Pauvre Blaise/17

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 266-279).



XVII

La Correspondance


« Une lettre pour M. Blaise », dit un jour le facteur en présentant à Anfry une lettre sous enveloppe, avec un beau cachet.

Anfry prit la lettre et la remit à Blaise, qui s’empressa de la décacheter, tout surpris d’en recevoir une.

« C’est de M. Jacques, s’écria-t-il en regardant la signature.

— Ah ! voyons donc ! Que te dit-il ? »

Blaise lut tout haut :

« Mon cher Blaise, il y a si longtemps que nous nous sommes quittés que tu m’as peut-être oublié ; mais, moi, je pense souvent à toi, et je t’aime toujours. Quand je suis parti, j’écrivais si mal et si lentement que je ne pouvais pas t’envoyer de lettres ; à présent, j’ai neuf ans, je travaille beaucoup et je commence à devenir savant. Il est arrivé une chose très-drôle chez un monsieur qui demeure près de chez nous : sa maison a brûlé (ce n’est pas cela qui est drôle, comme tu penses) ; après l’incendie, toutes les souris sont devenues blanches ; il y en avait beaucoup, et il y en a encore une quantité ; avant, elles étaient grises, comme toutes les souris. Papa ne voulait pas le croire ; alors M. Roussel a attrapé des souris avec un petit chien qui est très-habile pour cela, et papa et moi nous avons vu que toutes les souris attrapées étaient réellement blanches. — Je m’amuse assez, mais pas tant qu’avec toi ; je n’ai pas un seul bon camarade bon comme toi ; ce qui est singulier et très-désagréable, c’est qu’ils sont tous un peu menteurs ; quand ils ont fait une sottise, ils ne veulent jamais l’avouer,

et ils disent : ce n’est pas moi, ce n’est pas moi. Moi je continue à toujours dire la vérité, comme tu me l’a conseillé, et tout le monde me croit. Écris-moi quand tu dois faire ta première communion, et quel jour ce sera, pour que je pense à toi et que je prie pour toi ce jour-là. Dis-moi aussi ce que tu fais, si tu es heureux, si les enfants du monsieur qui a acheté notre château sont bons pour toi, s’ils t’aiment. On a dit à papa l’autre jour que le monsieur lui-même était méchant ; cela m’a fait peur pour toi, mon pauvre Blaise, toi qui es si bon. Ne va pas chez lui s’il est méchant ; il te ferait du mal. — Raconte-moi ce que tu fais, et pense souvent à moi, comme je pense souvent à toi. Adieu, mon cher Blaise, je t’embrasse de tout mon cœur ; embrasse pour moi ton papa et ta maman.
« Ton ami, Jacques de Berne. »


« Quelle bonne lettre ! s’écria Blaise. Il ne m’oublie pas, ce pauvre M. Jacques ! S’il m’avait interrogé l’année dernière sur ce qu’il me demande aujourd’hui pour M. le comte et ses enfants, j’aurais été bien embarrassé de répondre ; mais aujourd’hui… c’est différent !… Il y a une chose, dans la lettre de M. Jacques, qui me paraît drôle, comme il le dit lui-même, ajouta Blaise en riant, c’est qu’un incendie ait pu changer la couleur des souris.

Anfry.

C’est pourtant très-possible, car j’ai entendu raconter bien des fois à ton grand-père, qui a été soldat sous l’empereur Napoléon Ier, que, lors de l’incendie de Moscou, en 1812, quand on est rentré dans les maisons que le feu n’avait pas atteintes, toutes les souris qui couraient au travers étaient blanches comme des lapins blancs.

Blaise.

C’est singulier que la frayeur puisse produire un pareil effet sur des animaux !

Anfry.
Vas-tu répondre à M. Jacques ?
Blaise.

Oui, papa, aujourd’hui même ; je n’ai plus à espérer de visite de M. le comte ni de M. Jules, ainsi j’ai bien le temps.

Anfry.

Tu lui diras que nous lui présentons bien nos respects et nos amitiés.

Blaise.

