Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 4

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 49-62).


CHAPITRE IV

JACOT GODAILLEUR


C’était un étrange personnage que celui qui venait d’articuler cette apostrophe.

Imaginez, sur un corps maigre, sec comme un échalas, une tête piriforme, dont le profil figure une serpe ; des cheveux jaunes taillés en brosse ; des yeux à fleur de tête, surmontés de sourcils jaunes ; un nez d’une longueur phénoménale, et avec cela si pincé que les narines sont imperceptibles ; des moustaches jaunes mesurant quatre pouces, raides, coupant la face comme les bras d’une croix ; une bouche large à faire envie à un crocodile ; un menton qui semble avoir hâte de rattraper le cou, lequel, effilé, droit, guindé, a assez l’aspect, en y ajoutant le crâne, d’un point d’exclamation tourné en sens inverse ; — imaginez cela, et vous aurez une idée approximative du portrait de maître Jacot Godailleur.

Ah ! n’oublions pas : un visage osseux comme celui d’un Indien, gravelé, couturé, brouillé de petite-vérole.

Le corps était à l’avenant. Les omoplates formaient angle droit avec le col, angle droit avec les bras. Pour le buste, sa petitesse surprenait ; mais, en revanche, quelles jambes ! quels pieds ! Ils rappelaient à s’y méprendre ceux de feu don Quichotte.

À vrai dire, Jacot Godailleur n’avait pas que ce trait de ressemblance avec le brave chevalier de la Manche.

En l’examinant de près, soit au physique, soit au moral, on trouvait, entre lui et le héros de Cervantès, un air de famille qui faisait sincèrement douter que le premier eût été jamais le produit de l’imagination du second.

Comme les physiologistes prouvent — ils l’affirment, — que les petits-fils empruntent généralement leur mine aux ancêtres, je suis assuré que le créateur de don Quichotte s’était, pour sa création, inspiré de l’un des aïeux de Jacot Godailleur.

Mais nous n’en sommes pas encore au plus pittoresque de notre description.

Une vingtaine de gamins, peaux rouges, peaux jaunes, peaux blanches, avaient suspendu leur jeu de la bag-gat-iwag[1] ou de la crosse, pour suivre Jacot par derrière.

Et ils paraissaient ébahis !

Au milieu d’eux s’étaient même timidement glissées quelques femmes.

Et elles paraissaient stupéfaites !

Trois ou quatre hommes s’approchaient encore !

Et eux aussi paraissaient étonnés.

Le sujet de cet intérêt général, c’était Jacot ; oui, Jacot Godailleur, qui jamais, oh ! non, jamais n’avait été l’objet d’une pareille ovation.

Mais je dis Jacot Godailleur. Affaire de politesse.

La vérité veut qu’on rende à César ce qui appartient à César.

Donc, il faut avouer de bonne foi que c’était à l’habit, non à l’homme, — quelle que fût d’ailleurs la distinction naturelle de celui-ci, — que les habitants du Sault-Sainte-Marie rendaient cet hommage de curiosité.

Un habit bien ordinaire pourtant : un uniforme de dragon.

Oui, un simple uniforme de dragon, petite tenue encore, s’il vous plaît.

Bonnet de police sur le coin de l’oreille, col de crin, veste d’écurie, pantalon de cheval, grandes bottes éperonnées.

Nous coudoyons cela tous les jours, sans y faire plus attention qu’à une blouse ou à un paletot.

Mais, autres pays, autres costumes !

On peut déclarer hardiment que jamais pareil équipement n’avait brillé au soleil du Sault-Sainte-Marie.

Là, tout le monde en était aussi émerveillé que nous le serions si un Peau-Rouge passait près de nous dans sa robe de buffle.

Le pantalon de cheval, rouge d’un côté, noir, ciré, luisant de l’autre, faisait surtout l’admiration publique.

J’ajouterai qu’il accumulait dans l’esprit des admirateurs des sommes d’envie rien moins que favorables à la sécurité future du vêtement et même à la santé de son honorable propriétaire.

Cependant, Jacot Godailleur, la main droite légèrement infléchie et la paume en avant, à la hauteur de son bonnet de police, le bras gauche collé le long de la hanche, le petit doigt de la main sur la couture du pantalon, les jambes rapprochées, le corps droit, immobile, répétait, en faisant son salut militaire :

— Ah ! par exemple ! vous voilà dans un joli état, mar’chef ! J’en aurai des maux pour astiquer votre fourniment !

