Paula Monti/I/VII

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 58-73).
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Première partie


CHAPITRE VII.

MADAME DE BRÉVANNES.


La maison dont M. de Brévannes occupait le premier étage était située rue Saint-Florentin. Fort indifférent aux jouissances et aux recherches délicates du chez soi, il avait chargé un tapissier de le meubler richement ; grâce à cette latitude laissée au marchand, ce logis avait complétement l’aspect de ce qu’on appelle un bel appartement garni, c’est-à-dire l’aspect le plus banal, le plus triste, le plus froid qu’on puisse imaginer. Rien de particulier, rien de personnel, rien qui trahît un goût, une passion : pas un portrait, pas un tableau, pas un objet d’art. La seule pièce de ce vaste appartement qui n’eût pas un aspect vulgaire et glacial, était un petit salon où Berthe se tenait habituellement.

Malgré l’heure avancée de la nuit (quatre heures du matin), c’est dans cette pièce que nous conduirons le lecteur.

Madame de Brévannes, toujours inquiète des absences prolongées de son mari, quoiqu’elle dût y être habituée, se couchait rarement avant d’être assurée de son retour.

Il est donc quatre heures du matin. Berthe, assise dans un fauteuil, les mains jointes sur ses genoux, regarde machinalement le foyer qui s’éteint ; une lampe, placée auprès d’elle sur une petite table où l’on voit un livre entr’ouvert, éclaire vivement la figure de la jeune femme, et brille doucement sur ses bandeaux de cheveux châtains qui, ne laissant voir que le lobe de sa petite oreille rose, vont se perdre dans la natte épaisse qui se tord derrière sa tête.

Ce qui frappait tout d’abord dans le gracieux visage de Berthe, c’était son expression d’angélique bonté ; lorsqu’elle levait ses grands yeux bleus si beaux et si doux, le charme devenait irrésistible ; sa bouche, un peu sérieuse, semblait plutôt faite pour le sourire bienveillant et affectueux que pour le rire bruyant de gaieté ; son col blanc arrondi, un peu long, se courbait avec une grâce indicible lorsqu’elle penchait sa tête sur son sein.

Berthe portait une robe de soie gris-clair, dont la pâle nuance s’harmonisait à merveille avec la délicate blancheur de son teint ; d’un côté de la cheminée on voyait un piano ouvert et chargé de musique ; au-dessus, deux portraits de grandeur inégale représentaient la mère et le père de Berthe. Un grand nombre de modestes cadres de bois noir, renfermant des gravures en taille-douce qui formaient l’œuvre de Pierre Raimond, ornaient ce petit salon tendu de papier rouge velouté, et lui donnaient une apparence très différente du reste de l’habitation ; enfin, sur la cheminée, on voyait une vieille pendule de marqueterie et deux petits flambeaux blancs et bleus, en émail de Limoges, qui avaient appartenu à la mère de Berthe, et avaient été le cadeau de noce du graveur.

Une larme longtemps suspendue au bout des longs cils de la jeune femme roula sur sa joue comme une goutte de rosée ; son sein se souleva à plusieurs reprises, elle tressaillit… Une rougeur subite colora son front, puis Berthe retomba dans sa morne apathie.

En deux mots nous dirons la cause de la tristesse et de l’abattement de Berthe.

Pendant son dernier séjour en Lorraine, M. de Brévannes avait accordé une protection très particulière à une des femmes de Berthe. L’insolence de cette fille ouvrit les yeux de madame de Brévannes, ou du moins lui donna des soupçons assez violents pour exiger le départ de cette créature.

Cette scène cruelle s’était passée quelques jours avant le retour de M. de Brévannes à Paris, et avait laissé un douloureux ressentiment dans le cœur de Berthe. Elle avait jusqu’alors souvent souffert des infidélités de son mari, mais elle n’avait jamais subi une humiliation pareille.

Quatre heures du matin sonnèrent ; absorbée dans une profonde rêverie, madame de Brévannes n’avait pas cru la nuit si avancée ; une voiture s’arrêta à la porte. Berthe regretta d’avoir veillé si tard ; une fois pour toutes son mari lui avait expressément défendu de l’attendre ; ses gens même se couchaient. Il rentrait habituellement par une petite porte bâtarde de sa maison dont il avait la clef ; il lui fallait passer par le petit salon de Berthe pour entrer dans une des deux chambres à coucher qui communiquaient à cette pièce.

