Paysages introspectifs/Grands-pères et petits-fils

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GRANDS-PÈRES ET PETITS-FILS

Au-dessus des sombreurs des bois et des lianes,
Des golfes du levant panachés de tartanes,
Aux beaux fleuves d’adieu,
Ô Montagne de Vie aux sommets radieux,
Tu dresses tes ombreux platanes !


Tes deux flancs inégaux bombent dans l’étendue.
Le pèlerin gravit jusqu’à la cime ardue,
Les yeux fous de sommeil,
Et lorsque tinte au bas l’Angelus du réveil,
La brume est déjà descendue.



La végétation des sommets est cruelle,
Et la ronce assouvit sa faim perpétuelle
Aux festins de Midi,
Sur l’homme en son été qui boit, le front hardi,
L’eau du torrent dans son écuelle.


Mais partir ! arriver au pied du sycomore !
Ô neiges du couchant ! ô clartés de l’aurore !
Frais désirs blondissants
D’avancer sur la route ! et regrets pâlissants
De ne pouvoir la faire encore !


Voyez au bas du mont c’est le guide en partance,
Au long bâton ferré qu’effraye la distance.
Que tente l’Au-delà ;
C’est le premier regard à la Vie, et cela,
C’est l’air de sa première stance.


Mais au pied du second versant c’est l’arrivée,
Après l’effort de mainte et mainte relevée ;
C’est le repos final ;
Le dormir dans l’iris d’un vesper automnal,
Après la chanson achevée.



Et là-bas comme ici, c’est l’ivresse apaisée.
Là-bas c’est la jeune âme, ainsi qu’une épousée,
Espoir des lendemains,
Insouciance d’avenir, qui fuit des mains,
Pour se mirer dans la rosée.


Ici c’est le sommeil des sens sous les étoiles ;
Le doux vent de la mort qui fait gonfler les toiles
De la tente des cieux ;
La prière et le silence religieux
Des barques qui carguent leurs voiles.


Et tandis que rampant sur les rocs de la crête,
Pieds meurtris, cœur brisé, le voyageur halète,
Angoissé du souci
De la descente dans le soir, là comme ici
Nul n’entend souffler de tempête.


Candeur des premiers pas posés sur l’herbe douce,
Sourire au précipice ! Ô première secousse
De l’être sous l’azur !
— Blanche sérénité qui se perd dans l’obscur,
Comme un lac d’argent sous la mousse !



Dormez, ô pionniers de la froide redoute !
Les pelles en faisceaux, que votre lèvre goûte
Aux sources du Léthé !
— Ô dormez, vieux enfants, le repos enchanté,
Vous avez préparé la route !


Car, à travers les murs de l’épaisse montagne,
L’âme contemple l’âme et l’ombre s’accompagne
De miroirs babillards,
Comme un sein de mauresque apparaît aux regards
Dans la transparence du pagne.


Et celui-ci sourit à celui-là qui chante :
Le vieil arbre répand la fraîcheur sur la plante,
Qui lui tend son parfum ;
Ils s’aiment par delà le dédale commun.
L’un tremblant, l’autre frissonnante.


À travers les sentiers fleuris de nonchalance
El de génépis verts, ils ont fait alliance.
Ô pacte triomphant !
Concorde hypostatique entre ce double enfant,
L’un en maillot, l’autre en enfance !



L’un sur l’autre penchés, ils feuillettent le livre
De leur ascension, et s’apprennent à vivre
L’éternel dévoûment,
Comme on monte en traçant le chemin, et comment
On descend le coteau de givre.


Et tandis qu’on perçoit au sommet, les cohortes
Des touristes vaincus tombés devant les portes
Des climats insoumis,
Les chênes ont tendu sur les lys endormis
Leur frondaison de feuilles mortes.