Pauline Platbrood/02

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Paul Lacomblez, éditeur (2p. 19-32).


II


Ce jour-là, premier janvier, le père Cappellemans sortit de sa maison pour une courte promenade, appuyé sur le bras de François en même temps que sur une grosse canne à pommeau d’ivoire : et Rosalie, la vieille servante, penchée au seuil de la porte, le suivait de ses yeux attendris.

C’était un homme de haute stature, à peine âgé de soixante ans, mais qui en paraissait bien davantage tant l’incurable goutte l’avait blanchi ; après six mois de souffrances, le mal une fois encore venait de faire trêve et l’autorisait enfin à reprendre un peu contact avec la bonne ville.

Et redressant le torse, saluant d’une mine rose et refleurie les connaissances étonnées de le revoir, il allait lentement au milieu des bourgeois affairés, courant à leurs visites.

C’était un beau jour de gel, très clair et sans bise : le soleil riait sur les tuiles. Mais il faisait froid dans l’ombre dure de la rue Sainte-Catherine et nos promeneurs furent tout aises de déboucher sur la place de l’Église où s’épandait une tiède lumière.

— Eh bien, comment est-ce que ça va, Papa ? s’enquit le garçon avec sollicitude. Si vous êtes fatigué, il faut seulement le dire… On se reposera sur un banc…

— Non, non, fiske, répondit le bonhomme, je sais aller plus loin…

Il s’arrêta cependant et, la main posée de champ sur ses sourcils, il cercla toute la place d’un regard. Le vieux beffroi, doré par les rayons, parut surtout le ragaillardir. Il y avait tant de jours qu’il ne l’avait plus contemplé !

— Ça est tout de même bien, dit-il avec émotion, de n’avoir pas démoli la vieille Tour…

Il était né tout contre elle et la chérissait depuis l’enfance. Elle avait sonné la joie de son mariage et pleuré la mort de sa chère femme. En la retrouvant, des larmes lui montaient aux yeux.

Mais il s’emporta tout à coup, brandit sa canne à la vue d’une maison récemment bâtie et qui détonnait avec sa bête façade de ciment :

— Sacré nom ! c’est aussi laid que les nouvelles constructions françaises de notre rue ! Et c’est de l’esthétique, comme ils disent ! Voyez-moi ça sur la place ! Ah c’est du propre !

Car dans cet homme du peuple, il y avait le sens de l’harmonie et du pittoresque.

— Mais, Papa, c’est une maison des Maskens ! dit le jeune homme surpris d’une telle humeur. C’est là, vous savez bien, où j’ai fait toutes les installations. Ça est si riche à l’intérieur !

— Oui, toi fiston, tu ne vois que les affaires… Et puis tu n’es pas né au milieu de ces bonnes vieilles choses, et alors ça t’est bien égal. Hein, pourvu qu’on flanque tout par terre et qu’il y ait beaucoup de tuyaux et de Stanley-Falls à placer après, tu es content. Au fait, tu as peut-être raison. Le jour de maintenant il faut être pratique…

Il se tut un moment, mais pour grommeler de nouveau à propos de toutes ces sales maisons qu’on f… dans le bas de la ville et qui le rendaient méconnaissable. Il ne pardonnait vraiment qu’au propriétaire du Château d’Or qui avait restauré sa bicoque de la rue Sainte-Catherine d’une façon intelligente et s’était bien gardé, lui, d’abattre le vieux pignon flamand.

Ah, la bonne rue Sainte-Catherine ! Il l’adorait plus que toutes les autres. C’était la plus belle du bas Bruxelles avec ses pignons denticulés ou roulés en volute, la plus vivante avec ses estaminets cossus, ses vieilles boutiques, ses bons passants et ses turbulents gagne-petit ! Ah la jolie rue, mais hélas combien entamée, abîmée aujourd’hui par les travaux et les prétendus embellissements modernes ! La vieille église, aux pierres noircies et cariées par le temps, avait depuis longtemps disparu pour céder la place à l’usine d’électricité ; et sur l’excédent du terrain se dressaient maintenant, juste en face des architectures séculaires, de hautes bâtisses françaises, l’une particulièrement laide entre toutes, surchargée de prétentieux balconnets d’un abominable dessin. La rue Sainte-Catherine qui fransquillonne !…

Le vieux plombier se demandait comment il existait des propriétaires assez « bêtes » pour accepter le plan de maisons aussi hideuses, dont les façades insolentes et ridicules faisaient avec les demeures voisines une telle disparate !

Et il frémissait à la pensée que des constructions tout aussi vulgaires couvriraient un jour le côté droit de la rue et que son vieux magasin serait emporté comme les autres dans la fièvre des démolitions.

— Heureusement, disait-il, je ne serai plus là.

François savait sa marotte et ne répondait mot.

Alors ils se remirent en marche, car aussi bien le froid commençait à les picoter.

— Si on allait d’abord voir le Canal, proposa M. Cappellemans qui avait un faible pour les bateaux, il doit être gelé ?

Mais cela dérangeait sans doute les secrets desseins de François car il objecta que l’endroit ne lui semblait pas fort bien choisi pour un goutteux.

— Allons plutôt faire une visite chez les Van Poppel, dit-il ; on sera si content de vous voir !

À ces mots le vieux plombier s’arrêta tout étonné : c’était bien la première fois que son fils manifestait l’intention de faire une visite, lui dont « l’ourserie » foncière était un de ses vifs soucis.

Il le regarda curieusement et ne put s’empêcher de s’écrier :

— Mais malheureux, il y a toute une société aujourd’hui chez les Van Poppel ! Tu oublies que c’est le Ier janvier…

— Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? répliqua le jeune homme avec douceur. Allo venez seulement…

Pourtant le vieux demeurait indécis. Certes la proposition le tentait beaucoup, bien qu’en sortant il ne se fût point promis d’aller chez personne. Mais, devinant le sacrifice du bon François, il croyait de son devoir de n’y pas consentir.

