Paula Monti/I/V

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 32-45).
Première partie


CHAPITRE V

L’AVEU


— Lors de votre arrivée à Paris, madame — dit M. de Morville à madame de Hansfeld — avant d’aller occuper l’hôtel Lambert, vous avez habité pendant quelque temps rue Saint-Guillaume ; vous ignoriez sans doute que la maison de ma mère était voisine de la vôtre ?

— Je l’ignorais, monsieur.

— Permettez-moi d’entrer dans quelques détails, peut-être puérils, mais indispensables… Dans la maison de ma mère, une petite croisée, haute, étroite, presque entièrement cachée par les rameaux d’un lierre immense, s’ouvrait sur votre jardin… C’est de là que je vous aperçus par hasard et à votre insu, madame, car vous deviez croire que personne au monde ne pouvait voir dans l’allée couverte et reculée où vous vous promeniez habituellement.

Madame de Hansfeld parut rassembler ses souvenirs, et dit :

— En effet, monsieur, je me souviens de ce mur tapissé de lierre ; j’ignorais qu’une fenêtre y fût cachée.

— Pardonnez-moi l’indiscrétion que je commis alors, madame ; elle devait m’être funeste…

— Expliquez-vous, monsieur.

— Retenu auprès de ma mère souffrante, je sortais fort peu ; mon seul plaisir était de me mettre à cette croisée ; l’espérance de vous voir me retenait de longues heures derrière le rideau de lierre… Enfin arrivait le moment de votre promenade ; vous marchiez tantôt à pas lents… tantôt à pas précipités… souvent vous tombiez comme accablée sur un banc de marbre, où vous restiez longtemps le front caché dans vos mains… Hélas ! que de fois, lorsque vous releviez la tête après ces longues méditations, je vis votre visage baigné de larmes.

À ce souvenir, M. de Morville ne put vaincre l’émotion de sa voix.

Madame de Hansfeld lui dit sèchement :

— Il ne s’agit pas, monsieur, d’impressions plus ou moins fugitives que vous avez pu indiscrètement surprendre, mais d’un secret dont vous croyez devoir m’instruire.

M. de Morville regarda tristement madame de Hansfeld, et continua :

— Au bout de quelques jours… pardonnez ma présomption, madame, je crus deviner le motif… de votre chagrin…

— Vous êtes pénétrant, monsieur.

— Je souffrais alors d’une peine pareille à celle que vous me sembliez éprouver… je le pense du moins. Voilà le secret de ma pénétration.

— Monsieur, je ne puis croire que vous parliez sérieusement… et une plaisanterie serait déplacée…

— Je parle sérieusement, madame.

— Ainsi, monsieur — dit madame de Hansfeld avec un sourire moqueur — vous me supposez des chagrins, et vous prétendez en savoir la cause !

— Il est des symptômes qui ne trompent pas.

— L’expression de toutes les douleurs est la même, monsieur.

— Ah ! madame, il n’y a qu’une manière de pleurer un objet aimé !…

— Est-ce une confidence, monsieur ? une allusion à vos regrets amoureux ?

— Hélas ! madame, je n’ai plus de regrets, vous m’avez fait oublier le passé…

— Je ne vous comprends pas, monsieur… il s’agit d’un secret dont vous jugiez à propos de m’instruire, et jusqu’à présent…

— Encore un mot, madame. Un sentiment profond, que j’avais cru inaltérable, un souvenir bien cher, s’effaçait peu à peu et malgré moi de mon cœur ; en vain je maudissais ma faiblesse, en vain je prévoyais les peines que me causerait cet amour ; le charme était trop puissant… j’y cédai… Je n’eus plus qu’une pensée, qu’un désir, qu’un bonheur… vous voir… À force de contempler vos traits, je crus lire sur votre physionomie, tantôt rêveuse, mélancolique ou désolée, ce désespoir tour à tour morne et violent que cause l’absence ou la perte de ceux que nous aimons…

Madame de Hansfeld tressaillit, mais resta muette.

