Paula Monti/II/XX

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Paulin (Tome 2p. 175-193).
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Troisième partie


CHAPITRE XX.

LA CHASSE AU MARAIS.


M. de Hansfeld était à la fois surpris, ému, troublé.

Il venait de voir Berthe descendre de voiture avec M. de Brévannes, Berthe à qui il avait cru dire à tout jamais adieu lors de sa dernière entrevue avec elle chez Pierre Raimond.

Ayant toujours ignoré que Paula connaissait M. de Brévannes, Arnold ne pouvait concevoir pourquoi celui-ci conduisait sa femme à l’hôtel Lambert, et comment madame de Hansfeld s’était liée avec Berthe, dont elle le savait épris. Paula, pour échapper au voyage d’Allemagne dont son mari la menaçait, ne l’avait-elle pas menacé à son tour de révéler les entrevues qu’il avait avec Berthe chez le graveur, de les révéler, disons-nous, à M. de Brévannes ?

Quel était donc le but de Paula en recevant Berthe à l’hôtel Lambert ? Était-ce affectation, indifférence ?

Arnold se perdait en conjectures ; en songeant qu’il allait revoir Berthe, l’étonnement, le bonheur, la crainte l’agitaient malgré lui. Il dit à Paula, d’une voix légèrement émue :

— Il me semble que je viens de voir entrer une visite pour vous ?

— Oui… — répondit madame de Hansfeld avec embarras. — Une femme de mes amies m’a présenté dans le monde madame de Brévannes, que l’on dit charmante et que vous trouvez telle… — ajouta-t-elle en riant d’un air forcé. — Madame de Brévannes m’a demandé quand je restais chez moi, je lui ai dit aujourd’hui et je l’avais oublié… On l’a fait un moment attendre avec son mari… Ne vous ayant pas vu, il m’a été impossible de vous prévenir de cette visite… qui, je le crois, ne pouvait d’ailleurs vous être désagréable.

— Ma marraine me permettra-t-elle de lui faire observer que voilà déjà bien longtemps que les personnes attendent ? — dit Iris avec une sorte de familiarité respectueuse à laquelle on était habitué.

— Elle a raison — dit M. de Hansfeld, imprudemment entraîné par le désir de revoir Berthe ; il sonna.

Un laquais parut.

— Faites entrer — dit le prince.

Le laquais sortit.

Iris et Paula échangèrent un regard.

Pour l’intelligence de la scène suivante, nous dirons que quelques lignes du livre noir, toujours écrites au nom de Paula et communiquées le matin même par Iris à M. de Brévannes, apprenaient à celui-ci que l’objet de l’amour de Berthe était le prince de Hansfeld, et que très souvent elle avait eu des entrevues avec lui, sous un nom supposé, chez Pierre Raimond.

Quelques mots expressifs indiquaient le parti terrible que M. de Brévannes pouvait tirer de cet amour, dont la punition, s’il devenait coupable et flagrant, pouvait assurer la liberté de M. de Brévannes et de Paula.

Après cette découverte, M. de Brévannes redoubla d’hypocrisie afin d’augmenter encore la sécurité de sa femme, qu’il se promit néanmoins d’observer attentivement, quoiqu’il ne doutât pas qu’elle aimât le prince.

Le premier refus de Berthe de se rendre à l’hôtel Lambert, son émotion croissante en approchant des lieux où elle allait revoir Arnold, étaient des preuves convaincantes de cet amour. M. de Brévannes s’étant d’ailleurs informé auprès du portier de Pierre Raimond des visites que recevait le graveur, M. de Hansfeld lui avait été si exactement dépeint qu’il n’attendait que l’occasion de voir le prince pour s’assurer de son identité avec le visiteur assidu de Pierre Raimond.

Paula, assise auprès de la cheminée, avait à côté d’elle une petite table sur laquelle était placée la fatale épingle qui, remise à Iris, devait l’empêcher de dévoiler à M. de Brévannes la fourberie dont il était dupe, et le laisser dans la créance qu’en se qu’en se débarrassant de sa femme et du prince il pourrait épouser Paula.

La bohémienne, occupée d’un travail de tapisserie, était demi-cachée par les rideaux de la fenêtre auprès de laquelle elle se tenait ; mais elle pouvait néanmoins ne pas quitter sa maîtresse du regard.

