Paysages des tropiques - Le Bois d’Acoula

La bibliothèque libre.
Paysages des tropiques - Le Bois d’Acoula
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 903-918).
PAYSAGES DES TROPIQUES

LE BOIS D’ACOULA.

C’était en pleine terre chaude mexicaine, sur le littoral de l’Océan-Atlantique. Parti du village de Cosamaloapam à la naissance du jour, j’avais, pendant quatre heures, cheminé dans l’obscur dédale d’une forêt de palmiers. Sur le sol que je foulais, et que ne pouvaient atteindre les rayons du soleil, nulle trace de vie animale, nulle verdure, nul mouvement. Partout de hauts stipes gris dont les vastes panaches cachaient soigneusement le ciel, dont les rangs pressés fermaient en tous sens l’horizon. A plusieurs reprises, la ressemblance des arbres m’avait laissé croire que, mésaventure plus redoutable encore dans les forêts que dans les savanes, je tournais sans avancer. Au moment où je songeais à revenir en arrière, pour rompre le charme dont je me croyais victime, un rayon s’était montré au loin, et j’avais enfin découvert le but de mon excursion : la petite rivière du Salado.

Assis à l’un des coudes décrits par le mystérieux cours d’eau, — de rares Indiens connaissent seuls les solitudes qu’il traverse, — je le voyais s’étendre en droite ligne, puis se diriger vers l’ouest. Au-dessus du sillon tracé par son lit entre les palmiers se découpait une longue bande de ciel dont le bleu flamboyant, saturé de soleil, ramenait vite mes regards éblouis vers le sol ou, mieux dit, sur l’épais tapis de plantes aquatiques qui me cachait la vue de l’eau.

Le lieu était morne, sauvage, d’un pittoresque étrange. Deux ou trois des arbres qui bordaient la petite rivière, et dont elle baignait les racines, se penchaient si fort au-dessus d’elle que leur obliquité me gênait. Tôt ou tard, sous le souffle d’un vent d’orage, les imprudens devaient s’abattre dans l’eau, qui, voilée, immobile en apparence, rongeait sournoisement leur base et préparait leur chute.

Deux de ces vaincus, comme exemples, flottaient en face de moi, et ce ne fut qu’à la longue que je m’aperçus qu’ils se mouvaient. Entraînés par un courant à peine sensible, ils allaient être mollement conduits jusqu’au fleuve des Papillons, dont les ondes vivantes, tumultueuses, les emporteraient vers la mer. Là, saisis, roulés par les flots surchauffés du Gulfstream, ils entreprendraient un long voyage circulaire pour se voir, par une nuit de tempête, brutalement lancés sur une des plages sablonneuses qui bordent le golfe du Mexique. Alors les vieux arbres, nés, grandis dans le silence des solitudes, entendraient nuit et jour la mer, cette éternelle désolée, se lamenter et gémir. Accoutumés à porter des nids, ils serviraient de refuge, comme je l’avais vu quinze jours auparavant, à d’énormes crabes qui, des splendeurs de la terre tropicale qu’ils habitent, ne connaissent et n’apprécient que les sables arides, les cadavres putréfiés d’animaux, les troncs morts.

Il était plus de midi, l’heure, dans la terre chaude, des solennels et troublans silences. Aucun souffle, aucun mouvement, aucun bruissement. On « respirait du feu, » ainsi que me l’avait dit l’Indien qui m’accompagnait, avant de s’étendre, pour goûter les douceurs d’une sieste, nu sur le sol nu.

Aucun souffle, aucun bourdonnement, une immobilité inquiétante, funèbre, sous les rayons d’un soleil qui, d’ordinaire, vivifie tout. Rien ne semblait pouvoir marcher, voler, ni même ramper sous le poids d’un air si chaud, si lourd, qu’il appesantissait jusqu’aux ailes de gaze des némocères. Et cet air embrasé, écrasant, était saturé de cette odeur fade, écœurante des régions où règne la fièvre jaune; de cette odeur mortuaire que veulent en vain oublier ceux qui l’ont une fois respirée.

Je n’étais pas seul sur les bords de la rivière du Salado ; outre l’Indien qui dormait sous ma garde, un échassier, un tantale à tête chauve, était venu, quelques minutes après mon arrivée, se poser lourdement à trente pas de moi. Sans se préoccuper de ma présence, le gigantesque oiseau avait procédé à ses préparatifs de pêche, sondé la vase, écarté quelques herbes, appuyé son long bec contre sa poitrine, puis replié sa jambe gauche. Planté sur sa jambe droite, trop grêle en apparence pour supporter le poids de son corps et qui néanmoins le supportait sans faiblir depuis une heure, il se tenait droit, impassible. On eût pu le croire endormi sans les points lumineux de ses pupilles noires, scrutant les profondeurs de l’eau.

Sur la rive qui me faisait face, cherchant les rayons du soleil avec le même soin que je mettais à les éviter, un caïman. Si, accoté contre le stipe du palmier au pied duquel j’avais déjeuné, je ne bougeais guère, mon voisin, — 15 mètres à peine nous séparaient, — bougeait moins encore. De même que le tantale, il paraissait pétrifié. Tourné vers la rivière, prêt à s’y plonger en cas d’alerte, il soulevait de temps à autre sa mâchoire supérieure, seule mobile, comme on soulève le couvercle d’une boîte. Dans cette position béate, il me regardait rêveur. Je lui rendais le même hommage ; toutefois nos idées, — si les crocodiles en ont, — ne devaient pas plus se ressembler que nos personnes ou nos goûts.