— Hélas ! madame, je vous le répète, j’avais moi-même trop souffert pour ne pas reconnaître les mêmes souffrances chez vous, à certains signes indéfinissables, et pourtant sensibles. Avec quelle triste curiosité je tâchais de surprendre vos moindres pensées sur votre visage ! La partie du jardin qui vous plaisait davantage était séparée du reste de l’habitation par une grille que vous ouvriez et refermiez vous-même… vous seule entriez dans cette allée réservée ; je risquai une folie… qui du moins ne pouvait être dangereuse : chaque jour je jetai au pied du banc où vous aviez coutume de vous asseoir une sorte de mémento des pensées qui, selon moi, avaient dû vous agiter la veille. Comment vous exprimer mes angoisses la première fois que je vous vis prendre une de ces lettres. Jamais je n’oublierai l’expression de surprise qui se peignit sur vos traits après avoir lu… Pardonnez aux rêveries d’un fou… Mais je ne vous crus pas irritée d’être ainsi devinée ; car, au lieu de déchirer cette lettre, vous l’avez gardée. Un jour votre agitation était si grande que vous ne vîtes pas ma lettre… Vous sembliez transportée de colère et de douleur… Mon instinct me dit que ce chagrin n’était pas nouveau. Il me sembla qu’on devait avoir réveillé en vous un funeste souvenir… Je vous écrivis en ce sens, et, le lendemain, en lisant ma lettre vos larmes coulèrent.

Madame de Hansfeld fit un mouvement.

— Oh ! madame, ne me reprochez pas de m’appesantir sur ces souvenirs ; ils sont ma seule consolation… Ainsi, encouragé par la curiosité avec laquelle vous sembliez attendre ces billets, j’écrivis chaque jour. Malheureusement l’état de ma mère devint alarmant ; pendant deux nuits je ne quittai pas son chevet… je ne songeai qu’à elle. Son danger diminua ; mes inquiétudes se calmèrent : ma première pensée fut de courir à ma précieuse fenêtre… Peu de temps après vous entriez dans l’allée ; j’en crus à peine mes yeux lorsque je vous vis courir légèrement au banc de marbre… il n’y avait pas de lettre… Un moment d’impatience vous échappa… j’osai l’interpréter favorablement…

M. de Morville regarda madame de Hansfeld avec inquiétude ; ses yeux étaient baissés, ses bras croisés sur sa poitrine ; sa figure restait impassible.

En parlant de la sorte, en instruisant madame de Hansfeld des circonstances qu’il avait surprises, M. de Morville brûlait ses vaisseaux ; mais il ne devait pas revoir la princesse, il n’eût pas commis sans cela une pareille maladresse.

— Que vous dirai-je, madame ? — reprit-il — je jouissais depuis deux mois du bonheur ineffable de vous voir ainsi chaque jour, lorsque j’appris que vous quittiez la maison voisine de la nôtre pour aller habiter à l’île Saint-Louis l’ancien hôtel Lambert. Alors mon chagrin fut profond… oh ! bien profond !… Peut-être alors seulement je sentis combien je vous aimais, madame…

À ces derniers mots, prononcés par M. de Morville d’une vois émue, madame de Hansfeld redressa vivement la tête ; une légère rougeur colora son pâle visage, elle répondit d’un ton de raillerie glaciale :

— Ce singulier aveu est sans doute indispensable à la révélation du secret que vous avez à m’apprendre, monsieur ?

— Oui, madame…

— Je vous écoute.

— Jusqu’au moment où vous quittâtes la maison voisine de celle de ma mère, je vous avais souvent rencontrée chez quelques personnes de ma connaissance ; je n’avais voulu faire aucune démarche pour avoir l’honneur de vous être présenté. Je trouvais un grand charme au mystère qui entourait mon amour ; je vous étais absolument inconnu, moi qui vous connaissais si bien, moi témoin invisible de toutes les émotions qui se révélaient sur votre physionomie ; et puis vous parler de banalités au milieu de la contrainte du monde, qu’eût été cela pour moi auprès de mes longues heures de contemplation silencieuse et passionnée ! Mais lorsque votre départ me priva de ce bonheur de chaque jour, je reconnus le prix de ces relations mondaines que j’avais d’abord dédaignées, je résolus de vous être présenté ; vous vous étiez tout récemment liée avec une de mes tantes, madame de Lormoy, qui professe pour vous la plus haute estime. Ainsi que tout le monde, elle ignorait l’heureux hasard qui m’avait rapproché de vous ; je lui demandai de vous être présenté. Malheureusement, le lendemain du jour où elle m’avait promis cette grâce, on me fit une révélation telle… que loin de chercher à me rapprocher de vous, madame, je dus vous fuir… Sans la déplorable santé de ma mère, j’aurais quitté Paris pour éviter toutes les occasions de vous voir et d’aviver ainsi ma funeste passion… oh ! bien funeste ; car si votre indifférence m’accable, votre amour me mettrait au désespoir… Vous me regardez avec surprise… vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! sachez-le donc, madame… et pardonnez cette supposition insensée… vous m’aimeriez aussi éperdument que je vous aime, que je serais le plus malheureux des hommes… car je ne pourrais répondre à cet amour inespéré sans porter un coup mortel à ma mère… sans fouler aux pieds le devoir le plus saint… le serment le plus sacré, sans être enfin parjure et criminel !…

— Criminel ! — s’écria madame de Hansfeld en se levant à demi, les traits bouleversés par la crainte et par la douleur.