Je n’y manquerai point, papa. »

Et Blaise, prenant du papier, une plume et de l’encre, fit à Jacques la réponse suivante :

« Mon cher monsieur Jacques,

« J’ai été bien heureux et bien surpris de votre chère et aimable lettre. Je vous remercie de ne pas m’oublier ; moi aussi j’ai bien pensé à vous, et j’ai plus d’une fois pleuré en y songeant. Je me suis consolé par la pensée que c’était la volonté du bon Dieu que nous fussions séparés, et que c’est le sacrifice qu’il me demande pour ma première communion. Merci, mon bon monsieur Jacques, de votre bonne pensée de prier pour moi en ce saint et heureux jour. Demandez à Notre-Seigneur de me rendre semblable à lui, de me donner du courage dans les temps de tristesse, de la force pour résister à la joie, afin que je n’oublie pas que je ne suis dans ce monde qu’en passant, et que ma vraie vie ne commencera que lorsque je ne pourrai plus mourir. Priez, mon bon monsieur Jacques, pour que je n’oublie jamais aucun de mes devoirs et que je m’oublie toujours pour me dévouer aux autres ; priez pour que je ne conserve aucun souvenir du mal qu’on me fait, et que je n’oublie jamais les bienfaits que je reçois. On a trompé votre papa en lui disant que le comte de Trénilly était méchant ; il est bon comme le meilleur des hommes ; je l’aime comme s’il était mon père. Son fils, M. Jules, est excellent aussi, ainsi que sa fille, Mlle Hélène. M. Jules et moi, nous ferons notre première communion dans trois semaines, le 8 septembre, fête de la sainte Vierge. M. le comte et Mlle Hélène nous ont promis de communier avec nous ce jour-là, ce qui vous prouve combien ils sont réellement bons et pieux. Je suis très-heureux, mon bon monsieur Jacques, heureux de tout ce que le bon Dieu veut bien m’envoyer, des peines comme de la joie. Papa et maman vous remercient bien de votre bon souvenir, et vous présentent leurs respects et leurs amitiés. Quant à moi, monsieur Jacques, je sais bien que ma position me défend de vous embrasser, mais je puis me permettre de vous assurer que je vous aime de l’affection la plus tendre et la plus dévouée.

« Votre humble et obéissant serviteur,
« Blaise Anfry. »

À peine Blaise avait-il fini et lu tout haut sa lettre, qu’un domestique entra chez Anfry.

« Mme la comtesse demande Blaise.

— Moi ? Mme la comtesse me demande ? répéta Blaise fort étonné.

— Oui, oui, et tout de suite encore. « Allez me chercher Blaise, m’a-t-elle dit, et amenez-le-moi le plus vite possible. »

— Qu’est-ce que cela veut dire ? dit Anfry avec inquiétude. Vas-y, mon Blaisot ; va, tu ne peux faire autrement,… et reviens vite nous dire ce qui se sera passé, car je ne suis pas tranquille.

— Ne vous tourmentez point, papa ; que voulez-vous qui m’arrive ! Et quand même il m’arriverait des choses pénibles, le bon Dieu n’est-il pas là pour me protéger, me secourir, et ne dois-je pas être heureux de me conformer à sa volonté ? À revoir, papa ; je resterai le moins que je pourrai. »

Blaise partit gaiement et se dépêcha d’arriver pour être plus vite revenu. On le fit entrer immédiatement chez la comtesse, qui l’attendait avec impatience. Il salua ; la comtesse lui fit un petit signe de tête, renvoya le domestique, s’assit et dit à Blaise, d’un air froid et hautain :

« Je sais que tu as profité de mon absence pour t’emparer de l’esprit de mon mari et de mon fils ; tu as réussi on ne peut mieux ; je ne vois que des visages allongés les jours où ils ne peuvent prétexter une promenade extraordinaire pour te faire leur visite ; il faudrait pour leur rendre leur bonne humeur que M. Blaise fût toujours près d’eux. Je sais que ma fille est entraînée par son père et par son frère à faire comme eux. Cet état de choses me contrarie et ne peut durer. Je t’ai fait venir pour te dire que j’ai encore assez bonne opinion de ta loyauté pour espérer être obéie en t’interdisant toute démarche qui pourrait te rapprocher de mes enfants ; quant au comte, tu peux passer ta vie à lui baiser les mains et lui faire des platitudes sans que je m’en préoccupe aucunement ; mais je ne veux pas de cette sotte amitié de mes enfants pour un fils de portier et un petit intrigant. Si tu veux obéir à la défense que je te fais, je m’occuperai de ton avenir ; je te ferai donner une bonne éducation, et je t’assurerai une rente qui te mettra à l’abri de la pauvreté. Acceptes-tu ?