Je l’observais et, bien que mon fusil chargé fût à portée de ma main, je n’avais nulle intention hostile. Je voulais étudier les allures de l’étrange bête, voir se manifester un de ses instincts. J’attendais qu’elle agît. Mais elle, qu’attendait-elle ?

Une proie? Non: son ventre s’étalait rebondi, débordant; elle jouissait visiblement des ardeurs du soleil en repue. Quel être mystérieux que ce muet antédiluvien, que cette créature du monde primitif attardée, oubliée dans le nôtre ! Antiques maîtres de la terre, des eaux et même de l’air, les grands sauriens ont vu naître l’homme, ils savent de quel limon il est pétri. J’aurais voulu pouvoir interroger non-seulement le reptile, mais aussi l’échassier. Avec son crâne chauve, sa gravité, son air méditatif, il devait en savoir long, ce penseur patient, sur l’enfance ténébreuse de notre globe.

J’observais, et que de pensées traversaient mon esprit ! La solitude porte à la mélancolie ; ce n’est pas le rire qui, au désert, est le propre de l’homme. J’observais, j’étudiais le présent, lui demandant surtout l’explication du passé.

Le milieu dans lequel je me trouvais, il faut l’avouer, justifiait amplement les tendances de ma curiosité. Tout, dans ce qui m’entourait, contribuait à me faire oublier la réalité, à me transporter dans une des phases merveilleuses des temps écoulés. Aucun des objets ni des êtres que j’avais sous les yeux n’appartenait au monde moderne, tous dataient de l’époque antédiluvienne. En fait de végétaux, des cycadées, des fougères, des prêles; comme êtres vivans, des mollusques, des reptiles, des némocères. Le demi-jour, le silence, la chaleur, l’odeur miasmatique qui s’élevait du sol limoneux, me rendaient le contemporain du monde qui a été. En ce moment, un bruit quelconque, se produisant à l’improviste, m’eût fait appréhender l’apparition de l’un des monstres de l’époque secondaire, de cette époque indécise où les reptiles avaient des ailes, où, l’homme n’étant pas encore né, la pensée était absente de la terre.

Tout à coup, mon voisin le tantale, avec une lenteur méthodique en parfait accord avec la gravité de sa tenue, redressa son bec, abaissa celle de ses jambes qu’il tenait repliée, éleva ses ailes de façon à ce qu’elles se trouvassent droites sur son dos, et parut écouter. S’affaissant sur ses longs jarrets, il les détendit à l’improviste et, sous cette impulsion puissante, son corps massif fut soulevé. Ses ailes battirent aussitôt, faisant siffler l’air énergiquement fouetté. Par un vol oblique, l’énorme oiseau s’éleva jusqu’au sommet des palmiers, le dépassa. Se mouvant alors à l’aise, il poussa un cri aigre et disparut. Je supposai que, las d’une attente vaine, las d’immobilité, le mélancolique pêcheur allait chercher fortune plus loin.

Ramenant mes regards vers la rivière, je vis avec surprise le caïman bouger à son tour. D’une marche indolente, rampante, il se rapprocha de l’eau, puis se laissa glisser si doucement sous les herbes flottantes qui la couvraient qu’elles ondulèrent à peine. Je me levai ; la retraite de mes deux voisins ne pouvait être une simple coïncidence de leur caprice, elle devait avoir été déterminée par une même cause. Leur ouïe, leur odorat, ou l’un des sens inconnus des hommes que possèdent certainement les animaux, les avait sans aucun doute prévenus d’un danger, et la prudence m’ordonnait de ne pas mépriser leur indirect avis, de profiter de leur expérience.

Je me tins longtemps aux écoutes, perplexe, réfléchissant. La venue d’un fauve, je le savais, n’eût pas plus troublé la sieste du caïman que l’apparition d’un oiseau de proie n’eût interrompu la pêche du tantale. S’agissait-il de l’approche d’un Indien ? Non ; dans les régions de la terre chaude où l’homme se montre rarement, aucun animal, qu’il soit Carnivore, ruminant, ailé ou rampant, ne se trouble à son apparition. Tous le regardent avec plus de surprise que d’effroi, avec plus de curiosité que de convoitise. Le nez au vent, les oreilles dressées, — je parle des ruminans aussi bien que des carnassiers, — ils s’avancent même parfois vers lui, comme pour l’aborder. Je ne fais d’exception que pour les loups de savanes et les renards, qui, nomades, ont forcément rencontré des chasseurs dans leurs voyages, appris d’eux la méfiance, peut-être aussi la félonie.

Comment, sur la terre découverte par Colomb, — je restreins mon observation à ce que j’ai vu, — Expliquer l’allure amicale des animaux dits sauvages en face de l’homme ? Est-ce confiance dans leurs armes naturelles, dans leur force ? Leur instinct leur révèle-t-il que, dans une lutte corps à corps, le triomphe leur est assuré, ou un pacte de paix a-t-il véritablement existé autrefois entre tous les êtres de la création ? Serait-ce en réalité pour attaquer, non pour se défendre, ainsi que l’affirment les anthropologistes, que nos ancêtres ont inventé la lance, la fronde, la flèche, aujourd’hui résumées dans le fusil ? Si l’on considère…

Un grondement prolongé interrompt mes réflexions. Je me penche en avant, j’incline la tête, je retiens ma respiration. Prévenu par ses sens subtils qu’un bruit insolite s’est fait entendre, mon Indien se réveille, se met debout, nos regards se croisent, interrogateurs. Nous nous taisons ; c’est là une preuve que, pas plus l’un que l’autre, nous ne pouvons expliquer la nature du bruit que nous entendons. Toute l’attention de mon compagnon se porte vers la droite, tandis que la mienne se concentre vers la gauche ; lequel de nous a raison ?

