Paysages introspectifs/Les dévouements mortels

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LES DÉVOUEMENTS MORTELS

…Lorsque les malheureux et les humbles réclament une plus large part au soleil, sachons marcher à leur tête avec le scepticisme de nous dire que nos propres troupes nous tireront dans le dos…
De Curel. Les Fossiles.
À Pierre Chaine

Nous entrerons tous deux par les portes vermeilles
Dans l’antique cité sourde aux bruits de nos cœurs,
Et nos vingt ans, grandis dans des songes trompeurs,
Offriront aux humains la moisson de nos veilles ;

Mais le peuple à nos voix fermera ses oreilles.


Et la main dans la main nous gravirons la tour
D’où le regard s’étale apaisé sur la plaine.
L’airain des bons conseils portera notre haleine
Jusqu’aux retranchements barbares d’alentour ;

Mais les échos fuiront les douceurs du retour.



Nos bras tendus voudront franchir l’étroite enceinte,
Pour se répandre au loin sur l’avenir béni,
Unissant, dans l’ampleur de leur geste infini,
Le glaive de Pallas au marbre de Corinthe ;

Mais des chaînes de fer tromperont notre étreinte.


Nos voix voudront crier l’appel désespéré
Aux guerriers inconnus qui veillent sous la tente,
Chevaux sellés et lance au poing, dans une attente
De combattants poudreux sous un ciel altéré ;

Mais ils resteront sourds d’un mal invétéré.


Nos cœurs voudront verser l’huile substantielle
Aux poumons transpercés des soudards vagabonds,
Et le vin balsamique au front des moribonds,
Dont la sueur saillit en lentes kyrielles ;

Mais notre huile sera trop peu matérielle ;


Mais notre vin, celui du bon Samaritain,
Sera trop mielleux ; mais notre voix trop brève ;
Notre geste trop beau ; trop jeune notre rêve ;
C’est pourquoi nous serons tués dès le matin ;

Mais cette fois très fiers et le regard hautain.



Gédéon, tu voyais dix mille Israélites,
Enchaînés dans ta foi, vers le fleuve avancer,
Et trois cents seulement burent sans se baisser
Aux rivages de grès pétris de zoolithes ;

Mais la gloire illustra tes fidèles vélites.


Jésus de Nazareth, du haut des monts houleux,
Aux âmes des Hébreux avides de symboles
Tu semais le bon grain en douces paraboles,
Et tu les nourrissais d’un pain miraculeux ;

Mais ils n’ont point compris et tu mourus pour eux.


À travers les forêts odorantes des gommes,
Tu contemplais la mer où de pauvres pêcheurs
Traînaient dans leurs filets des frissons de blancheurs,
Sans penser au destin des futures Sodomes ;

Mais douze t’ont suivi pour être pêcheurs d’hommes.


Nous, malgré l’épaisseur fatale des remblais,
Puissions-nous être vus, pour éveiller chez d’autres
Un amour sommeillant et des âmes d’apôtres :
Deux seuls peut-être auront l’amour et l’âme, mais

Leur cœur sera sans tache, et ce seront des vrais.



Passion de la Croix ! Ô divine folie !
Apprends-nous, apprends-nous, les secrets du pardon !
Sans doute, nous verrons, au jour de l’abandon,
La route du Calvaire avec mélancolie ;

Mais nous boirons l’ultime affront jusqu’à la lie.


Au bord du Golgotha nous plierons les jarrets
Sous la désespérance atroce des années,
Qu’on apportait en fleurs et qu’on jette fanées,
Et nos larmes fondront dans l’or des minarets ;

Mais faites de pitié, mais non pas de regrets.


Et pleurant sur la foule ignorante et méchante.
Dont l’esprit aux grandeurs sera toujours fermé,
Nous redirons bien bas le « Tout est consommé »,
Et la mort penchera notre tête penchante ;

Mais sans en altérer la beauté très touchante.


Jeunes, en qui mugit la gloire des aïeux,
Buvant le soir au bord des routes séculaires,
Vous viendrez vous asseoir aux chevets bilieux,
Malgré la certitude, au seuil de la carrière,

De mourir incompris et frappés par derrière.