennent quelque temps avec eux. Le soir, quand leur journée est finie, ils l’emmènent jusqu’au lendemain, causant et dînant avec lui et le couchant dans un berceau près du lit de la mère. Ne voyant leurs parents que par intervalle et seulement dans les moments de bonne humeur, les enfants ne les aiment que mieux, et, s’ils avaient de l’éloignement pour quelqu’un, ce serait plutôt pour la gardeuse qui, elle, est parfois obligée de se montrer sévère et de châtier les petits garnements confiés à ses soins.