La rumeur, qui semblait d’abord augmenter d’intensité, s’affaiblit, devient à peine sensible, s’éteint. Nous sommes-nous trompés ? nos oreilles ont-elles bourdonné ? Plusieurs minutes s’écoulent ; au moment où je me dispose à parler, le bruit renaît.

— Un orage, dis-je, en songeant au vacarme que produisent les feuilles de palmiers lorsqu’elles sont remuées par le vent.

José, — mon Indien, — secoue négativement la tête, écoute de nouveau. Je suis son exemple, et, si je n’étais au désert, j’affirmerais qu’un tambour résonne là-bas, bien loin, et qu’à son roulement se mêlent de temps à autre, comme dans les fêtes foraines, les sous aigus d’un clairon. Cette idée, absurde dans le milieu où je me trouve, je la repousse au moment où José, me montrant le sud, s’écrie comme s’il lisait dans ma pensée :

— Tambour et clairon, señor !

Il ajoute aussitôt :

— Un homme est perdu dans la forêt, et les gens d’Acoula sont à sa recherche.

Un homme perdu dans la forêt ! ces mots m’ont fait frissonner, en réveillant dans mon esprit de terribles souvenirs, fin un instant nous sommes équipés, en marche dans la direction du bruit qui, à des intervalles presque égaux, se tait et recommence. Nous n’échangeons pas une parole, nos pensées sont avec l’égaré près duquel, chose affreuse, nous allons peut-être passer sans le découvrir. Il nous entendra venir, lui, marcher autour du point où il gît, puis nous éloigner. Sentant fuir l’espérance, il essaiera de se mettre debout, d’appeler, et de sa gorge sèche, douloureuse, ardente, ne sortira qu’un râle sourd, qu’un souffle silencieux.

Perdu! Dans les forêts de palmiers, plus inhospitalières encore que les savanes, car elles ne nous laissent même pas entrevoir le ciel, un pareil accident c’est, pour la victime, une agonie lente et une mort inexorable. La vérité devenue certaine, l’âme la mieux trempée, celle de l’Indien lui-même, doit aussitôt lutter contre l’affolement qui, si la bonne voie n’est vite retrouvée, annihilera le raisonnement, rendra vaine la sagacité, voire l’expérience. La panique venue, et elle vient, hélas! fatale, implacable! commencent les va-et-vient sans règle qui achèvent de désorienter. On se hâte, on court, talonné par la terreur, par les spectres menaçans de la faim, de la soif, de la mort. O vanité de l’instinct, vanité de la prudence humaine ! les spectres que l’on fuit ne sont pas en arrière, ils sont en avant. Ils sont en avant, à l’affût près de l’arbre au pied duquel on roulera tôt ou tard, saignant, épuisé, vaincu.

Que d’angoisses précèdent cette chute suprême, que d’étapes douloureuses! Le demi-jour dans lequel on erre devient nuit, et l’on s’aperçoit avec désespoir que l’on a oublié de réunir les matériaux nécessaires pour allumer un feu. Perdu dans un labyrinthe, on l’est bientôt aussi dans de sinistres ténèbres. Condamné à l’immobilité, on croit sans cesse entendre ramper, on croit sentir sur sa joue l’haleine brûlante d’un fauve, la moite caresse d’une chauve-souris vampire. On se tient debout alors que l’on devrait s’asseoir, s’étendre. On lutte contre le sommeil au lieu de lui demander des forces. Aveuglement inexplicable, tout ce qui peut précipiter, rendre certaine la catastrophe que l’on redoute, on le fait. Angoissé, désespéré, on appelle, on implore le jour qui semble oublier de paraître; on compte les secondes, les minutes, les heures, et l’on trouve qu’elles sont éternelles, ces miettes de l’éternité.

L’aube que l’on a craint de ne plus revoir s’annonce; elle vous trouve en marche. La tête, lourde d’insomnie, fatiguée d’idées ressassées, garde mal son équilibre sur les épaules, vacille, penche en avant comme celle d’un enfant récemment né, comme si la cervelle était devenue de plomb. On va, machinal, sans direction arrêtée. On trébuche souvent, bien que le sol soit sans aspérités. On ne se défend plus contre les insectes, qui, joyeux, couvrent votre visage, vos mains de leurs piqûres venimeuses et se gorgent à loisir de votre sang fiévreux. Bientôt, gonflés, meurtris, les pieds se refusent à porter le corps endolori. La faim tord les entrailles, la soif dessèche la bouche, dont les parois laissent suinter du sang. Les yeux, ternes sous les paupières pesantes, dont les mouvemens sont douloureux, perdent la juste vision des choses. D’incessans mirages montrent des tableaux décevans, terribles : on rêve éveillé, on le sent, et les hallucinations s’imposent. Les chutes deviennent fréquentes ; peu à peu, on hésite à se remettre debout, puis vient l’heure où l’on ne se relève plus.

