Paris en l’an 2000/Relations sociales

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 63-67).

CHAPITRE III

SOCIÉTÉ.


§ 1er.

Relations sociales.

Ce qui caractérise la République sociale et la rend un Gouvernement unique au monde, c’est que tous les citoyens travaillent et ont une fortune à peu près égale, les plus riches d’entre eux ne possédant que 12,000 fr. de revenu, tandis que les plus pauvres gagnent au moins 2,400 fr. par an.

Le rapport entre la plus grande et la plus petite fortune se trouve donc comme 5 est à 1. Or cette différence n’est pas assez considérable pour permettre aux riches de mener une vie à part et de former une classe soi-disant supérieure qui s’intitule orgueilleusement le « Monde », la «  Société », tandis que la multitude des pauvres vit méprisée, ne compte pour rien dans l’État et n’a qu’un lot, travailler, travailler toujours pour entretenir le luxe et l’oisiveté de la caste dominante.

Grâce à l’impôt sur le revenu et à la suppression de toutes les rentes, cette division de la Société en classes a complètement disparu, et, bien que les Républicains de l’an 2000 ne soient pas entièrement égaux entre eux en rang et en richesse, tous se sentent solidaires les uns des autres et personne n’a de répugnance à frayer avec plus riche ou plus pauvre que soi.

Du reste, ce qui contribue beaucoup à mettre de l’union et de la concorde entre les citoyens, c’est l’éducation qu’ils reçoivent. Comme on le verra dans le chapitre suivant, tous les enfants, quelle que soit la position sociale de leurs parents, sont élevés dans les écoles publiques où ils mènent exactement la même vie, suivent les mêmes leçons, subissent les mêmes examens et sont ainsi soumis à l’égalité la plus complète.

Plus tard, tous entrent dans des écoles d’apprentissage, puis ils sont simples ouvriers ou simples commis, et personne ne peut atteindre à la fortune et aux places supérieures, sans avoir passé par les petits emplois et s’y être fait des amis et des connaissances. Une fois arrivés, ils continuent de vivre familièrement avec leurs premiers camarades, et jamais la différence de richesse n’est assez considérable pour rompre d’anciennes relations créées par une mutuelle sympathie.

Dans le choix des gens que l’on fréquente, on ne considère donc ni le rang, ni le revenu, mais simplement l’amitié qu’on a pour eux et le plaisir qu’on éprouve à se voir.

Si, dans une même société, les uns sont un peu plus riches et d’autres un peu plus pauvres, personne ne souffre de cette différence parce que personne ne la fait sentir, l’opulence des plus fortunés n’étant jamais assez grande pour exciter la jalousie et la convoitise des autres.


Lors de l’établissement de la République sociale, un certain nombre d’individus qui se disaient « nobles » et portaient un « de » devant leur nom, refusèrent de se soumettre à cette vie d’égalité, pourtant si commode et si agréable. On eut beau leur enlever leurs rentes et leur donner de petits emplois en rapport avec leurs capacités, ils continuaient à faire bande à part, ne se voyant qu’entre eux et ayant pour le reste de l’humanité le mépris le plus profond.

Comme tous ces gens titrés étaient des ennemis irréconciliables des nouvelles Institutions, le Gouvernement n’avait pas à les ménager et voici ce qu’il imagina pour confondre leur orgueil et supprimer ces distinctions nobiliaires auxquelles ils tenaient tant.

D’abord ou leur enleva ces parchemins, ces chartes, ces cédules qu’ils estimaient plus que leur vie, et, sous leurs propres yeux, toutes ces paperasses furent impitoyablement brûlées. Mais ce n’est pas tout, voulant les punir par où ils avaient péché, la vanité de leur nom, le Gouvernement les débaptisa et leur fit tirer au sort de nouveaux noms qu’on avait choisi exprès parmi les plus vulgaires et les plus ridicules.

Rien ne peut exprimer la fureur et le dépit de toute cette fière Noblesse, lorsqu’elle se vit affublée de noms si peu faits pour enorgueillir. C’était un supplice intolérable qui se renouvelait à chaque instant et plusieurs s’expatrièrent plutôt que de supporter une pareille torture. D’autres, ceux qui avaient de l’esprit, furent plus habiles. Ils rirent les premiers de leurs nouveaux noms et s’habituèrent à les porter, disant aux plaisants que si ces noms prêtaient au ridicule, ce n’était pas leur faute à eux mais celle de la République.


Dans la Société nouvelle telle que l’ont faite les Socialistes, tout le monde sans exception travaille et est fier de travailler. Les hommes n’ayant plus de rentes d’aucune espèce, ni aucun moyen de vivre honorablement dans l’oisiveté, sont bien forcés de prendre tous un état. Quant aux femmes, le Gouvernement s’est ingénié à leur donner à toutes une profession en rapport avec leurs aptitudes.

Les unes, en très-grand nombre, exercent des industries diverses telles que celles de couturière, fleuriste, graveuse, brocheuse, cartonnière, bijoutière, etc. D’autres, presque aussi nombreuses, sont employées dans les magasins de vente ou travaillent dans les établissements de la grande industrie ; d’autres sont institutrices dans les écoles publiques ; d’autres enfin sont employées par l’Administration comme économes, caissières, inspectrices, directrices, etc., et l’on n’a qu’à se louer de la manière dont elles remplissent leurs fonctions.