Lorsque son mari parut, Berthe se leva et alla à sa rencontre en tâchant de sourire afin de conjurer l’orage qu’elle redoutait.

Les traits contractés de M. de Brévannes témoignaient de sa mauvaise humeur. Les quelques mots dits au hasard par madame de Beauvoisis sur son voyage d’Italie avaient éveillé en lui une foule d’idées pénibles, forcément contraintes pendant le bal et le souper. Il fut presque satisfait de trouver sa femme encore levée ; en la querellant il espérait épancher l’amertume qui le dévorait.

— Comment ! — s’écria-t-il, — vous n’êtes pas encore couchée ! à quatre heures du matin ! À quoi pensez-vous donc ? Suis-je ou non maître de mes actions ? À peine arrivés ici, votre système d’inquisition va-t-il recommencer ? Aussi bien, puisque nous voilà sur ce chapitre, épuisons-le une bonne fois, afin de n’y plus revenir de tout l’hiver.

Et il s’assit brusquement dans le fauteuil de Berthe, qui resta debout près du piano, stupéfaite de ce brusque débordement de reproches.

— Mon ami, — dit-elle timidement, — vous savez que votre volonté est toujours la mienne. Donnez-moi vos ordres, je les suivrai. Ce n’est pas pour épier vos actions que j’ai veillé si tard… Je m’étais amusée à mettre ce petit salon en ordre. Cela m’a occupée jusqu’à une heure du matin. Alors, supposant que vous ne tarderiez pas à rentrer, j’ai voulu vous attendre. J’ai sommeillé un peu… Quatre heures sont arrivées sans que je m’en aperçusse. Voilà mon crime, Charles, me le pardonnerez-vous ? — dit-elle en souriant et en levant son angélique regard sur son mari.

M. de Brévannes ne parut pas désarmé.

— Mon Dieu ! — reprit-il, — ce n’est pas un crime que je vous reproche ; il est inutile de prêter un sens ridicule à mes paroles. Je ne suis pas dupe de cette veillée… Vous avez voulu vous assurer par vous-même de l’heure à laquelle je rentrais… Mais vous m’obligerez de ne pas prendre cette habitude. Je n’entends pas que les scènes de l’an passé se renouvellent, et que par vos bouderies et vos airs de victime vous me reprochiez ou ceci ou cela.

— Charles, ai-je jamais dit un mot… excepté….

— Mon Dieu ! — s’écria M. de Brévannes en interrompant sa femme, — certains silences, certaines physionomies sont aussi significatifs que des paroles.

— Mais enfin, Charles, puis-je m’empêcher d’être triste ?

— Et pourquoi seriez-vous triste ? Que vous manque-t-il ? N’êtes-vous pas dans une position inespérée ? N’ai-je pas humainement fait tout ce que je pouvais faire pour vous ?

— Charles, vous savez si je suis ingrate ; mon seul regret est de ne pouvoir vous mieux prouver ma reconnaissance.

— Tout ce que je vous demande, c’est de me rendre ma maison agréable, c’est d’avoir toujours l’air riant et heureux, au lieu de censurer ma conduite par vos affections mélancoliques… Si j’ai suivi mon inclination en me mariant avec vous, ç’a été d’abord parce que je vous aimais… et ensuite pour….

— Pour avoir une femme soumise à toutes vos volontés, mon ami, je le sais ; vous m’avez préférée à un parti riche, parce que la reconnaissance du sacrifice que vous m’avez fait m’impose des devoirs plus grands encore… J’aurais été désolée que vous eussiez calculé autrement, Charles, car je n’aurais pu m’acquitter envers vous. Seulement, vous vous trompez si vous croyez que ma tristesse, souvent involontaire, est une critique de vos actions : il ne m’appartient pas de les juger.

— Mais que signifie donc alors cette tristesse ?

Après un moment d’hésitation, Berthe reprit en baissant les yeux :

— Quelques-unes de vos actions peuvent m’attrister sans que je me plaigne.

— Ceci est trop subtil pour moi. Je vais être plus clair, et vous révéler à vous-même ce que vous pensez et ce que vous n’osez dire… Au lieu d’avoir recours à toutes ces circonlocutions hypocrites, pourquoi ne pas avouer franchement que vous êtes jalouse ?

— Mon ami, ne parlons pas de cela, je vous en prie.