On ne se relève plus! Mais, — instinct de la bête, qui, outre qu’elle veut vivre, est dressée à fuir les causes de mort, — on essaie de se traîner, de ramper. A la fin, au prix d’indicibles souffrances, on réussit à s’adosser contre un arbre, et le sommeil, jusqu’alors repoussé, chassé, combattu, serait le bienvenu. Il vient, imparfait, troublé, et cette somnolence, pleine d’affreux rêves, est plus pénible encore que la veille. Chacune de vos douleurs corporelles, de vos angoisses morales, se traduit par un cauchemar particulier. Des tenailles mordent vos chairs, des charbons ardens brûlent vos lèvres et vos paupières, des ongles fouillent et déchirent vos entrailles, des cris discordans blessent vos oreilles. Ces cris, ils sont parfois couverts par les coups mesurés, retentissans d’un glas, d’un glas qui sait votre nom, qui vous appelle, auquel on répond mentalement d’abord, puis auquel on crie, pour le faire cesser : Me voilà! De loin en loin, un éclair de raison, un effort inutile pour se lever, pour marcher, puis la résignation de la bête qui se sent mourir. La mort n’épouvante plus : on l’accepte, on l’implore, on regrette de l’avoir fuie. Bientôt naît une appréhension poignante, celle de l’instant suprême où l’âme se séparera du corps. Celui-ci, l’esprit l’abandonne; « la guenille, » jusqu’alors défendue avec énergie, cesse brusquement d’être « chère. » L’âme consent, aspire à quitter la terre pour aller vivre là-haut, dans le ciel invisible, d’une vie conforme à ses instincts, à son essence, que le corps, avec ses exigences, lui a si souvent fait méconnaître. Elle s’humilie, se repent, s’élève. En face du Dieu que mesure et discute la philosophie, elle évoque l’image souvent reniée du grand Crucifié. Elle réclame de sa pitié, trop sublime pour n’être pas divine, une part de cette immortalité radieuse qu’il a promise à ceux qui auront aimé comme il a aimé, souffert comme il a souffert, cru en lui.

Ces souvenirs d’angoisses éprouvées, de désespoirs ressentis, d’espérances invoquées, ma mémoire me les présente tandis que je chemine sur la même ligne que José. Nous marchons à distance l’un de l’autre, afin que nos regards puissent embrasser une plus vaste étendue de terrain. Nous examinons au passage le pied de chaque arbre. De temps à autre, l’un de nous entoure sa bouche de ses mains, pousse un cri prolongé qui s’éteint, hélas! sans réveiller aucun écho.

Nos fusils sont armés; un fauve, fuyant la battue, peut croiser notre route. Par intervalles, les instrumens, sur la nature desquels nous ne pouvons plus nous méprendre, cessent de résonner. Évidemment les chercheurs écoutent, et nous écoutons de notre côté. Le bruit éclate de nouveau, et ces sons forains me sont douloureux. les contrastes ! Quelqu’un se meurt, je sais de quelle épouvantable mort, et devant mes yeux humides passent et repassent, évoquées par le clairon, l’image d’un homme en maillot pailleté d’or, celle d’un pitre se bourrant d’étoupes enflammées. Souvenirs d’enfance, souvenirs de la patrie lointaine, que je chasse avec persistance, et qui, à cette heure néfaste, reviennent obstinés.

Tout à coup, j’aperçois un Indien; il m’a vu de son côté et fait entendre un cri particulier que des voix espacées répètent : tambour et clairon se taisent aussitôt. En moins de cinq minutes, nous sommes, José et moi, entourés d’une vingtaine d’habitans d’Acoula. Les questions sont pressées de part et d’autre, les réponses brèves. José ne s’est pas trompé ; ceux qui nous parlent sont à la recherche non d’un homme, mais d’une jeune femme de leur village. Partie l’avant-veille pour aller vendre des fruits à Cosamaloapam, elle a dû, au retour, être surprise par la nuit. Est-elle égarée? A-t-elle été la victime d’un tigre noir signalé dans la contrée? Depuis deux jours on cherche.

Ces détails nous sont donnés par le régidor d’Acoula, tandis que le mari de la pauvre égarée l’écoute. L’infortuné nous interroge ensuite; nous ne pouvons, hélas! rien lui apprendre. Le tambour résonne, le clairon lance un son aigre, les Indiens s’espacent et nous prenons rang dans leur vaste ligne. Chacun doit mesurer ses pas sur ceux de son voisin de droite, ne jamais le perdre de vue, répondre à son cri de ralliement. Après chaque roulement du tambour, après chaque sonnerie du clairon, un arrêt pour écouter. Pour écouter le silence morne que nous seuls troublons par notre bruit, ou, de loin en loin, le sifflement des ailes d’un rapace, qui, posé au sommet de l’un des arbres près desquels nous passons, fuit, effrayé, jusque dans les hauteurs du ciel.

Un appel nous rassemble; le vieillard qui dirige les recherches élève au-dessus de sa tête les débris d’un épi de maïs. Chacun veut examiner, palper l’inerte objet, puis le sol sur lequel il gisait est scrupuleusement examiné, étudié. Ni l’épi ni le sol n’ont rien révélé ; néanmoins, la direction de la marche est changée. Nous croisons un sentier que connaissent, me dit-on, tous les habitans du village, et qu’a dû suivre un moment l’égarée. Une trace enfin, un semblant d’empreinte, puis une fleur flétrie; nous avançons alors plus vite. Peu à peu, il me semble que là-bas, en avant, l’obscurité de la forêt se montre moins dense. Oui, du jour, du soleil ! Je crois que nous allons déboucher sur le bord du Salado, et je me trouve brusquement sur une plage de sable fin, devant un lac.