Pour bien rendre l’intonation qu’il donnait à son « maux, » il faudrait renforcer ce terme de trois accents circonflexes.

Pourquoi la langue écrite est-elle si pauvre, la langue parlée si riche !

En entendant cette interjection, l’ingénieur se retourna.

Mais l’Indien ne bougea pas de place.

— Tiens, c’est toi, Jacot ! dit Adrien.

— Jacot Godailleur, pour vous servir, mar’chef.

Et le dragon fit trois pas en avant avec toute la précision réglementaire.

— Serait-ce, dit-il, un effet de votre bonté, mar’chef, de me permettre, mar’chef…

— Allons, explique-toi !

— En deux mots, mar’chef, je désirerais, mar’chef, si ce n’était la crainte, mar’chef…

— Tu veux savoir pourquoi je suis mouillé ?

— Tout juste, mar’chef. On voit bien que vous êtes allé aux écoles ; vous devinez tout, vous, mar’chef !

— C’est, reprit l’ingénieur, que j’ai aidé cet Indien à se tirer de la rivière où son bateau avait chaviré.

— Ce particulier-là ! fit Jacot avec une moue méprisante et en étirant ses moustaches pour en augmenter la rigidité.

— Oui, ce particulier-là ! répondit l’ingénieur d’un ton souriant.

Et s’adressant au Peau-Rouge :

— Voici encore un Français ! lui dit-il.

— Oui, Frrrrançais, mille carabines ! corrobora Jacot Godailleur.

Le Bon-Chien se tourna alors vers le dragon.

— Il porte, dit-il lentement et d’un air dédaigneux, l’habit des Anglais.

— Anglais, moi ! moi, Jacot Godailleur, un Anglais ! Qui est-ce qui vous a dit ça ? proféra le dragon d’une voix menaçante.

— Pourquoi ce casque rouge ? reprit l’Indien.

— Un casque ! il prend mon bonnet de police pour un casque ! Mais il est toqué, votre bonhomme, mar’chef !

L’ingénieur ne put s’empêcher de sourire.

Sungush-Ouscta continuait :

— Pourquoi ce pantalon rouge ?

— Parce que c’est l’ordonnance, imbécile ! répliqua Godailleur d’une air capable.

Adrien crut alors devoir intervenir.

— Parle avec plus de respect à cet homme, Jacot, dit-il : c’est un chef de tribu.

— Chef de quoi ?

— De tribu.

— Une tribu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une réunion d’indiens. Il y a des tribus qui en comptent plusieurs mille.

— Et ce citoyen est un chef ?

— Oui.

— Comme qui dirait un coronel ?

— Tu as trouvé, Jacot.

— Alors on vous obéira, mar’chef, quoique ça n’empêche, il a une drôle de frimousse pour un coronel, votre…

— Tais-toi ! interrompit sévèrement Adrien.

— Suffit, on se tait ! répondit le dragon, en reculant de trois pas, et s’arrêtant fixe, comme s’il eût été dans les rangs à un appel.

— Cet homme est ton esclave ? demanda alors l’Indien à son sauveur.

— Non ; c’est mon domestique.

— Tu l’aimes ?

— Sans doute ; nous avons servi ensemble dans l’armée française.

— Ces questions…

— Eh bien, si tu l’aimes, continua le Bon-Chien, conseille-lui de changer le costume qu’il porte en ce moment ; car on voudra le lui voler, et pour le lui voler, on le tuera, s’il est nécessaire.

— Mais qui ?

— Probablement des Indiens, et probablement aussi des trappeurs blancs ; les derniers aiment tout autant ce qui brille que les premiers. Vois-tu ces squaws, là-bas ?

Et le doigt du Peau-Rouge indiqua les femmes qui arrêtaient toujours sur le dragon des regards aussi avides que ravis.

— Je les vois parfaitement, dit Adrien.

— Alors sois prévenu que, pour un bouton de l’habit de ton engagé[2], la plupart risqueraient leur vie.

Adrien partit d’un éclat de rire.

— C’est impossible ! dit-il en haussant les épaules.

— Crois-en la parole de Sungush-Ouscta, qui n’a jamais laissé sortir un mensonge de ses lèvres.

— Mais…

— Tu es donc arrivé depuis peu dans le pays ?

— Hier soir seulement.

— Tu viens chasser sans doute ?

— Non, je viens explorer des terrains miniers.

Le front du Bon-Chien s’éclaira.

— Enfin ! murmura-t-il.

Puis à voix haute :

— Les Français envoient-ils leurs jeunes guerriers pour reprendre le territoire aux Anglais ?