— Madame la comtesse, je n’enfreindrai pas la défense que vous me faites, quelque chagrin que j’en éprouve ; je prierai M. le comte de vouloir bien m’aider à suivre vos ordres. Quant à la pension, à l’éducation et aux avantages que vous voulez bien me promettre, vous me permettrez de tout refuser. Je n’ai besoin de rien ; je ne veux pas sortir de ma condition, ni mener la vie d’un paresseux ; je gagnerai mon pain comme a fait mon père, et, avec l’aide du bon Dieu, j’arriverai à la fin de ma vie sans avoir jamais vendu ni mon cœur ni ma conscience. Je puis affirmer à madame la comtesse qu’elle se trompe en pensant que j’ai intrigué pour gagner l’amitié de M. le comte et de M. Jules. Je n’ai rien fait pour cela ; c’est venu tout seul, je ne sais comment, car je sens combien je suis loin de mériter les bontés de M. le comte, de M. Jules et de Mlle Hélène. Le bon Dieu a mené tout cela. Peut-être m’a-t-il donné tant d’amour pour eux afin de m’éprouver, et me donner le mérite du sacrifice au moment de ma première communion… Mais, je vous le promets, madame la comtesse, je ne verrai vos enfants qu’avec votre permission. »

En achevant ces mots, le pauvre Blaise, qui avait réussi jusque-là à conserver son sang-froid, fondit en larmes. Il voulut dire quelques mots d’excuse, mais les paroles ne pouvaient sortir de ses lèvres ; honteux de prolonger une scène dont la comtesse pouvait s’irriter, Blaise prit le parti de s’en aller sans autre explication, et, saluant à la hâte, il s’avança vers la porte. Avant de l’ouvrir il jeta un dernier regard sur la comtesse, qui s’était levée et qui avait fait un pas vers lui ; un certain attendrissement se manifestait sur le visage de la comtesse ; au mouvement que fit Blaise pour s’arrêter, elle reprit son air hautain et fit un geste impérieux qui termina sa visite.

Le pauvre garçon évita l’antichambre pour cacher ses larmes aux domestiques, et sortit par un petit escalier qui communiquait à l’appartement du comte et des enfants. À peine avait-il franchi les premières marches, qu’il se heurta contre M. de Trénilly, que les larmes qui obscurcissaient sa vue l’avaient empêché d’apercevoir.

« Où vas-tu donc si précipitamment, mon ami, et comment es-tu rentré au château ? » lui dit M. de Trénilly en le retenant.

Blaise ne répondit qu’en se serrant contre la poitrine du comte et en donnant un libre cours à ses sanglots.

« Blaise, mon enfant, pourquoi ces larmes, ces sanglots ? lui dit le comte avec inquiétude. Que t’arrive-t-il de fâcheux ? Dis-le moi ; parle sans crainte.

— Pardon, monsieur le comte, mon bon monsieur le comte, répondit Blaise en retenant ses sanglots. C’est que je ne m’attendais pas… j’ai été pris par surprise… et je me suis laissé aller ;… mais je vais tâcher d’être plus raisonnable… plus résigné.

— Résigné ! à quoi donc, mon cher enfant ? De quoi parles-tu ?

Mme la comtesse m’a défendu de voir M. Jules et Mlle Hélène, et j’ai promis de lui obéir. Vous voyez que j’ai de quoi pleurer et m’affliger.

— Encore ! dit le comte avec colère. Toujours cette haine contre ce noble et généreux enfant ! »

Le comte resta quelque temps immobile et pensif, tenant toujours Blaise de ses deux mains.

« Mon cher enfant, dit-il enfin avec tristesse, je ne sais quel parti prendre pour t’épargner, à toi et à Jules, ce nouveau chagrin. Je ne puis forcer la volonté de ma femme ; je ne puis conseiller à mes enfants de désobéir à leur mère. Et pourtant c’est cruel de devoir les sacrifier, ainsi que toi, à cette volonté impérieuse et déraisonnable.