Vers la gauche, à 200 mètres de distance environ, trois vautours, sinistres indicateurs, planent au-dessus des palmiers. Nous rentrons aussitôt dans la forêt, et nous nous dirigeons au pas de course vers le point signalé. Nous effarouchons plusieurs rapaces, qui, à grand bruit d’ailes et de feuilles froissées, vont rejoindre ceux de leurs compagnons qui planent. J’arrive un des premiers près de leur proie, près de la petite Indienne. Elle est couchée sur le côté, les bras étendus, ses grands yeux noirs démesurément ouverts. Oh! ce geste, ce visage crispé, ce regard où la terreur a laissé... Non, je ne décrirai pas ce spectacle de mort, si vivant dans mon esprit.

La douleur des Indiens est silencieuse; ils ne savent ni gémir ni pleurer. Tous ceux qui m’entourent se taisent, consternés. Nul commentaire, nulle question ; l’irréparable dénoûment, mieux que des paroles, raconte le drame qui s’est accompli. Le mari de la victime, — Elle avait seize ans et il en a dix-huit, — s’est assis près d’elle, a pris une de ses mains. Morne statue de la désolation, il ne regarde pas sa compagne, il regarde la terre molle, que l’un de ses doigts creuse machinalement. où lui tend une gourde, il la repousse. On lui parle, il n’entend pas. Comme elles sont poignantes, les douleurs sans larmes! comme elles vous émeuvent, les douleurs muettes !

Sur un ordre donné à voix basse par le régidor, le pauvre corps mutilé, dont une fleur encore fraîche d’orchidée pare les cheveux, est roulé dans une couverture, ficelé. L’alcade nomme à haute voix le mari; il se lève docile. C’est lui qui, le premier, doit porter la sanglante dépouille. On l’a lui place sur le dos, il l’assujettit à l’aide d’une courroie qui s’appuie sur son front et se met aussitôt en marche. On me remercie de mon aide, on m’invite à la veillée qui va précéder l’inhumation de la jeune femme. Connaissant ces tristes scènes, que déshonore invariablement l’ivresse, je prétexte, pour ne blesser personne par mon refus, un rendez-vous à Cosamaloapam. Je suis bientôt seul avec José, et, pas à pas, nous regagnons le lac. Il est un peu contrit, mon brave guide, de ne pas assister à la veillée à laquelle, lui aussi, il a été convié, mais il n’en témoigne aucune mauvaise humeur. Déçus de leur côté, les vautours se montrent moins résignés, moins philosophes. Là-haut, dans le ciel, ils décrivent des spirales pour suivre leur proie, qu’ils comptent reconquérir.

J’examine enfin le lac ; son aspect n’est pas de nature à égayer mes idées. Des palmiers l’enserrent, et leurs masses grises, en se reflétant à sa surface, la font paraître noire. Aucune plante ne montre sa verdure sur le sable, aucune herbe marine ne flotte sur l’eau polie, que ne raient les pattes d’aucun insecte, qui, je m’en aperçois après y avoir plongé ma main et l’avoir portée à mes lèvres, a la lourdeur et la saveur de l’eau de mer.

Au loin, j’aperçois une cabane, et je me dirige de ce côté. Vu de près, l’abri est une simple claie de feuilles de palmiers posée sur quatre pieux. De ce toit rustique, sous lequel je ne puis pénétrer qu’en baissant la tête, pendent oubliées, ou tenues en réserve, quelques lanières de viande sèche. Sur la rive, dont je suis éloigné d’une quarantaine de pas, est attachée une minuscule pirogue.

Cette vue me tente ; je me place dans la vacillante embarcation, que je pousse au large. L’eau, couleur de plomb lorsqu’elle est vue du rivage, est en réalité transparente. Est-ce au sol? est-ce à quelque communication souterraine avec la mer qu’elle doit son goût saumâtre? A quel genre de poissons sert-elle d’asile? J’avance, et je navigue bientôt de conserve avec des caïmans. Ils nagent à fleur d’eau, plongent, puis, est-ce une tactique? est-ce un jeu? ils passent et repassent sous ma coquille de noix, qu’ils feraient chavirer rien qu’en la frôlant. Je songe que le pacte de paix qui a pu exister entre leur race et la mienne est depuis longtemps rompu, et je regagne mon point de départ.

Je trouve mon guide nettoyant le sol de l’abri.

— Partons, lui dis-je.

Il me montre l’orient et répond :

— Il sera nuit avant une heure, señor, et il nous en faut deux pour sortir des palmiers; ne vaut-il pas mieux camper ici qu’en pleine forêt?

Je lève mes regards vers le ciel. Oui, la nuit s’annonce, et mieux vaut camper que s’exposer à... Pauvre jeune femme! la faim est bien pour quelque chose dans sa mort prématurée, et, selon la coutume indienne, reste des superstitions d’autrefois, des mets choisis seront bientôt amoncelés autour de sa couche funèbre! Elle est morte de faim, et, le front ceint d’une couronne de fleurs, de fleurs de soucis, elle va, rigide, froide, présider un joyeux banquet.

