Parmi les cendres/Ch5

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 77-85).

LA BELGIQUE FIÈRE

Si malheureux que soit leur sort, les Belges n’ont pas le droit de descendre jusqu’à la plainte, ni d’insister sur leur misère. Ils se doivent d’être dignes de leurs soldats, qui, tous, furent des héros.

Que les femmes chassées de leur village avec un troupeau d’enfants pendus à leur jupe se lamentent au long des grand’routes de la faim, de la fuite et de l’exil, on peut le comprendre. Mais il ne faut pas que les hommes, surtout ceux qui pensent et peuvent vouloir et agir, fassent écho à ces cris de douleur déjà trop longtemps entendus.

Jadis, ceux qui rêvaient chez nous d’une plus grande Belgique ne songeaient ni à un accroissement de territoire, en Europe, ni à un développement d’empire, en Afrique. Ils n’avaient en vue qu’une renaissance belge, qui fût, en même temps, économique et intellectuelle. Ils voulaient une industrie de plus en plus active et parfaite ; ils voulaient une pensée de plus en plus moderne et vivante. Ils cherchaient l’influence et non pas la conquête.

Or, jamais, depuis que la Belgique existe, cette influence n’a été plus haute. Certes, pour l’instant, nos usines se sont tues et semblent n’avoir plus ni respiration haletante, ni souffle embrasé. Mais nul ne les croit mortes. Sitôt la guerre finie, elles se ranimeront comme des monstres merveilleux. Quel que soit le poids de la cendre qui les recouvre, il paraîtra léger à leurs mille tentacules qui, tous, s’étireront et se noueront dans la lumière renouvelée.

Nous serons jeunes et prompts, comme jamais. Jusqu’à ce jour, le danger n’avait point encore visité notre nation. Nous étions trop sûrs du lendemain. Nous vivions comme des gens riches qui ignorent ce qu’est la détresse. La guerre, à nos yeux, c’était l’affaire des autres.

Elle est venue vers nous, formidable et féroce, au moment où nous n’y songions pas. Comme une montagne, dont les pans s’écrouleraient pour nous écraser, l’empire compact de Guillaume nous surplomba. Nous étions seuls, en petit nombre. Nous fûmes attaqués, avec traîtrise et déloyauté. Nous nous massâmes à la hâte, à Liège, en de vieux forts. Nous fûmes obligés d’improviser notre courage, d’inventer notre résistance et de susciter en nous une âme nouvelle. Tout cela se fit en un jour, en une heure, en un instant. Et nous fûmes l’étonnement du monde.

Oh ! ces inoubliables impromptus de vaillance et de gloire ! Quelques-uns d’entre nous, en voyant nos petits troupiers s’embarquer pour la frontière, n’avaient pu s’empêcher de vaticiner.

— Ils ne seront que chair à canon. Notre armée n’existe pas, nos généraux n’existent pas, nos forteresses n’existent pas.

Quatre jours après, un nom, la veille encore ignoré, était dans toutes les bouches. Les gamins se déguisaient en général Leman ; les jeunes filles vendaient son portrait dans la rue ; un tacticien remarquable s’était imposé au respect de tous. Bien plus. Ces mêmes petits troupiers, qu’on avait, à la légère, destinés à n’être que pâture à canon, revenaient du front à Bruxelles, avec des sabres prussiens plein les mains. Ils étaient, à la fois, timides et heureux ; ils doutaient encore du rôle admirable qu’ils venaient de jouer ; les femmes les embrassaient et nous les portions en triomphe.

L’un d’eux, tandis qu’un « Taube » surveillait et menaçait Bruxelles, là-haut, lui tendit soudain quelque aigle prussien arraché à un casque à pointe, et follement, avec un rire rageur, défia l’aviateur de venir le reprendre. C’étaient des instants magnifiques, vécus dans la fièvre et l’orgueil. Le temps était radieux. L’air était comme doré. On respirait du soleil en même temps que de l’héroïsme.

Ces premiers succès à Liège, suivis de ceux de Haelen, d’Aerschot, d’Alost, de Dixmude et de Furnes, ont à jamais attiré vers la Belgique l’estime, le respect et l’admiration de tous. Nous avons, pendant près de trois mois, retenu chez nous les énormes forces allemandes. Elles croyaient ne devoir nous donner que trois jours. Au dogme de leur invincibilité, nous avons fait les objections les plus heureuses. Nous leur avons tué leurs premiers milliers d’hommes. Ils approchaient des glacis de nos forts, comme des blocs mouvants, coude à coude, soudés les uns aux autres. Avant de monter à l’assaut, tous ensemble ils criaient : « Kaiser ! Kaiser ! » Puis, la mitraille belge leur répliquait avec son bruit sec et acharné. Ils tombaient l’un après l’autre, à la file, comme une rangée de cartes. Parfois, la lueur brusque d’un Zeppelin rôdeur éclairait leur agonie. Un long gémissement s’entendait, puis s’apaisait, et faisait place au silence et à la mort.

Que nous ayons, par notre obstinée et multiple résistance, permis à la France et à l’Angleterre de s’armer, de s’organiser et de se sauver elles-mêmes, ce n’est point à nous de le dire trop bruyamment.

À ne considérer que cet immense et suprême service rendu à l’Occident, rien que la fierté doit rester en nos cœurs, debout. Les pleurs nous déshonoreraient. Disons-nous qu’entre tous les peuples, la Belgique fut choisie pour qu’un des plus hauts prodiges humains fût accompli par elle, qu’elle eut l’honneur d’être le premier et le plus nécessaire des remparts que la civilisation moderne dressa contre la férocité et la sauvagerie millénaires, et que son histoire rejoindra celle des rares petites nations qui seront immortelles.

Aussi, aux yeux de certains, la vraie Belgique n’est-elle née que d’hier. Jamais ils ne l’ont sentie plus réelle qu’au moment où, privée de territoire, elle n’a, pour se reconnaître et se rallier, que son roi.