Et il faut le dire, ce regard semblait quelquefois exercer sur Paula une sorte de fascination.

Enfin M. de Hansfeld, debout devant la cheminée, dissimulait à peine son émotion.

La porte s’ouvre, un valet de chambre annonce :

— M. et madame de Brévannes.

Peut-être trouvera-t-on un contraste assez dramatique entre la conversation futile, oiseuse, désintéressée des quatre acteurs de cette scène, et les anxiétés, les passions diverses et profondes qui les agitaient.

Madame de Hansfeld se leva, fit quelques pas au-devant de Berthe, et lui dit avec grâce :

— Vous êtes, madame, mille fois aimable d’avoir bien voulu vous rappeler que je restais chez moi aujourd’hui.

— Madame… vous… êtes bien bonne — balbutia Berthe, en baissant les yeux de peur de rencontrer ceux d’Arnold.

La malheureuse femme se sentait défaillir.

La princesse ajouta :

— Voulez-vous me permettre, madame, de vous présenter monsieur de Hansfeld, qui n’a pas eu, jusqu’à présent, l’honneur de vous rencontrer ?

Arnold s’avança, salua profondément et dit à Berthe :

— Je regrette toujours de ne pas accompagner madame de Hansfeld dans le monde aussi souvent que je le désirerais ; mais après la bonne fortune qu’elle vous a due, madame, je le regrette doublement ; pourtant je me console, puisque je suis assez heureux pour pouvoir vous présenter mes… hommages.

Voulant venir au secours de Berthe, qui de plus en plus troublée ne trouvait pas un mot à répondre à Arnold, madame de Hansfeld dit à celui-ci en lui présentant M. de Brévannes d’un geste :

— Monsieur de Brévannes…

Ce dernier salua.

Le prince lui rendit ce salut et lui dit avec affabilité :

— Je serai toujours enchanté, monsieur, de vous rencontrer chez madame de Hansfeld, et j’espère que j’aurai le plaisir de vous y voir souvent.

— Aussi souvent, monsieur, qu’il me sera possible de profiter d’une offre si aimable sans en abuser…

Après ces préliminaires indispensables, les quatre personnages s’assirent. Paula à sa place, à droite de la cheminée, Berthe à gauche, M. de Brévannes à côté de madame de Hansfeld, et Arnold auprès de la fille du graveur.

Le prince, sentant la nécessité de vaincre son émotion, faisait les honneurs de chez lui avec la plus parfaite dignité.

Berthe, de son côté, se rassurait peu à peu ; Paula tâchait de ne pas céder aux terribles préoccupations que devait lui causer son dernier entretien avec Iris.

M. de Brévannes, qui avait toujours entendu parler du prince de Hansfeld comme d’une sorte d’original, farouche, bizarre, à demi-insensé, et qui s’était demandé comment sa femme avait pu s’éprendre d’un tel homme, M. de Brévannes resta stupéfait de la distinction et de la gracieuse urbanité du prince, dont la figure juvénile et douce était des plus charmantes.

Alors il comprit parfaitement l’amour de Berthe, et sa rage s’en augmenta contre elle et contre M. de Hansfeld. Aussi, jetait-il quelquefois sur celui-ci à la dérobée des regards de tigre ; puis il cherchait les yeux de Paula avec un air d’intelligence tour à tour sombre et passionné qui prouva à madame de Hansfeld qu’Iris ne l’avait pas trompée au sujet du livre noir.

Un silence assez embarrassant avait succédé aux premières banalités de la conversation.

Le prince le rompit en disant à Berthe :

— Vous avez dû, madame, avoir bien de la peine à trouver cette demeure isolée au milieu de ce quartier désert ?

— Non, monsieur, — répondit Berthe en rougissant jusqu’aux yeux ; — mon père… habite très près d’ici.

Cette réponse, que la jeune femme avait, pour ainsi dire, faite involontairement, redoubla sa confusion en lui rappelant les premiers temps de son amour pour Arnold. Celui-ci se hâta d’ajouter :

— C’est différent, madame ; mais venir à l’île Saint-Louis, c’est toujours une espèce de voyage pour les véritables Parisiens.

— Du moins — dit M. de Brévannes — on est bien dédommagé de ce voyage… comme vous dites, monsieur, en pouvant admirer cet hôtel… un véritable palais !…

— En effet — dit Paula pour prendre part à la conversation — dans le faubourg Saint-Germain, ce quartier des beaux hôtels que nous avons habité pendant quelque temps, on ne trouve rien de comparable à cette demeure véritablement grandiose.