J’aide mon compagnon à parfaire une provision de feuilles, destinées à l’alimentation du foyer nocturne qui doit, au besoin, nous protéger contre les fauves. Cette tâche accomplie, ce n’est pas sans labeur que nous réussissons à enflammer l’ingrat combustible. Nous nous approprions un demi-mètre de la viande sèche suspendue au toit qui nous abrite, et nous lavons avec soin cette pitance, souillée par les mouches. Nos feuilles, qui se consument plus qu’elles ne flambent, produisent une fumée blanche, acre, qui, si elle nuit à la cuisson de nos beefsteaks, tient à distance l’avant-garde des moustiques.

Nos lanières sont grillées, et nos dents s’exercent à déchirer ce cuir que la faim nous fait trouver presque savoureux. Nous gardons deux de nos galettes de maïs pour le déjeuner du lendemain, et, tandis que José dispose le foyer pour la nuit, je m’assieds en face du lac.

Il est étroit, mais sa longueur doit dépasser li kilomètres. En ce moment, il a un peu perdu de son aspect morne, car le pan de ciel qu’il reflète vient de se teindre d’une belle couleur rouge. C’est que le soleil, au-delà de la forêt, au-delà des savanes, tout là-bas, hors de notre vue, descend derrière les sommets de la Cordillère. L’eau ne brille pas, n’étincelle pas sous sa couleur d’emprunt. Je crois avoir sous les yeux une masse de fer amenée à ce degré de chaleur que les métallurgistes nomment le rouge sombre : l’illusion est complète, saisissante.

Pendant dix minutes, je me crois enfin sorti du monde antédiluvien. Des vautours passent au-dessus des arbres, puis ce sont deux spatules roses, un faucon, et, babillant comme pour se rassurer, un couple de perroquets. Ils ont à peine disparu que le ciel s’assombrit. Le lac redevient noir, les palmiers se confondent ; on dirait qu’un voile, semé de points lumineux, est brusquement ramené par un mécanisme invisible de l’orient vers l’occident.

Il fait nuit; je me rapproche de la cabane sous le toit de laquelle José est déjà couché, endormi. Pour ce grand enfant, comme pour les petits, c’est appeler le sommeil que cesser d’agir. Je suis moins favorisé ; je pense, en regardant scintiller les étoiles, à la jeune Indienne qui connaît maintenant le but de la vie, qui habite peut-être un de ces mystérieux mondes au milieu desquels le nôtre est perdu. A la fin, je m’enveloppe dans ma couverture, et la fatigue m’endort plus vite que je ne l’espérais.

Je me réveille mal à l’aise, le visage et les mains en feu. Je n’ai pu, — question de nerfs sans doute, — Dormir, comme le font les Indiens, avec une immobilité de momie. Ma couverture s’est écartée, j’ai mis mes bras à l’air, et les moustiques m’ont couvert de leurs venimeuses piqûres. Je me lève, je m’assieds près du foyer, demandant du secours à sa fumée contre mes ennemis. Une lueur! le jour va-t-il paraître? Non, c’est le croissant de la lune qui brille en arrière de moi, qui bientôt, de sa lueur fantastique, éclaire un coin du lac.

Le matin, sur la rive droite du Salado, je m’étais cru devant un paysage du monde primitif, et je m’étais un instant considéré comme un des contemporains de l’ichthyosaure. Me voilà de nouveau transporté dans ce passé dont les géologues ont, disent-ils, déterminé l’âge, à quelques milliers d’années près. La partie du lac qu’éclaire la blanche lumière du croissant se détache, phosphorescente, vaporeuse, du cadre noir que lui forment les palmiers. Le silence du jour, déjà si troublant, serait du bruit dans le calme qui règne autour de moi. Une odeur de musc m’écœure, et, regardant la rive où la pirogue est attachée, j’aperçois sept caïmans. Tous sont tournés vers le foyer sans flammes, sur les parties noires duquel courent, se croisent, se poursuivent, s’enlacent, disparaissent et renaissent, avec des allures ondulantes de reptiles, de minces lignes de feu. Je remue cette braise, sur laquelle je jette une brassée de feuilles qui bientôt pétillent. Fascinés, trois des caïmans se rapprochent. En retournant à la provision de combustible, je m’arrête. A gauche de la cabane, sous l’ombre des arbres, deux points lumineux viennent de se montrer. Sont-ce des reflets? non; ils scintilleraient et seraient immobiles. Sont-ce des fulgores? que feraient ces insectes dans ce milieu? J’ai trouvé. Les points lumineux qui suivent chacun de mes mouvemens, qui se déplacent, ce sont les yeux du tigre noir dont a parlé l’un des Indiens d’Acoula, les yeux de la panthère des régions du nord de l’Amérique, du felix melas des savans.

Ce fauve est rare dans les forêts du Mexique, et l’occasion tentante. Quel magnifique souvenir pour l’un de mes amis d’Europe, que l’envoi de la peau de ce beau félin! Séduit, comme le sont les caïmans par les lueurs tremblotantes du foyer, l’animal est peu à peu sorti de l’ombre et s’avance cauteleux. Je me place de façon à le bien voir: au désert, c’est toujours un de mes soins, lorsqu’elles m’en fournissent l’occasion, d’étudier les mouvemens, les allures des bêtes.

Sauf les dimensions, le felix melas du Mexique, — Est-il le frère ou le cousin de celui du Pérou? — a tous les caractères extérieurs du chat. Celui que j’ai sous les yeux, droit d’abord et battant ses flancs de sa queue, s’affaisse peu à peu sur ses jarrets, rampe vers le foyer. Va-t-il bondir? Non; il s’étend sur le sol, pose sa tête sur ses pattes de devant qu’il allonge, et bâille. Il contemple le feu, sans cesser toutefois d’avoir l’œil sur moi, car il tourne ou relève la tête au moindre de mes mouvemens. Je fais quelques pas vers lui ; ses oreilles se renversent en arrière, sa croupe se soulève, sa gueule s’entr’ouvre. Par deux fois il répond à mes provocations de la même façon menaçante, et je juge prudent de renoncer à cette taquinerie dangereuse pour moi.

