Pauvre Blaise/6

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Librairie Hachette et Cie (p. 60-74).

VI

Vengeance d’un éléphant


« Broum, broum, broum. Voyez, messieurs, mesdames, l’animal le plus grand de tous les animaux créés par le bon Dieu, et, malgré sa grande taille, le plus doux, le plus obéissant. Venez, messieurs, mesdames, admirer cet animal et son savoir-faire ; deux sous par tête, deux sous. »

L’homme qui parlait ainsi était entré dans la cour du château avec son éléphant, un des plus gros de son espèce et, comme le disait son maître, un des plus doux. En un instant une douzaine de têtes se firent voir aux fenêtres, entre autres celle de Jules ; il accourut aussitôt pour voir l’animal de plus près ; Hélène et sa mère le suivirent bientôt, ainsi que tous les domestiques. Quand il y eut dans la cour assez de monde pour donner une représentation du savoir-faire de l’éléphant, le maître passa une sébile devant toutes les personnes présentes, et chacun y déposa son offrande. La représentation La sébile se trouvant suffisamment remplie, le maître fit déployer à l’éléphant tous ses talents. Il lui fit lancer une énorme boule et la recevoir au bout de sa trompe ; il lui fit saluer la compagnie ; déboucher une bouteille de vin, en verser un verre plein, l’avaler sans en répandre une goutte, en verser un second verre et y tremper une tranche de pain qu’il avala comme une pilule ; il lui fit casser des noix avec son gros pied de devant ; il lui fit transporter en tas des pierres que deux hommes pouvaient à peine soulever, et que l’éléphant enleva avec la même facilité qu’un enfant aurait mise à manier une noix ; et il lui fit exécuter beaucoup d’autres tours plus ou moins difficiles, qui excitaient l’admiration de tous les spectateurs.

Quand la représentation fut terminée, le maître s’approcha de M. de Trénilly et lui demanda la permission de coucher dans une de ses granges. M. de Trénilly y consentit, à la grande joie des enfants, qui comptaient bien revoir l’éléphant dans son appartement et lui apporter à manger.

« Que donnez-vous à dîner à votre éléphant ? demanda Jules au maître.

— Des boulettes de farine et d’œufs, monsieur, et un baquet de son avec des choux et des carottes.

— Où sont vos boulettes ? demanda Jules.

— Je vais les apprêter, monsieur ; elles ne sont pas encore faites.

— Blaise, Blaise, allons voir faire les boulettes de l’éléphant, et nous regarderons comment il les mange.

— Je n’ai pas le temps en ce moment, monsieur ; j’ai de l’ouvrage pour le maître d’école qui m’a commandé des modèles d’écriture pour les enfants qui commencent.

— Bah ! tu les feras plus tard ; viens, viens vite !

— Impossible, monsieur ; plus tard je n’aurai pas le temps.

— Papa, papa, dit Jules à M. de Trénilly, dites à Blaise de venir jouer avec moi ; il croit que vous le gronderez s’il quitte son travail.

— Va jouer, Blaise, dit M. de Trénilly, tu travailleras un autre jour.

— Mais, monsieur le comte…

— Va donc, quand je te le dis, reprit M. de Trénilly avec quelque impatience : il est bon d’aimer à travailler, mais il faut aussi savoir jouer ; chaque chose en son temps. »

Blaise n’osa pas répliquer et suivit à contre-cœur et à pas lents Jules qui courait à la ferme pour voir faire les boulettes et la soupe de l’éléphant.

« Blaise, Blaise, dépêche-toi ; viens voir tout ce qu’on met dans les boulettes de l’éléphant. »

Blaise ne se dépêchait pas : quand il arriva, les boulettes étaient à moitié faites ; c’étaient des boules, grosses comme des melons ; dans chacune d’elles il y avait douze œufs, une bouteille de lait, une livre de beurre et deux livres de pain ; tout cela était mêlé, pétri et roulé. La soupe se composait d’un demi-tonneau d’eau dans laquelle on faisait cuire deux énormes paniers de choux, de carottes, de navets, de pommes de terre, avec une forte poignée de sel et une livre de beurre.

« Cet éléphant doit coûter cher à nourrir, dit Blaise, il mange à un seul repas ce qui nous suffirait pour huit jours à papa, maman et moi.

Jules.