— On ne peut plus bâtir des palais maintenant — dit M. de Brévannes — les fortunes sont beaucoup trop divisées… Vous avez beaucoup plus de bon sens que nous, messieurs les étrangers ; en Angleterre, en Russie, en Allemagne aussi, je le suppose, le droit d’aînesse a sagement maintenu le principe de la grande propriété.

— Je suis sûr, monsieur — dit en souriant M. de Hansfeld — que vous n’avez jamais eu de frère ou de sœur ?

— C’est vrai, monsieur ; mais qui vous donne cette certitude ?

— Votre admiration pour l’excellence du droit d’aînesse.

M. de Brévannes ne comprit pas ce qu’il y avait d’aimable dans les paroles du prince, et il répondit :

— Vous croyez, monsieur, que si je n’étais pas fils unique j’aurais eu d’autres manières de voir à ce sujet ?

— Je crois, monsieur, que votre manière d’aimer vos frères et vos sœurs aurait complétement changé votre manière de voir à ce sujet. Mais, pardonnez-nous, madame — dit le prince en s’adressant à Berthe — de parler pour ainsi dire politique ; ainsi, sans transition aucune, je vous demanderai ce que vous pensez de la nouvelle comédie… donnée au Théâtre-Français. Madame de Hansfeld et moi, nous avons eu le plaisir de vous y voir, je n’ose dire de vous y remarquer.

— Cela ne pouvait guère être autrement — dit Berthe en reprenant un peu d’assurance — j’étais à côté de madame Girard, qui avait une coiffure si singulière qu’elle attirait tous les regards.

— Je vous assure, madame — reprit Paula — qu’en jetant les yeux dans votre loge nous n’avons vu le singulier bonnet… le sobieska de madame Girard, que par hasard.

— Cette comédie m’a paru charmante et remplie d’intérêt — dit Berthe — et, sans connaître l’auteur, M. de Gercourt, j’ai été enchantée de son succès… il avait tant d’envieux !

— L’auteur, M. de Gercourt, est tout à fait un homme du monde ?… — demanda madame de Hansfeld.

— Oui, madame — reprit M. de Brévannes — il a été l’un des cinq ou six hommes des plus à la mode de Paris ; on le classait même immédiatement après le beau Morville, cet astre qui a longtemps brillé d’un éclat sans égal ; entre nous, je ne sais pas trop pourquoi ; c’était un engouement ridicule, rien de plus, car Gercourt et beaucoup d’autres ont mille fois plus d’agréments que ce prétentieux M. de Morville.

Paula tressaillit en entendant prononcer un nom si cher à son cœur.

Le regard de la princesse rencontra le regard d’Iris… ce regard lui pesa sur le cœur comme du plomb.

Ignorant complètement l’amour de Paula pour M. de Morville, et croyant d’un bon effet aux yeux de madame de Hansfeld, de faire montre de dédain à l’endroit d’un des hommes les plus recherchés de Paris ; cédant d’ailleurs à un sentiment d’envie et à une habitude de dénigrement qu’il avait depuis longtemps prise à l’égard de M. de Morville, qu’il détestait, sans autre motif qu’une basse jalousie, M. de Brévannes, continua :

— Ce M. de Morville a une jolie figure, si l’on veut ; mais il a l’air si stupidement satisfait de lui-même, qu’il en fait mal au cœur. On parle de ses succès ; après tout, il n’a jamais réussi qu’auprès de ces femmes faciles auxquelles on peut prétendre, pourvu qu’on soit du monde dont elles sont… On a fait beaucoup de bruit de sa liaison avec cette Anglaise : il en était fort épris, soit ; mais elle se moquait de lui, comme fera toute femme de bon goût ; car ne trouvez-vous pas, madame, qu’on peut toujours à peu près juger de la valeur d’une femme par la valeur de l’homme qu’elle distingue ?

— C’est généralement vrai, monsieur — dit Paula en se contenant.

— Eh bien ! madame, vous venez d’apprécier les sots et ridicules enthousiastes de ce sot et ridicule Morville.

Rien de plus vulgaire que ce dicton : Les petites causes produisent souvent de grands effets. Mais aussi rien de plus vrai que cette vulgarité.