Il faut en finir ; à force d’en vouloir trop apprendre sur les mœurs de mon redoutable voisin, il pourrait bien, — Cette mésaventure m’est arrivée déjà, — se retirer et m’échapper. Je ne suis pas habile tireur, et je ne voudrais pas frapper maladroitement la bête, endommager sa peau dont je viens de disposer. Je ne me hâte pas; je crois, en voyant la satisfaction avec laquelle ma victime présumée se chauffe, avoir le temps de choisir mon heure. Je sursaute; un coup de feu vient de retentir, tiré près de mon oreille. José, qui s’est réveillé pendant mes études d’histoire naturelle, a vu notre hôte. Surpris de mon inaction en face d’une proie dont la dépouille vaut une dizaine de piastres, et ne pouvant la croire intentionnelle, il a fait ce que je comptais faire. C’est une vieille fable, toujours vraie, que celle de la tortue battant le lièvre.

Sous le coup de l’émoi que vient de me causer le coup de feu inattendu de mon guide, j’ébauche une imprécation que je n’achève pas. La bête a-t-elle été atteinte? J’en doute, car elle a bondi vers les arbres. Les caïmans, eux aussi, ont battu en retraite, et j’ai perdu le spectacle de leur fuite. José veut aller à la recherche de son tigre, je le retiens. L’animal est peut-être blessé, et c’est alors surtout qu’il faut se garer de ses griffes, le redouter.

La lune disparaît; nous voilà dans une obscurité profonde, que perce à peine la lueur rouge de notre fumeux foyer. José est sûr d’avoir atteint la panthère, sûr de la retrouver, aussitôt qu’il fera jour, à quelques pas de notre bivouac. Il me raconte que c’est le second animal de cette espèce qu’il aura tué, qu’il a vendu la peau du premier 8 piastres, que, cette fois, il exigera une plus grosse somme. Je l’écoute avec une légère irritation intérieure. Cette peau, dont il dispose, il me semble qu’elle m’appartient autant qu’à lui, qu’il me l’a ravie par sa hâte, et, qu’étant mon employé... Je reviens à des idées plus équitables, et je lui propose l’achat de son trophée. Nous débattons le prix; il veut 15, puis 12 piastres, je m’arrête à 10, Il cède, « parce que c’est moi. » Cette locution, si familière aux commerçans parisiens, me fait sourire. Il faut qu’elle réponde à un sentiment bien humain pour que je la retrouve sui-les lèvres d’un Indien, d’un homme qui, de Paris, ne connaît même pas le nom.

Le marché conclu, je me mets à rire tout haut en songeant que Je viens d’acheter la peau d’une panthère qui court peut-être encore. José, à qui j’explique la cause de ma gaîté, ne la partage à aucun degré. Toutefois, j’ai fait naître un doute dans son esprit. et l’expression de ses traits doit ressembler à celle qui attrista le visage de Perrette après la chute de son pot de lait.

Ainsi préoccupé, mon guide ne songe plus à dormir, encore moins à causer; dix piastres sont pour lui une fortune. Nous demeurons silencieux devant le foyer, assis chacun à notre mode. Moi, les jambes tantôt croisées, tantôt repliées, tantôt tendues, je tisonne; lui, les jambes ramenées contre sa poitrine, le menton appuyé sur les genoux, gardera jusqu’à l’apparition du soleil, avec une immobilité d’échassier, cette position que je n’ai jamais pu supporter au-delà de trois minutes. Le jour paraît; José se lève, s’élance et pousse un cri de soulagement, de triomphe. La panthère gît sur le sable, à quelques pieds des arbres, qu’elle n’a pu atteindre; elle a été frappée près du cœur. Incontinent, l’heureux chasseur se met en devoir de dépouiller son gibier, répugnante besogne dont je lui abandonne tout le soin.

De même que la veille, des vautours, — Leur présence sur tous les points du Mexique force sans cesse à parler d’eux, — passent ou s’élèvent dans le ciel. Viennent ensuite des hérons, des aigles, des perroquets. Sur la rive gauche du lac, que va bientôt chauffer le soleil, paraît un caïman. Il marche vers les arbres, décrit un demi-cercle et vient se poster à proximité de l’eau, prêt à s’y plonger. Un, deux, trois, puis dix, puis vingt, puis trente de ses pareils exécutent mathématiquement la même manœuvre: à la fin, je renonce à dénombrer la hideuse armée, dont l’haleine empeste l’air.

Quelques-uns des reptiles émergent près de la pirogue, l’odeur du gibier les attire. Ils ne sont pas seuls à convoiter cet appât: des vautours s’arrêtent dans leur vol, tournoient, s’abattent à grand bruit sur la plage et se tiennent d’abord à distance. Leur timidité est de courte durée; ils entourent bientôt le dépeceur, qui ne s’inquiète pas d’eux. Un caïman ne craint pas de s’aventurer parmi les noirs rapaces, qui secouent bruyamment leurs ailes, sans doute pour effrayer l’intrus. Peine perdue, il prend rang, ouvre sa mâchoire : quel convive!