Tu vois bien qu’il n’y avait pas de viande ; il vous faut de la viande pour vivre, je suppose.

Blaise.

De la viande, monsieur Jules ! nous n’en mangeons que le dimanche, et il ne nous en faut pas beaucoup ; avec un morceau gros comme le poing nous en avons de reste pour le lendemain.

— Pas possible ! s’écria Jules avec étonnement. Moi, je ne mange que de la viande ; que manges-tu donc les jours de la semaine ?

Blaise.
Du fromage, un œuf dur, des légumes, avec du pain, bien entendu. Quant au pain, j’en ai tant que j’en veux.
Jules.

Ah ! bien, moi, si on ne me donnait pas de viande, je ne mangerais rien du tout.

Blaise.

Ce serait tant pis pour vous, monsieur Jules, car vous souffririez de la faim ; et quand on a faim on trouve bon tout ce qui se mange. Mais voyez, voilà qu’on porte à manger à l’éléphant ; approchons pour le voir avaler ses boulettes. »

Jules courut à la grange ; il voulut entrer.

« N’entrez pas, mon petit monsieur, lui dit le gardien ; quand l’éléphant va manger et pendant qu’il mange, il n’est pas commode ; il pourrait vous faire du mal.

— C’est ennuyeux, dit Jules en tapant du pied ; j’aurais voulu le voir quand il mange.

— Tenez, monsieur Jules, dit Blaise, montez sur ce banc de pierre qui est sous la fenêtre ; vous verrez très-bien dans la grange sans courir aucun danger. »

Jules grimpa sur le banc ; la fenêtre de la grange était ouverte ; il vit parfaitement l’éléphant saisir les boules avec sa trompe et les porter à sa bouche ; de même pour la soupe ; sa trompe lui servait de cuillère et de fourchette.

Quand il eut fini son repas, il tourna la tête vers Jules et Blaise, qui restaient à la fenêtre, et allongea vers eux sa trompe comme pour demander quelque chose.

« On croirait, dit Blaise, qu’il demande son dessert ; j’ai tout juste dans ma poche une demi-douzaine de pommes que j’ai ramassées devant notre porte ; je vais voir s’il les aime. »

Et Blaise présenta une pomme à la trompe de l’éléphant ; l’animal la flaira un moment, la saisit et l’avala ; une autre, puis une troisième eurent le même succès ; quand toutes les six furent mangées et qu’il continua à allonger sa trompe pour en demander encore, Jules tira de sa poche une longue épingle avec laquelle il embrochait les pauvres papillons et hannetons qu’il attrapait, et piqua fortement le bout de la trompe de l’éléphant. Celui-ci parut irrité ; il secoua sa trompe et sa tête, leva les jambes l’une après l’autre comme s’il faisait le mouvement d’écraser quelque chose ; mais il se calma promptement et allongea encore une fois sa trompe, la dirigeant vers Blaise.

« Je n’ai plus rien, mon pauvre ami, dit Blaise en lui faisant voir ses deux mains vides et en lui caressant la trompe.

— Mais moi, j’ai encore quelque chose pour toi, mon cher, s’écria Jules. Tiens, tiens, tiens. »

Et il accompagna chaque tiens d’un fort coup d’épingle sur sa trompe allongée.

Cette fois l’animal poussa un cri discordant, et regarda autour de lui comme pour chercher un moyen de se venger.

Puis il se retourna vers un énorme cuvier, plein d’eau qu’on y avait versée pour le faire boire.

« Il boit ! il boit ! s’écria Jules. Dieu, quelle quantité d’eau il avale ! »

Quand l’éléphant eut presque vidé le cuvier, il se retourna vers la fenêtre où étaient toujours Jules et Blaise ; il allongea sa trompe vers Jules et lui lança un jet d’eau avec une telle force, que Jules fut jeté de dessus le banc où il était monté. La trompe de l’éléphant le poursuivit à terre et continua à l’inonder de telle façon, qu’il ne pouvait ni crier ni se relever.

Le bon Blaise, effrayé des mouvements convulsifs de Jules, et ne sachant comment faire finir la vengeance de l’éléphant, s’élança vers le bout de la trompe en joignant les mains et en criant :

« Oh ! éléphant, mon cher éléphant, cesse, je t’en prie ! tu vas le faire étouffer. »

Dès que l’éléphant vit que Blaise, qui s’était jeté devant Jules, allait être inondé, il arrêta sa vengeance, et, rentrant sa trompe, il reversa l’eau qui y était encore dans le cuvier d’où il l’avait tirée.