En voici une nouvelle preuve :

M. de Hansfeld ne connaissait pas M. de Morville, il lui était donc indifférent d’en entendre parler en mal ou en bien ; mais cédant, malgré lui sans doute, à un vague désir de se mettre bien avec M. de Brévannes, il crut lui être agréable en partageant son avis au sujet de M. de Morville.

Enfin, la pauvre Berthe elle-même, autant par envie de complaire à son mari que par suite de cette déférence, de cet acquiescement involontaire qu’une femme accorde toujours au jugement de celui qu’elle aime, la pauvre Berthe, disons-nous, fut, pour ainsi dire, le naïf et timide écho du prince dans la conversation suivante.

Cette conversation fut la cause ; nous dirons tout à l’heure l’effet.

M. de Hansfeld reprit donc :

— Je ne connais pas M. de Morville, je l’ai aperçu deux ou trois fois ; il m’a paru beau, mais d’une affectation presque ridicule, et j’ai entendu dire que l’on exagérait beaucoup son mérite….

— C’est aussi ce que j’ai entendu dire… — ajouta la malheureuse Berthe ; — il a, ce me semble, une figure très régulière… mais peut-être un peu insignifiante.

Paula ne dit pas un mot ; elle prit sur la petite table l’épingle fatale et se mit à jouer avec ce bijou.

Iris ne quittait pas sa maîtresse du regard.

Elle tressaillit d’une sombre joie au mouvement de sa maîtresse.

On le voit, la petite cause commençait à produire son effet.

— Je suis enchanté de voir une personne de goût comme vous, monsieur — dit M. de Brévannes au prince — rendre mon jugement décisif en l’approuvant.

Arnold, pour achever de se mettre tout à fait dans les bonnes grâces du mari de Berthe, hasarda un léger mensonge et reprit :

— Je me souviens même d’avoir un jour écouté sa conversation, et je l’ai trouvée au-dessous du médiocre…

— Il est vrai que M. de Morville ne passe pas, dit-on, pour avoir infiniment d’esprit… — ajouta le doux et tendre écho en baissant ses grands yeux bleus, et en rougissant à la fois et de mentir et de faire une sorte de bassesse pour être agréable à M. de Brévannes.

La petite cause continuait de produire son effet.

Tenant dans sa main droite l’épingle constellée madame de Hansfeld battait pour ainsi dire sur sa main gauche la mesure du crescendo de colère qui l’agitait, et qui enveloppait Berthe, M. de Brévannes et le prince.

Dans ce moment elle rencontra les yeux d’Iris, et, au lieu de détourner son regard de celui de la bohémienne, elle la regarda un moment d’un air tellement significatif, qu’Iris crut qu’elle allait lui donner l’épingle.

M. de Brévannes reprit, en s’adressant à madame de Hansfeld :

— Mais vous-même, madame, que pensez-vous de M. de Morville ? N’avons-nous pas raison de nous révolter un peu contre l’admiration moutonnière qui fait une idole d’un homme nul ?

— Certainement, monsieur — dit Paula — il est très bien de ne pas accepter des renommées par cela seulement qu’elles sont des renommées…

— C’est qu’aussi jamais renommée ne fut moins méritée ; et je ne suis pas le seul, je vous le jure, qui proteste contre elle… Beaucoup de personnes pensent comme moi ; et ce qui indispose contre ce M. de Morville, c’est qu’il prétend à tous les succès. À l’entendre, il monte à cheval mieux que personne, il fait des armes mieux que personne, il tire à la chasse mieux que personne….

— Est-ce que M. de Morville est grand chasseur ? — dit Arnold.

— Il en a du moins la prétention, car il les a toutes ; mais je suis sûr qu’il justifie aussi peu celle-là que les autres, et qu’il chasse par ton et non par plaisir.

— Il a tort — dit Arnold — car c’est un des plus vifs plaisirs que je connaisse…

— Vous êtes chasseur, monsieur ? — dit M. de Brévannes.

— Nous avons de si belles chasses en Allemagne, qu’il est impossible de ne pas avoir ce goût. Il est surtout une chasse que j’aimais beaucoup, et qui n’est peut-être pas très connue en France…

— Quelle chasse, monsieur ?… Je puis vous renseigner, car j’ai aimé, j’aime encore passionnément la chasse…

— La chasse au marais. Nous avons en Allemagne d’admirables passages d’oiseaux aquatiques.