José a terminé son travail, la peau est roulée, entourée de feuilles, déposée sous le toit de la cabane, et nous nous occupons de déjeuner. Les vautours, allongeant leurs cous nus, se pressent comme un essaim de mouches géantes ; les voilà attablés. Le caïman avance à son tour, par saccades. On le menace, l’air siffle de nouveau sous les coups vibrans des larges ailes; il n’en tient compte, saisit la masse sanglante, l’entraîne en marchant d’abord à reculons. Les rapaces s’irritent, tourbillonnent autour de la proie fuyante; toutefois, ils ne font usage de leurs becs que pour arracher des lambeaux de chair, aussitôt avalés. Aucune attaque directe contre le ravisseur; est-ce mansuétude, lâcheté, ou les voraces oiseaux savent-ils, par hasard, que leur rival est cuirassé? Il atteint l’eau, près de laquelle nombre de ses congénères l’attendent: proie, chasseur, envieux, tout disparaît dans un même plongeon.

Je cours à la pirogue, José m’arrête. Des duels vont peut-être s’engager au fond du lac, venir se terminer à la surface, et la vacillante embarcation, toujours prête à chavirer, tiendrait mal sa place au milieu de l’un de ces conflits. Je cède au conseil de mon guide, puis je regrette bientôt ma prudence; car, de quelque nature que soit le drame qui se passe dans ses profondeurs, l’eau reste calme. Grâce à sa transparence, j’aurais pu voir un spectacle rare, curieux, instructif. Je dois me contenter d’observer les vautours qui, un à un, reprennent leur vol. José assujettit sur ses épaules la peau qu’il m’a vendue, et souffle pour attirer mon attention. Je jette un dernier regard sur le paysage désolé qui s’étend devant moi, puis je prends les devans pour me mettre à l’abri des mouches et des moustiques qui, déjà, voltigent, bourdonnent autour de mon compagnon.

Il est plus de midi, l’air a repris sa lourdeur de la veille, et nous cheminons dans une demi-obscurité. Nous suivons un sentier et nous n’avons pas, pour l’heure, à nous préoccuper de notre route. Nous traversons un bas-fond que le Salado, lorsqu’il déborde, doit transformer en un marais. Des bouffées de chaleur, puant la fièvre, montent de la terre molle, humide, sur laquelle se dessinent nos pas. Tout à coup, je remarque l’empreinte de deux pieds chaussés de sandales, de deux pieds de femme, puis celle des larges pattes d’un fauve. Je m’arrête ; José me rejoint et se débarrasse de son fardeau.

Nous voilà penchés vers le sol, suivant les traces encore nettes, et ce qui est arrivé nous apparaît clairement. L’Indienne allait traverser le bas-fond ; elle s’est trouvée à l’improviste en face de la panthère, a rebroussé chemin, et la bête l’a suivie à distance, d’un pas mesuré. Affolée, la jeune femme a fui vers la droite, abandonnant le sentier. Bientôt plus de traces. Hélas ! que nous apprendraient-elles au-delà de ce que nous avons deviné? La panthère, repue sans doute et, par conséquent, inoffensive, a brusquement cessé sa poursuite, tandis que la jeune Indienne, désorientée, continuait à fuir. L’infortunée, durant de longues heures, a décrit ces courbes fatidiques, ces inexplicables cercles, causes de tant de catastrophes, pour venir rouler, à bout de forces, près du lac qu’elle devait connaître, qui eût été le salut si elle l’eût aperçu, si les vautours eussent eu moins faim. Nous avons repris notre marche; José tout à la joie d’avoir tué une panthère, surtout d’en avoir vendu la peau à bon prix; moi un peu triste. Au bout de deux heures, nous débouchons, éblouis, sur la rive gauche du fleuve des Papillons, du Papaloapam. La luxuriante végétation tropicale a repris insensiblement ses droits, et le beau cours d’eau, qui jouera un rôle important dans l’histoire future du Mexique, coule devant nous large, profond, puissant, majestueux, charriant, pour les conduire à la mer, mille débris arrachés aux forêts qu’il a traversées. Sur le point où nous l’abordons, il reflète avec leurs guirlandes de lianes, avec leurs nids de calandres, suspendus comme des fruits étranges à celles de leurs branches qui s’étendent au-dessus de l’eau, des cèdres centenaires peuplés de singes ou de perroquets, des acajous chargés de noix. A la vue des oiseaux au plumage d’or, d’azur, de pourpre, qui voltigent autour de moi, au bruit des modulations harmonieuses de leurs voix, mon esprit s’égaie un peu. Il me semble, en regardant palpiter l’aile des grands papillons, en entendant bourdonner des insectes étincelans ou de mignons colibris, en voyant partout s’étaler des corolles multicolores, que la vie est une fête, un enivrement, et que des mois se sont écoulés depuis que j’ai quitté les rives sévères du Salado. Il me semble, en vérité, avoir fait une excursion dans une planète étrangère, et j’ai peine à me persuader qu’une marche de deux heures me conduirait, de l’Éden plein de lumière, de couleurs et d’harmonies dans lequel je suis, à la morne région des palmiers sombres, des eaux noires, des reptiles silencieux ; en un mot dans ce milieu où je revois toujours la petite Indienne qui, étrange destinée, mourut avant que l’une des fleurs qu’elle avait cueillie sur sa route pour en parer sa chevelure eût eu le temps de se faner et de perdre son parfum.


LUCIEN BIART.