Ce cri involontaire était un aveu ; il trahissait l’amour de la princesse, amour jusqu’alors profondément caché.

Si M. de Morville eût été indifférent à madame de Hansfeld, aurait-elle manifesté ce désespoir, cette épouvante ? Non, sans doute. Mais elle voyait une barrière infranchissable s’élever entre elle et M. de Morville ; n’avait-il pas dit : Si vous m’aimiez je serais le plus malheureux des hommes, car je ne pourrais vous aimer sans parjure, sans crime, sans porter un coup mortel à ma mère ?

Et M. de Morville était cité pour sa loyauté, et il ne vivait que pour sa mère…

Madame de Hansfeld comprit la portée du mot qui lui était échappé. Un éclair de bonheur rayonnait sur les traits de M. de Morville… son instinct ne le trompa pas… il se crut aimé ; mais ce premier enivrement passé, il frémit en songeant à l’abîme de maux et de douleurs que l’involontaire aveu de madame de Hansfeld ouvrait devant lui.

La princesse se possédait trop pour ne pas vaincre l’émotion qui l’avait un moment trahie. Espérant donner le change à M. de Morville, elle lui dit en souriant avec un ton de légèreté qui le confondit et renversa ses idées :

— Vous avouerez, monsieur, que ma surprise… je dirai même ma frayeur, était assez naturelle… en vous entendant dire que mon amour pouvait entraîner à sa suite de si épouvantables résultats… le parjure… le crime… Mon Dieu !… j’en frissonne encore… Jugez donc quel bonheur pour vous… surtout, que je sois parfaitement indifférente à cette passion… éperdue… que vous croyez ressentir… En vérité, monsieur, vous êtes trop heureux… vous avez pour vous sauvegarder de la tentation de m’aimer désormais, non seulement mon indifférence, mais encore les plus graves motifs qui puissent déterminer un homme comme vous… Seulement il me semble que, parmi ces obstacles formidables qui devaient si mortellement contrarier mon amour pour vous, monsieur, vous auriez pu dire un mot de mon mariage avec M. de Hansfeld. Vous me permettrez de vous signaler cet oubli, et de vous avouer qu’à mes yeux cet obstacle est le plus sérieux de tous… Il me reste, monsieur, à vous parler des lettres que j’ai reçues de vous parce que je ne pouvais pas faire autrement, et que j’ai lues… et quelquefois gardées, parce qu’un recueil de pensées très spirituellement écrites et attribuées, comme elles l’étaient, à un être imaginaire, ne peut passer pour une correspondance. Vous avez trop de mérite, monsieur, pour être vain ; je ne blesserai donc pas votre amour-propre d’auteur — ajouta la princesse en souriant — en vous avouant encore que si j’ai lu ces œuvres distinguées toujours avec curiosité, souvent avec une vive émotion, c’est un peu grâce au mystère qui entourait cette correspondance dont vous faisiez seul les frais, et aussi parce que le hasard vous inspirait parfois des pensées fort touchantes dont j’étais émue jusqu’aux larmes… car j’ai le malheur… ou plutôt le bonheur de pleurer à la lecture du moindre roman sentimental…

— Ah ! madame, vous raillez cruellement.

— Je voudrais du moins, monsieur, que cette entrevue, commencée sous de si sombres auspices, se terminât un peu plus gaiement ; car, après tout, nous sommes au bal de l’Opéra… Pourquoi d’ailleurs, monsieur, nous quitter si tristement ? Je vous avais cru instruit d’un secret assez maussade… Il n’en est rien, je suis complètement rassurée… J’ai pour me défendre de vos séductions mon respect pour mes devoirs, mon indifférence et la révélation qu’on vous a faite… Notre position est parfaitement tranchée, que pouvons-nous désirer de plus ? Adieu, monsieur… Cette entrevue m’a confirmé tout le bien qu’on dit de vous… Je sais qu’il est inutile de vous recommander le secret… sur ma démarche, qui pourrait être indignement calomniée… Pour plus de prudence… je sortirai d’ici la première… Vous voudrez bien attendre quelque temps avant de quitter cette loge.

Et madame de Hansfeld, se levant, remit son masque et se dirigea vers la porte.

— Ah ! madame, de grâce… un mot, un dernier mot — s’écria M. de Morville, à peine revenu de sa surprise, et en se précipitant vers la porte.

Et madame de Hansfeld fit un geste si fier, si impérieux, que M. de Morville n’insista pas pour prolonger cet entretien.

La princesse ouvrit la porte et sortit.