— Vous aimez la chasse au marais !… — s’écria M. de Brévannes après un moment de réflexion, et comme éclairé par une idée subite.

— À la folie… monsieur… Mais avez-vous en France beaucoup de ces chasses ?

— Nous en avons, et je puis même dire que j’en ai une chez moi, en Lorraine, des plus belles de la province…

— Certainement — dit naïvement Berthe — ce matin même encore le régisseur de M. de Brévannes lui a annoncé qu’il y avait en ce moment un passage extraordinaire de… — je ne me rappelle pas le nom de ces oiseaux — dit Berthe en souriant.

— Un passage de halbrans ; ils sont venus s’abattre sur nos étangs par nuées… et, tenez, monsieur — dit M. de Brévannes avec une expression de franche cordialité — si je ne craignais pas de passer pour un vrai paysan du Danube… pour un homme par trop sans façon…

Le prince regardait M. de Brévannes avec surprise.

— En vérité, monsieur — lui dit-il — je ne comprends pas…

— Eh bien, ma foi, arrière la honte, entre chasseurs la franchise avant tout. Le passage des halbrans est magnifique cette année, il dure toujours au moins une huitaine. J’ai quatre cents arpents d’étangs ; ma maison est confortablement arrangée pour l’hiver… Permettez-moi de vous offrir d’y venir tirer quelques coups de fusil ; en trente-six heures nous serons chez moi… Et, si par un hasard inespéré, madame de Hansfeld n’avait pas trop d’aversion pour la campagne pendant quelques jours d’hiver, madame de Brévannes tâcherait de lui en rendre le séjour le moins désagréable possible. Vous le voyez, monsieur, lorsque je me mets à être indiscret, je ne le suis pas à demi…

À cette proposition si brusque, si inattendue, si en dehors des habitudes et des usages reçus, et qui, acceptée par M. de Hansfeld pouvait avoir de si terribles résultats, la princesse tressaillit.

Berthe rougit et frissonna.

Iris bondit sur sa chaise. M. de Hansfeld put à peine dissimuler sa joie ; pourtant, avant d’accepter, il tâcha, mais en vain, de rencontrer le regard de Berthe. La jeune femme n’osait lever les yeux.

Arnold interpréta cette expression négative en sa faveur, et répondit :

— En vérité, monsieur, cette offre est si aimable et faite avec tant de bonne grâce… que je craindrais de vous laisser voir tout le plaisir qu’elle me fait, si, comme vous le dites, entre chasseurs on ne devait pas avant tout accepter franchement ce qu’on vous offre franchement.

— Vous acceptez donc, monsieur ? — s’écria M. de Brévannes. — Puis, s’adressant à Paula : — Puis-je espérer, madame, que l’exemple de M. de Hansfeld vous encouragera, si sauvage que soit mon invitation, si insolite que soit en plein hiver, je n’ose dire… une telle partie de plaisir. Je suis sûr que madame de Brévannes ferait de son mieux pour vous faire trouver moins longs ces quelques jours de solitude au milieu de nos bois.

— Croyez, madame — dit Berthe d’une voix altérée — que je serais bien heureuse si vous daigniez nous accorder cette faveur.

— Vous êtes mille fois aimable, madame ; mais je crains de vous causer un tel dérangement… — dit Paula dans une inexprimable angoisse. Elle sentait que de son consentement allait dépendre son avenir, celui de M. de Morville, celui de Berthe et d’Arnold ; car, ainsi que l’avait prévu Iris, sans s’attendre pourtant à cet incident si peu prévu, elle sentait que les événements allaient se précipiter d’une manière effrayante.

— Soyez généreuse, madame — dit M. de Brévannes ; — nous tâcherons de vous distraire… nous organiserons pour vous de véritables chasses de demoiselles ; j’ai des furets excellents… Si vous ne connaissez pas le divertissement du furetage, cela vous amusera, je le crois… Le temps est assez doux cet hiver… je puis vous promettre une pêche aux flambeaux… Enfin, j’ai une réserve bien peuplée de daims et de chevreuils ; vous en verrez prendre quelques-uns dans les toiles. Je me hâte de vous dire que cette chasse n’a rien de barbare, car les victimes restent vivantes. Je sais, madame, que ce sont là de rustiques et simples amusements ; mais le contraste même qu’ils offrent avec la ville de Paris pendant l’hiver peut leur donner quelque piquant… de même qu’après les avoir goûtés vous trouverez peut-être plus de saveur aux brillants plaisirs du monde.