— Et pourquoi donc ? je trouve, moi, qu’il est au contraire excellent de poser nettement notre position… Que j’aie ou non des maîtresses, voilà le grand mot lâché… c’est ce que vous devez complètement ignorer ou feindre d’ignorer… Telle est la conduite que doit tenir une femme de bon sens, au lieu de passer sa vie dans les ennuis de la jalousie.

— Charles… franchement… est-ce bien à vous à dire qu’on peut raisonner… vaincre la jalousie, si peu fondée qu’elle soit, ou si indignes qu’en soient les objets ?

— Fort bien, madame, vous me reprochez d’être jaloux.

— Je ne vous en fais pas un reproche, mon ami… Je suis indulgente pour ce sentiment, dont j’ai éprouvé toutes les angoisses.

— Vous vous trompez complétement, madame, si vous nous croyez dans une position pareille à cet égard… Que j’aie ou non des maîtresses, votre considération n’en sera nullement altérée ; mais moi qui ai tout sacrifié pour vous… que je sois encore couvert de ridicule… Tenez, ajouta M. de Brévannes en se levant, les dents serrées, et en fermant les poings avec rage, à cette seule pensée je ne me possède pas.

Et il se mit à marcher à grands pas.

— Vous avez raison, Charles, dit tristement Berthe, notre jalousie n’est pas pareille ; la mienne intéresse mon cœur, la vôtre votre orgueil ; mais il n’importe, je la respecte. M’avez-vous jamais entendue me plaindre de l’isolement où je vis ? Excepté mon père, que vous me permettez d’aller voir deux fois par semaine, et quelques personnes de votre famille que vous désirez que je reçoive, je vis seule… ; heureuse de vivre seule, je me hâte de vous le dire.

— Ce qui ne vous empêche pas de trouver le temps long, n’est-ce pas ? Et tout le monde sait l’effet de la solitude et du désœuvrement chez les femmes…

— Je ne suis pas désœuvrée, mon ami ; j’aime passionnément la musique… je dessine, je lis. Quant à la solitude, il ne dépend pas de moi que vous restiez davantage chez vous.

Pendant que madame de Brévannes parlait, son mari s’était machinalement approché de la croisée, dont il avait entr’ouvert les rideaux.

Il vit de l’autre côté de la rue, au premier étage d’une maison située en face de la sienne, une fenêtre aussi éclairée, et derrière les vitres la silhouette d’un homme qui regardait par cette fenêtre.

Il était près de cinq heures du matin, la nuit profonde, la rue déserte, que pouvait regarder cet homme, sinon la fenêtre du salon de madame de Brévannes, seule fenêtre qui fût sans doute encore éclairée dans la maison.

Un de ces soupçons absurdes qui ne tombent que dans la cervelle des jaloux trompeurs (classe essentiellement distincte de celle des jaloux trompés), un de ces soupçons absurdes, disons-nous, traversa l’esprit de M. de Brévannes ; il se retourna vers sa femme, le regard irrité, le front menaçant.

— Madame, pourquoi y a-t-il de la lumière dans cette maison en face ? s’écria-t-il.

Puis, s’interrompant pour céder à une inspiration non moins ridicule que sa jalousie, il tira brusquement les rideaux, ouvrit la croisée, et s’avança sur le balcon, où il se campa fièrement.

À cette brusque apparition, les rideaux de la fenêtre de la maison d’en face se refermèrent subitement, l’ombre s’effaça, et un moment après la lumière disparut.

Madame de Brévannes, ne comprenant rien au courroux de son mari, et encore moins à sa fantaisie d’ouvrir les croisées par une nuit de janvier, s’avançait vers le balcon, lorsque M. de Brévannes se retourna, ferma violemment les rideaux, et s’écria :

— Ah ! c’est ainsi que vous occupiez vos loisirs en m’attendant, madame…

— En vérité, Charles, je ne vous comprends pas…

— Vous ne comprenez pas ? Pourquoi cette fenêtre du premier étage de la maison d’en face était-elle encore éclairée il n’y a qu’un moment ?

— Il n’y a qu’un moment ?… une fenêtre ?… dans la maison d’en face ? demanda Berthe avec une surprise croissante.

— Faites donc l’étonnée, madame ! Tout à l’heure quelqu’un regardait attentivement votre fenêtre. On a disparu dès que je me suis montré.