Il en était là de ses scrupules quand une jeune femme s’avança au devant d’eux, la figure ravie :

— Mais, mais qui est-ce que je vois maintenant ? s’écria-t-elle d’une voix résonnante. Cappellemans qui se promène sur ses bonnes jambes ! Mais ça est bien commencer l’année ! À propos je vous la souhaite bonne et heureuse…

— Pareillement, savez-vous, Madame Adolphine ! firent les deux hommes charmés de la rencontre.

Car c’était Mme Joseph Kaekebroeck, mais forcie et dissimulant sous une opulente pelisse havane sa maternité prochaine. Elle traînait par la main son petit garçon, joli manneke de trois ans, habillé de peluche verte et coiffé d’un toquet à la Guillaume Tell.

— Eh bien, Alberke, qu’est-ce qu’on dit à Papa Cappellemans ? Je vous souhaite une bonne et heureuse… Allo…

Elle le secoua :

— Och, vous êtes qu’à même un embêtant ! Est-ce que vous avez perdu votre langue ? Il sait bien le dire, vous savez Monsieur Cappellemans, mais ça est une tête n’est-ce pas ? si dure qu’une pierre !…

À cet éloge, Alberke sourit et se cacha dans le manteau de sa maman.

— Oh que ça est vilain ! dit Adolphine en essayant de le ramener devant elle. M. Cappellemans fait ses grands yeux, savez-vous !

L’enfant entrouvrit la pelisse, risqua un œil, mais, rassuré par la mine paterne du plombier, il s’amusa à fourrager dans les fourrures.

— Oui, mais pas ça, Mémenne, protesta Adolphine, pas jouer avec les minnekes

— C’est un petit gâté, je vois ça, fit M. Cappellemans plein d’indulgence.

Et montrant son fils :

— Dire que ce « galiard » a été aussi comme ça ! Hé, hé, ça pousse plus vite qu’on ne croit. Ça est grand et on ne le sait pas…

Mais il s’informa de la santé de la jeune femme en décochant un clin d’œil à sa corpulence :

— Oh, dit-il, le second et les autres, ça va tout seul. Hein, cette fois ce sera une grosse fille ?…

Adolphine déclara qu’elle l’espérait beaucoup, surtout pour son mari :

— Les petites filles, ça est si caressant avec leur père !…

Comme ils la priaient de présenter leurs compliments à M. Kaekebroeck, elle répondit que Joseph se trouvait sans doute en ce moment chez les Van Poppel où il avait promis de repasser dans l’après-midi.

— Mais nous aussi, nous allons rue de Flandre ! s’écria le plombier à présent décidé à la visite.

— Ça tombe justement bien, s’exclama Adolphine, Joseph doit parler M. François pour la gouttière ou le sterfput, enfin je ne sais pas tout quoi.

— Oui, dit le jeune homme, M. Kaekebroeck m’a déjà causé l’autre jour. Il disait qu’il serait peut-être intentionné de placer un Stanley-Falls comme chez votre bon-papa…

— Ça je ne sais pas, répondit Adolphine, mais c’est bien possible, Joseph est fort pour les changements…

Cependant Alberke devenait insupportable et tirait sa mère par le pan de la pelisse. Il geignait :

— Moi a froid, veux aller çé Bonne-Maman…

— Oeïe, c’est vrai, dit la jeune femme, je dois être à quatre heures chez la tante Mimie ! Je vais être en retard. Allo, je suis bien contente que vous êtes de nouveau guéri. Une bonne continuation savez-vous !…

Et elle entraînait le marmot quand elle se retourna pour jeter encore :

— À propos, Pauline est chez Bon-Papa. Est-ce que vous voulez une fois lui dire que j’irai demain rue des Chartreux dans l’après-midi, car le matin je ne sais pas, à cause de mon marché…

À ces mots la figure de François Cappellemans s’anima comme par enchantement et il répondit d’une voix empressée :

— Soyez tranquille, Madame, je ferai moi-même la commission…

Doucement ils avaient repris leur promenade.

— Ça c’est tout de même une bonne fille, dit M. Cappellemans d’un accent pénétré, une vraie femme de ménage…

— Oui, déclara le jeune plombier, Kaekebroeck est bien tombé avec elle. Mais, peut-être qu’il y en a encore d’autres comme Madame Adolphine…

Très surpris d’une telle réflexion chez cet indifférent, M. Cappellemans regarda son fils qui souriait d’un air entendu : tout-à-coup le bonhomme se rappela avec quel empressement François s’était chargé du message d’Adolphine.

— Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire ? insista le vieillard dont le visage exprimait une vive anxiété.

— Mais rien du tout, Papa, fit le jeune homme en souriant toujours.

— Si, si, il y a quelque chose que tu me caches… Est-ce que par hasard Mademoiselle Pauline…

Il n’osa achever sa pensée, tant il lui semblait imprudent de s’abandonner à l’espérance qui entrait dans son cœur.

Il s’était arrêté de nouveau :

— Voyons, Suske, implora-t-il, soyons sérieux hein ? C’est vrai que…

Alors le jeune homme très grave :

— Eh bien oui, dit-il, je crois que j’aime Mlle Pauline, et si elle veut, et si vous voulez, je la marie !

— Janvermille, il demande si je veux ! s’écria le vieillard au comble de l’émotion, demain je mets mes gants blancs !…

Le mariage de François, c’était le rêve de ses vieux jours !

Et dans sa joie, il étreignit son fils à grands bras et le baisa sur les deux joues au beau milieu de la place Sainte-Catherine !