— Croyez, monsieur — répondit Paula, dans une anxiété de plus en plus profonde — que cette partie de plaisir improvisée me serait extrêmement agréable par la seule présence de madame de Brévannes ; mais je crains vraiment qu’elle ne consente à ce voyage impromptu que par considération pour moi.

— Oh ! non, madame, j’y trouverai, je vous assure, le plus grand charme… le plus grand plaisir…

Encore un effet important causé par une petite cause.

Ces paroles furent prononcées par Berthe avec une si naïve expression de bonheur et de joie… le regard qu’elle échangea en ce moment avec Arnold (regard rapidement intercepté par Paula) trahissait une passion si profonde, si ineffable, si radieuse, que tous les serpents de l’envie et de la rage mordirent madame de Hansfeld au cœur.

Paula aussi aimait avec passion, avec enivrement… et cet amour ne devait jamais être heureux. La vue d’un bonheur qui lui était interdit redoubla sa colère ; elle se souvint de la malveillance presque méprisante avec laquelle M. de Brévannes, M. de Hansfeld et Berthe avaient parlé de M. de Morville ; elle les enveloppa tous trois dans le même sentiment de haine ; dans ce moment d’exaspération, d’autant plus violente qu’elle était plus contrainte, elle accepta l’offre de M. de Brévannes, et dit à Berthe d’une voix dont elle sut parfaitement dissimuler l’émotion :

— Eh bien, madame, au risque d’être véritablement fâcheuse en me rendant à votre aimable insistance… j’accepte.

— Oh ! que vous êtes bonne, madame ! — s’écria Berthe.

— Et quand partons-nous, monsieur de Brévannes ? — dit le prince sans pouvoir dissimuler sa joie ; — je me fais une fête de cette chasse.

— Je serai aux ordres de madame de Hansfeld — dit M. de Brévannes ; — seulement je lui ferai observer que le séjour des oiseaux de passage est ordinairement assez court, et que nous devrions nous rendre chez moi le plus tôt possible.

— Qu’en pensez-vous, madame ? — dit M. de Hansfeld à sa femme.

— Mais si demain… convient à madame de Brévannes…

— À merveille — dit M. de Brévannes. — Moi et ma femme, nous partirons ce soir pour vous précéder de quelques heures, et avoir au moins le plaisir de vous attendre.

À ce moment, Iris se leva.

Ce mouvement rappela à madame de Hansfeld toute la terrible réalité de sa position.

Un nuage lui passa devant les yeux, sa respiration se suspendit un moment sous la violence des battements de son cœur ; elle frissonna comme si une main de glace eût passé dans ses cheveux.

Le moment fatal était arrivé.

Il s’agissait pour elle de faire le premier pas dans la voie du crime.

Si elle laissait sortir Iris sans lui donner l’épingle, Iris allait tout révéler à M. de Brévannes, et Paula renonçait à l’espoir alors si prochain, si probable, d’épouser M. de Morville, en profitant d’un double meurtre dont elle serait toujours complètement innocente aux yeux du monde.

Iris rangea assez bruyamment quelques objets sur sa table, pour donner un avertissement à sa maîtresse.

Paula hésitait encore…

Iris fit un pas vers la porte…

Une lutte terrible s’engagea dans l’âme de madame de Hansfeld entre son bon et son mauvais ange.

Iris fit encore un pas, atteignit la porte, leva lentement la main pour la poser sur le bouton de la serrure.

Le pêne cria…

Le mauvais ange de Paula eut le dessus dans la lutte ; madame de Hansfeld dit d’une voix si basse, si basse : — Iris !… qu’il fallut toute l’attention que prêtait la bohémienne à cette scène pour que ce mot parvînt jusqu’à elle.

Iris fut en deux pas auprès de sa maîtresse.

— Tenez… allez, je vous en prie, serrer cette épingle… — dit Paula d’une voix défaillante…

Et elle remit l’épingle à la bohémienne.

Iris, en touchant la main de sa maîtresse pour prendre ce bijou, la sentit humide et glacée.