— Cela peut être, Charles, je n’en sais rien… Mais pourquoi me dites-vous cela ?

— Pourquoi !

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes sans doute d’intelligence avec cette personne… Et qu’il y a là-dessous quelque intrigue… Je ne m’étonne plus de votre veillée.

À cette accusation si brusque, si stupide, si inconcevable, Berthe ne put trouver un mot à répondre ; elle joignit les mains en levant les yeux au ciel.

— Ce n’est pas répondre, madame, s’écria M. de Brévannes exaspéré. Je vous demande pourquoi il y avait de la lumière dans cette chambre en face, pourquoi un homme regardait ici ?

— Mais, mon Dieu ! le sais-je ? — s’écria Berthe.

— Encore une fois, cela n’est pas répondre, madame.

— Mais que voulez-vous que je vous réponde ?

— Prenez garde ! s’écria M. de Brévannes hors de lui. Ne me croyez pas assez sot pour être dupe de votre hypocrisie… J’ai vu ce que j’ai vu ; je ne suis pas aveugle. Quelle est la personne qui habite en face ?

— Mais, Charles, je n’en sais rien ; nous sommes arrivés depuis hier matin.

M. de Brévannes interrompit sa femme, se frappa le front et s’écria :

— C’est cela… je me le rappelle maintenant… une voiture de poste est arrivée peu de temps après nous et est entrée dans cette maison ; on nous suivait… peut-être même en Lorraine… Oh ! j’en suis sûr, il y a là-dessous quelque indigne mystère… mais je le découvrirai… malheureuse que vous êtes !

Cette injure, cette dureté, ce reproche, si peu mérités, touchèrent Berthe jusqu’au vif. Malgré sa douceur, malgré sa résignation habituelle, sa dignité, sa conscience se révoltèrent ; elle dit d’un ton ferme à son mari :

— Vous avez tort de me parler de la sorte, Charles ; vous pourriez pousser ma patience à bout, et me faire dire des choses… que, pour votre propre dignité, je voudrais taire.

— Des menaces…

— Ce ne sont point des menaces, Charles, seulement… il n’est pas généreux à vous, qui m’avez donné tant de fois des sujets de plaintes et de chagrin, de m’accuser, et de me traiter avec ce mépris à propos d’un soupçon insensé.

— Voilà, pardieu ! un nouveau langage.

— Charles, je me lasse de subir en silence d’injustes reproches, tandis que je pourrais moi-même vous en adresser de malheureusement trop fondés.

— De mieux en mieux…

— Vous dites, Charles, que je dois fermer les yeux sur votre conduite ; je l’ai toujours fait ; est-ce de ma faute si le bruit de vos aventures est venu jusqu’à moi, à moi qui vis seule loin du monde ?… N’est-ce pas encore le bruit public et les insolences de la misérable créature que j’ai chassée de chez moi il y a huit jours qui…

— Madame, pas un mot de plus.

— Pardonnez-moi, Charles, je parlerai ; je ne veux pas abuser de la position que mon dévoûment à mes devoirs m’a faite ; mais je veux que vous la respectiez… Je consens à fermer les yeux sur des erreurs si basses, qu’elles ne méritent pas même mon indignation… mais je ne souffrirai pas que vous m’écrasiez injustement…

— Sur ma parole, madame, votre audace me confond. Et vous voulez, sans doute, me faire entendre que quatre ans de fidélité et de respect pour vos devoirs vous ont acquittée envers moi, et que vous êtes maintenant libre d’agir comme bon vous semblera ? Mais c’est incroyable ! mais vous oubliez donc que je vous ai tirée de la misère, que votre père vit de mes bienfaits, et que j’avais été assez bon pour lui offrir autrefois d’habiter chez moi ?…

— Je n’ai jamais oublié que vous m’avez tirée de la misère, comme vous le dites, Charles, et cela a été d’autant plus méritoire de ma part, que j’étais parfaitement indifférente à cette misère ; il m’a fallu, pour vous aimer, quoique riche, surmonter peut-être autant de répugnance qu’il vous a fallu en surmonter pour m’aimer quoique pauvre !

— Vraiment ! vous m’avez fait cette grâce-là, de m’aimer malgré mes quarante mille livres de rentes ?