Blaise aida Jules à se relever ; à peine fut-il debout, qu’il repoussa Blaise avec colère en criant :

« C’est ta faute, méchant, vilain ; c’est toi qui m’as fait monter sur ce banc ; c’est toi qui as attiré l’éléphant en lui donnant de vilaines pommes, que tu nous a volées probablement. Va-t’en ; je le dirai à papa.

— Comment, monsieur Jules, répondit Blaise tout surpris. Qu’ai-je donc fait ? Je vous ai fait monter sur le banc pour que vous voyiez mieux ; j’ai donné mes pommes à l’éléphant pour lui faire plaisir ; et les pommes étaient bien à moi, elles sont tombées d’un pommier qui est à papa. »

Jules continuait à crier et à repousser à coups de pied et à coups de poing le pauvre Blaise, qui voulait l’aider à marcher avec ses habits ruisselants d’eau.

Toute la maison était accourue aux cris de Jules ; quand Hélène le vit trempé des pieds à la tête, elle eut peur et crut à un accident.

« Non, c’est la faute de ce méchant Blaise, dit Jules, pleurant pendant qu’on l’emmenait ; c’est lui qui a tout fait.

Hélène.
Comment, Blaise, tu as jeté Jules dans l’eau ?
Blaise.

Non, mademoiselle ; je ne sais pas pourquoi M. Jules rejette la faute sur moi ; je n’ai rien fait de mal, que je sache.

Hélène.

Qu’est-ce qui l’a mouillé ainsi ?

Blaise.

C’est l’éléphant, mademoiselle, qui lui a craché de l’eau à la figure.

Hélène.

Ah ! ah ! ah ! j’aurais voulu le voir. Ah ! ah ! ah ! cela devait être drôle, car ce n’est certainement pas dangereux.

Blaise.

Ma foi, mademoiselle, l’éléphant était bien en colère tout de même, et si je ne m’étais pas jeté devant M. Jules, l’eau aurait fini par l’étouffer, car il ne pouvait pas respirer.

Hélène.

Pourquoi l’éléphant était-il en colère et pourquoi ne t’a-t-il pas jeté de l’eau comme à Jules ? »

Blaise raconta à Hélène ce qui était arrivé, et Hélène lui promit de le redire à sa maman, pour qu’elle ne crût pas les mensonges de Jules.

À peine Hélène avait-elle quitté Blaise, qui s’en retournait tristement à la maison, qu’elle rencontra son père qui avait l’air irrité.
Le comte.

Sais-tu où est Blaise, Hélène ? Je cherche ce petit drôle pour lui tirer les oreilles ; il ne fait que des sottises et des méchancetés.

Hélène.

Et qu’a-t-il donc fait, papa ?

Le comte.

Il a manqué faire tuer Jules par l’éléphant en le forçant à monter sur une fenêtre d’où il ne pouvait plus descendre, et puis ce mauvais garnement s’est mis à exciter l’éléphant ; quand celui-ci a été bien en colère, Blaise s’est sauvé bravement : le pauvre Jules, qui était pris sur cette fenêtre, a été jeté par terre par l’éléphant, qui lui lançait à la figure toute l’eau qu’il avait pu ramasser dans sa trompe.

Hélène.

Je crains, papa, que Jules n’ait menti cette fois encore ; Blaise vient de me raconter comment la chose s’est passée, et il n’a aucun tort. »

Et Hélène raconta à son père ce que venait de lui dire le pauvre Blaise. M. de Trénilly fut très-embarrassé, car, cette fois encore, l’un des deux mentait ; et comment savoir lequel ? Après quelques instants de réflexion, il dit :

« Je trouve pourtant singulier, Hélène, que, chaque fois que Jules sort avec Blaise, il lui arrive quelque fâcheuse aventure ; et quand il sort seul ou avec d’autres, il ne se passe rien d’extraordinaire.

Hélène.

C’est vrai, papa, et pourtant je suis sûre que Blaise n’a aucun tort et que Jules invente.

Le comte.

Nous saurons cela un jour ou l’autre ; mais, en attendant, j’engagerai Jules à jouer le moins possible avec ce Blaise, que je crois être un vaurien. »