— Cher monsieur le comte, soumettons-nous à ce qui nous vient par la permission du bon Dieu ; c’est bien, bien pénible, il est vrai ; je sais que c’est triste pour vous et pour M. Jules presque autant que pour moi-même, car vous m’aimez, je le sens dans mon cœur. Mais, mon cher monsieur le comte, savons-nous le temps que durera cette séparation ? Peut-être le bon Dieu touchera-t-il le cœur de Mme la comtesse. Aidez-moi, aidez M. Jules et Mlle Hélène à lui obéir, notre soumission l’adoucira et changera ses idées à mon égard. Pensez donc qu’elle me croit faux, hypocrite, intrigant ; elle craint peut-être que je ne corrompe M. Jules et Mlle Hélène ; une mère, vous savez, monsieur le comte, c’est toujours si craintif, si inquiet ! elle est plus à plaindre qu’à blâmer, je vous assure. Ainsi, monsieur le comte, promettez-moi que vous m’aiderez à tenir ma promesse, et que vous n’amènerez plus M. Jules et Mlle Hélène sans le consentement de Mme la comtesse… Voyons, très-cher monsieur le comte, du courage ! Je vois bien qu’il vous en coûte, d’abord par amitié pour M. Jules et pour moi ; et puis… parce qu’il en coûte toujours de céder, surtout à une femme… Mais c’est pour votre repos, pour votre bonheur, cher monsieur le comte. Croyez-moi, nous serons plus heureux en cédant qu’en résistant.

— Mon brave Blaise, dit le comte, c’est toujours de toi que viennent les sages avis et le bien. Je crois que tu as raison ;… céder, c’est mieux… Mais toi, toi, pauvre enfant, qui ne penses jamais à toi-même, tu souffriras.

— Pas autant que je l’avais craint, puisque je vous verrai, vous, cher monsieur le comte,… car… vous continuerez à me visiter et à me donner des nouvelles de ce bon M. Jules et de cette excellente Mlle Hélène, toujours si bonne pour moi.

— Moi ! tous les jours, mon enfant ! tous les jours ; c’est un besoin pour mon cœur. Tu sais si je t’aime ! tu serais mon fils, je ne pourrais t’aimer davantage. »

Le comte embrassa une dernière fois le pauvre Blaise, qui s’en alla fort triste, mais un peu consolé par les paroles affectueuses du comte.

« Eh bien ! mon Blaisot ? lui cria Anfry, du plus loin qu’il le vit.

— Rien de bon, papa, répondit Blaise, mais pas trop mauvais non plus.

— Encore les yeux rouges, mon pauvre garçon ! Ces satanés gens te feront mourir de peine !

— Pas de danger, papa, dit Blaise en s’efforçant de sourire. Il n’y a que le premier moment qui vous emporte quelquefois… Avec la réflexion, on se résigne…

Anfry.
Tu passeras donc ta vie à te résigner, mon pauvre Blaise ?
Blaise.

Sans doute, papa, et c’est un vrai bonheur que le chagrin ; cela vous ramène toujours au bon Dieu : on prie mieux en apprenant à souffrir ; le bon Dieu est là qui vous aide et qui vous console si bien !

Anfry.

Et pourtant tu as pleuré !… et tu pleures encore… Tiens, tiens, les larmes roulent sur tes pauvres joues amaigries.

Blaise.

Ce n’est rien, papa ; c’est un reste qui va s’en aller quand j’aurai fait une petite visite au bon Dieu dans son église. »

Blaise raconta à son père la cause de son nouveau chagrin, en atténuant avec sa bonté accoutumée les paroles dures et injurieuses de la comtesse. Anfry contenait avec peine sa colère ; il connaissait assez la comtesse pour deviner ce que la charité de Blaise lui cachait. Quand le récit fut fini, il serra Blaise dans ses bras à plusieurs reprises, mais sans dire une parole, et le laissa aller chercher près du bon Dieu sa consolation accoutumée contre les chagrins qu’il supportait avec une fermeté au-dessus de son âge.