— Quant à ce reproche, Charles, que mon père vit de vos bienfaits… c’est la première fois que vous me le faites… ce sera la dernière…. Depuis bientôt un an la vue de mon père est si affaiblie qu’il a été obligé de renoncer au travail qui jusque-là lui avait suffi pour vivre… À force d’instances, je suis parvenue à lui faire accepter une modique pension… il a consenti à la recevoir.

— Afin de n’être pas au-dessous de vous en fait de condescendance, M. Raimond m’a fait aussi la grâce d’accepter de quoi vivre à l’aise au lieu d’aller à l’hospice.

— Oui, mon père a fait grâce à votre vanité en n’allant pas à l’hospice. Dans ses principes, il n’y avait là rien de déshonorant ; vieux, infirme, hors d’état de vivre de son travail, ainsi qu’il l’avait toujours fait, il aurait usé sans honte de l’asile que la charité publique offre à l’infortune honnête… Mais puisque….

— Mais puisque je reconnais si mal, n’est-ce pas, les bontés de monsieur votre père pour moi, il n’aura pas l’obligeance de me permettre de le soutenir plus longtemps ; il me fera la mauvaise plaisanterie d’aller s’établir à l’hôpital.

— Cela est certain, Charles, car je ne puis pas lui laisser ignorer vos reproches…

En prononçant ces dernières paroles, la voix de Berthe, jusqu’alors ferme, s’émut beaucoup ; ses forces étaient à bout ; elle avait depuis longtemps contraint les larmes qui l’oppressaient, mais elle ne put conserver davantage cet empire sur elle-même : elle cacha sa tête dans ses mains, retomba dans un fauteuil, et se prit à pleurer avec amertume.

M. de Brévannes était égoïste, dur, orgueilleux ; mais il était fort intelligent. Malgré ses sarcasmes sur les étranges principes du père de Berthe à l’endroit des bienfaits des riches, il savait parfaitement que, raisonnable ou absurde, la conviction de sa femme et de Pierre Raimond était à ce sujet sincère et profonde. Ses plaisanteries n’avaient été qu’un jeu cruel…

La douleur de Berthe le toucha d’autant plus qu’il se rappela ses derniers torts envers elle ; il réfléchit enfin à tout ce qu’il lui avait dit d’humiliant. Plus elle semblait dépendre de lui, plus il devait ménager sa délicatesse et ne pas l’accabler de reproches si cruels.

Et puis il faut tout dire : pourrions-nous dévoiler un de ces mille replis du cœur humain, ou plutôt de l’organisation humaine ? pourrions-nous faire croire à l’un de ces revirements soudains, brutaux, dont les hommes seuls sont capables, après les plus aigres, les plus basses, les plus injurieuses récriminations ?

Berthe était retombée assise sur son fauteuil, accablée sous l’impression que lui avait causée cette scène cruelle. La jeune femme baissait la tête ; son joli cou, ses charmantes épaules blanches et polies comme de l’ivoire, que l’émotion couvrait d’un léger incarnat, frappèrent la vue de M. de Brévannes.

Selon que cela arrive toujours, vingt fois il avait oublié sa femme pour des créatures indignes de lui être comparées, même sous le rapport de la beauté… Depuis la scène à laquelle Berthe avait fait allusion en parlant d’une femme-de-chambre qu’elle avait chassée, les deux époux étaient restés l’un envers l’autre sous une profonde impression de froideur et de contrainte. L’amour de Berthe pour son mari avait reçu un mortel et dernier coup.

M. de Brévannes, voyant le chagrin de sa femme, se figura, par une de ces imaginations grossières naturelles à l’homme, qu’en flattant Berthe sur la puissance et sur l’éclat de sa beauté, il se ferait pardonner les outrages dont il venait de l’accabler ; il s’approcha donc silencieusement de Berthe, puis, entourant sa taille, lui dit :

— Voyons, ma bonne petite Berthe, sois gentille… faisons la paix.

Il est impossible de rendre l’expression de répugnance, de honte, de douleur profonde qui éclata sur les traits de la jeune femme. Elle se dégagea brusquement des bras de M. de Brévannes, se leva et s’écria :

— Ah ! monsieur, il me manquait cette dernière insulte… Celle-là, du moins, jamais je ne la supporterai…

Et Berthe se précipita dans sa chambre, dont elle ferma la porte sur elle.

Nous renonçons à peindre la rage de M. de Brévannes et le regard de courroux et de haine dont il poursuivit sa femme.