Peu d’instants après, M. de Morville l’imita.

En passant auprès du coffre dont nous avons parlé, il vit un assez grand tumulte : la foule était compacte ; obligé d’attendre pour s’y frayer un passage, M. de Morville entendit ces mots :

— Peste !… Brévannes — disait le malin domino qui, depuis le commencement de la soirée, était assis sur le coffre — quel effet tu produis ! quel cri a jeté ce domino à nœud de rubans jaune et bleu en t’apercevant.

— Je nie le fait — répondit gaiement M. de Brévannes ; — je ne suis, pas plus que Fierval ou qu’Hérouville, responsable du cri étouffé qu’a fait ce beau masque en passant près de nous tous.

— Ce domino aurait vu le diable en personne qu’il n’aurait pas paru plus épouvanté… — dit M. de Fierval.

M. de Morville écouta très attentivement, remarquant que l’on parlait de la princesse. (Elle portait, on s’en souvient, un nœud de rubans jaune et bleu qu’elle n’avait pas songé à ôter après avoir retrouvé M. de Morville, précaution que celui-ci avait eue.)

— C’est peut-être une de vos victimes, monstre ! — dit en riant M. de Fierval à M. de Brévannes.

— La malheureuse l’aura subitement reconnu — dit un autre.

— Infidèle !

— Monstre de perfidie !

— Qui sait ? — dit le malin domino — c’est peut-être ta femme, Brévannes.

Un éclat de rire universel accueillit cette plaisanterie.

— Ça serait très piquant, au moins… tu lui as peut-être caché que tu venais au bal de l’Opéra… Dans sa candeur, elle l’aura cru… et dans sa candeur… elle sera venue de son côté.

M. de Brévannes endurait à merveille toutes les plaisanteries, sauf celles qui concernaient sa femme. Il ne put dissimuler sa mauvaise humeur, et tâcha de rompre la conversation, en disant à M. de Fierval :

— Venez-vous souper, Fierval ? il est assez tard.

— Oh ! affreux jaloux ! — s’écria le domino — il est capable de faire, en rentrant chez lui, une scène horrible à sa malheureuse femme, le tout à cause de la plaisanterie stupide d’un domino… Pauvre Berthe !

— La preuve que je ne suis pas piqué, beau masque — dit M. de Brévannes en riant d’un air contraint — et que je ne te garde pas rancune, c’est que je m’estimerais très heureux si tu voulais venir souper avec nous.

— Je suis trop généreuse pour cela… Je ne pourrais m’empêcher de te dire de dures vérités… ce qui serait fastidieux pour les convives… Leur seule compensation serait de te voir sous un nouveau et très vilain jour… Et puis, enfin, il ne me convient pas encore de faire une exécution publique… Si tu n’es pas sage… si tu reviens ici… je te retrouverai à l’un des prochains samedis, et alors… prends bien garde… ce coffre me servira de tribunal… et tu entendras de singulières choses si tu oses t’y présenter… mais tu n’oseras pas.

— Lui… Brévannes ?… ne pas oser ? — dit Fierval en riant.

— Tu ne le connais donc pas, beau masque ?

— Tu ne sais donc pas… qu’il peut tout ce qu’il veut ?… — dit un autre.

— J’espère que vous ne reculez pas, Brévannes, et que vous reviendrez samedi — reprit Fierval — sage ou non.

— Je n’ai rien de mieux à te dire, beau masque — ajouta Brévannes. — Ces messieurs sont ma caution… à samedi… Si c’est un défi, je l’accepte.

— À samedi — reprit le domino — mais je te le répète, le cri de surprise, presque d’effroi, jeté par le domino à nœuds jaune et bleu s’adressait à toi…

— Allons… tu es folle. Puisque tu ne veux pas venir souper avec nous, je te laisse.

— Oui… mais à samedi.

— À samedi — reprit Brévannes en s’éloignant.

M. de Morville avait attentivement écouté cette conversation ; il ne doutait pas que la vue de Brévannes n’eût, en effet, causé la surprise et l’effroi de la princesse.

Dans l’entrevue qu’il venait d’avoir avec madame de Hansfeld, celle-ci lui avait nommé M. de Brévannes comme étant une des deux personnes qui possédaient le secret dont elle redoutait si fort la révélation.

Quelles circonstances avaient pu rapprocher M. de Brévannes de madame de Hansfeld ?

Où l’avait-il connue ?

Quel était ce secret qu’il possédait ?

Le sang-froid railleur de madame de Hansfeld, à la fin de l’entretien qu’elle avait eu avec M. de Morville, était-il réel ou affecté ?

Telles furent les questions que se posa M. de Morville, en revenant tristement chez lui.