Pauvre petite !/II

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Paul Ollendorff (p. 29-42).
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II



Son union fut stérile ; dans les premiers temps, elle en eut un réel chagrin, surtout lorsqu’elle vit un berceau près de moi et qu’elle embrassa mon premier-né. Souvent elle le prenait dans ses bras et se cachait afin de dissimuler une larme !

Ma petite Louise, pourquoi ne pas avouer que c’est cela qui a manqué à toute ta vie ? Voilà ta seule excuse si on veut bien t’en laisser une. Tu as eu beau être admirée, tu as eu beau être artiste, rien, vois-tu, n’atteint, comme poésie, le premier sourire de son fils !

J’ai dit qu’elle était artiste. Oui, elle l’était réellement ; sa voix chaude et caressante remuait jusqu’aux plus intimes fibres du cœur ; et quoique son mari n’aimât pas beaucoup la musique, elle avait souvent des réunions, soit nombreuses, soit intimes, où elle se produisait avec un charme incomparable.

Parmi ses habitués, dont j’étais naturellement, il y avait un ménage d’une laideur remarquable qui l’admirait de confiance, trop heureux d’être admis dans un salon élégant.

Ils appartenaient à cette catégorie plate et dédaigneuse qui flatte ceux dont elle espère tirer avantage, et qui n’a qu’un sourire de pitié pour le reste !

Puis une femme brune, grande, au teint mat, qu’on aurait prise pour un marbre antique échappé à quelque musée, sans ses grands yeux noirs brillants qui vous pénétraient jusqu’à l’âme. Elle se nommait Mathilde, et familièrement nous l’appelions Matt. Oh ! celle-là, si j’avais pu lui fermer la porte de Louise, avec quelle joie je l’aurais fait ! Elle me semblait être son mauvais génie, et toutes les fois que j’entendais dire dans le monde quelque chose de malveillant sur Louise, je l’attribuais à Matt. Elle avait une façon de dire : « La pauvre petite », qui me donnait le frisson.

Je ne crois pas avoir dit encore, pourquoi on appelait Louise : pauvre petite ; ce surnom lui venait de son enfance ; elle était très délicate, née avant le temps, et avait passé ses premiers jours enveloppée dans de la ouate ; elle était, paraît-il, si chétive, qu’on ne pouvait s’empêcher, en la voyant, de s’écrier : Oh ! la pauvre petite ! Maintenant ce surnom était un peu ridicule, à cause de sa haute taille et de son élégante ampleur, mais l’habitude était prise.

Il y avait aussi, les soirs de musique, quelques amis de son mari. Les uns, peu nombreux, l’écoutaient religieusement, les autres fumaient à l’écart, ou causaient sans se préoccuper du bruit gênant qu’ils faisaient. Que de fois j’ai eu envie de les griffer !

Mais il faut signaler, entre tous, un être qui, pour moi, tenait du reptile et du tigre, avec l’œil perçant d’un fauve, la chevelure trop noire et trop abondante, une facilité de parole fastidieuse. Cet être qui répondait au nom de dom Pedro était Portugais ; onduleux et insinuant, il avait, je crois, fasciné Louise ; quand il était là, sa voix prenait un charme saisissant ; elle se jouait des vocalises les plus ardues et semblait une de ces fleurs n’ouvrant leur corolle embaumée qu’à la chaleur d’un soleil radieux, dont le Portugais semblait lui dispenser les rayons ! Lui, fier de se voir ainsi apprécié, tranchait de tout en maître, lui faisant même quelquefois des observations sévères, autant qu’absurdes, mais qu’elle acceptait en esclave ; son mari détestait dom Pedro, et pourtant je le trouvais là toujours !… Elle semblait même avoir un malin plaisir à lui parler comme en secret.

Cet hiver-là, j’avais beaucoup entendu jaser sur Louise, mais à quoi bon attacher une importance quelconque aux bruits mondains ?

Les conversations vont leur train, elles se croisent et s’entre-croisent si bien que, souvent, dans une même soirée, une même personne soutient, en partant, le contraire de ce qu’elle affirmait à son arrivée ; c’est ainsi que les uns disaient : « Avez-vous remarqué la baronne de X (c’était Louise) et dom Pedro ? Ils se gênent peu. — Mais non, répondaient les autres, dom Pedro ne vit plus que pour la belle Mme  de B. (c’était Matt) ! » Quelquefois on se hasardait à me demander mon avis. Devant cette audace qui me révoltait, je répondais invariablement : « Louise est mon amie, je suis sûre d’elle comme de moi-même ! » Et ils s’en allaient, les uns souriant, les autres me croyant.

Un soir de bal, au printemps suivant, Mathilde m’entendit faire cette même réponse ; elle me reprit d’un ton moqueur :

— Oh ! oh ! fit-elle, vous croyez donc que dom Pedro a bien peu d’attaque, et Louise beaucoup de défense ?

— Que voulez-vous dire, Mathilde ?

— Silence, suivez-moi.

Nous étions chez un de ces richissimes banquiers avec lesquels toute l’Europe compte à présent. Un salon aux tentures bleu de ciel, qu’encadraient délicieusement des dorures d’une finesse admirable, conduisait à la salle de danse éblouissante de lumière.

C’était, à ce moment, un spectacle exquis ; les danses étaient fort gaies, il y avait beaucoup de jeunes gens : ces joues animées, ces épaules nues, chargées pour la plupart des pierreries les plus précieuses, les rires, la musique, tout cet ensemble entraînant forçait, en quelque sorte, la nature la plus calme à quelque agitation… Matt voulait me mener dans la serre sur laquelle donnait cette salle ; il était impossible de songer alors à la traverser, mais on pouvait facilement la tourner en passant par un délicieux boudoir rempli d’objets d’une grande valeur.

Rien ne peut dire le calme mystérieux de ce vaste jardin de cristal. Des plantes exotiques répandues à profusion tendaient leurs larges feuilles comme pour tamiser encore la pâle lumière qu’on y laissait pénétrer comme à regret… Un petit jet d’eau caché dans le parterre central couvrait de son bruit les conversations intimes !… un seul couple était assis, mais je ne pouvais distinguer les figures :

— Louise et dom Pedro ! murmura Mathilde à mon oreille, en me les désignant.

Je me retournai vivement avec l’intention de lui donner, à tout hasard, un démenti formel… je me trouvai en face du mari de Louise :

— Vous avez donc oublié, Madame, que vous m’aviez promis cette valse ?

— Non pas, je vous cherchais !…

Et, me précipitant à son bras, je l’entraînai dans le tourbillon, plus vite que je ne mets de temps à l’écrire, et nous valsions, nous valsions… moi m’efforçant de rire de tout, et lui cherchant à formuler quelque excuse sur la manière brutale dont, prétendait-il, il m’avait entraînée loin de ma causerie !…

Longtemps la vision de la serre se représenta à mon esprit, mais je la chassais comme on chasse un mauvais rêve ! Non, pensais-je, c’est impossible, Louise, si belle, si artiste, si intelligente ! et dom Pedro si vulgaire, si…… Non !

Mais alors, cette intimité réelle ou feinte, pourquoi ?…