— Cela se pourrait bien, dit Adrien, répondant à une secrète espérance de son cœur plutôt qu’à la question de son interlocuteur.

— Mon frère, dit ce dernier d’un ton ému, une affaire m’appelle vers l’Ontario. Je serai de retour dans trois ou quatre lunes. Ma tribu est campée à l’ouest du grand lac. Si, dans tes voyages, tu rencontres un Nadoessis, présente-lui ce totem ; et le Nadoessis, homme, femme ou enfant, sera heureux de se consacrer aussitôt à ton service.

Avec ces mots, Sungush-Ouscta tira d’un sac de peau de vison pendu sur sa poitrine un petit morceau de bois carré sur lequel était gravé grossièrement un oiseau de proie enlevant un serpent dans ses griffes.

Cette figure est le totem ou écusson des Nadoessis.

Adrien prit l’objet et le mit dans sa poche sans y attacher grande importance, tandis que Sungush-Ouscta descendait, en courant les Rapides, dans la direction du lac Huron.

— J’espère que c’en est là un original sans copie, sans vous manquer de respect, mar’chef, clama alors Godailleur.

— Les Indiens sont assurément fort bizarres, répartit pensivement le jeune homme.

— Ma foi, continua Jacot, si vous n’aviez pas été là, je lui aurais flanqué une giroflée à cinq feuilles, sans vous manquer de respect, mar’chef. Conçoit-on un gueux pareil ? m’appeler Anglais ! moi, un ancien cavalier de première classe, au septième régiment de dragons !

— Bon, bon, regagnons notre logis, car je suis trempé et je sens qu’il est temps de changer de vêtements.

— Vous vous êtes donc jeté à l’eau pour ce conscrit-là ?

— Non, je l’ai simplement aidé à en sortir.

— Ces sauvages, marmotta Godailleur, on nous disait que ça nageait comme des poissons. Ah ! voyez-vous, il n’y a encore rien de tel que le 7e.

Et il se mit à fredonner sur un air inédit :

Mais pour la grâce et bon ton
      C’est le dragon
      Qu’a l’pompon.

Ils revinrent au village, suivis d’une multitude de curieux qui alla grossissant, jusqu’à ce qu’ils eussent pénétré dans la maisonnette où on leur avait donné l’hospitalité.

Car, à cette époque, on ne comptait pas, comme aujourd’hui, au Sault-Sainte-Marie, deux superbes hôtels : l’un sur la rive américaine, le Chippewa Hôtel ; l’autre sur la rive canadienne, le Pine Hôtel.

Les voyageurs entraient dans la cabane qui leur convenait, et jamais ni l’abri ni la nourriture ne leur étaient refusés. En partant, il ne fallait point parler de payer, l’hôte se serait fâché. Pourvu que vous soldiez votre écot en nouvelles des pays d’en bas ou d’en haut, il était satisfait.

Telle était jadis la pratique chez nos pères les Gaulois.

Le voyageur trouvait bon accueil dans la demeure où il lui plaisait de s’arrêter ; et cette demeure on l’estimait privilégiée. On l’aimait, on la jalousait.

L’étranger restauré, reposé, chacun faisait cercle autour de lui pour l’entendre raconter ce qu’il avait vu, ce qu’il savait.

Puis, quand il partait, les vœux de la famille qui l’avait gratuitement hébergé l’accompagnaient.

Souvent même on se disputait le plaisir de lui offrir des provisions et de le conduire à plusieurs lieues de la localité où il avait fait halte.

Tout cela est bien changé en Europe, tout cela change rapidement en Amérique.

Un siècle, moins peut-être encore, et le désert, avec ses merveilleux récits de chasse, de pêche, de guerre, ne sera plus qu’un souvenir dont l’idée se heurtera fréquemment à l’incrédulité.

Des bateaux à vapeur, des chemins de fer relient déjà le lac Supérieur au monde policé : on projette un railroad à travers les prairies du nord-ouest et les montagnes Rocheuses, pour marier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique.

Sans la guerre qui désole présentement l’Union américaine, cette immense artère serait, certes, en voie d’exécution ; ainsi, les vieilles habitudes des chasseurs nord-ouestiers, les antiques exploits de la race rouge n’auront plus bientôt d’autres annales que la légende et la tradition.

Adrien Dubreuil songeait à ces évolutions de la civilisation, tout en remplaçant par un costume sec et chaud son vêtement mouillé, dans la chambrette où on l’avait logé, chez un honnête pêcheur canadien, le père Rondeau.

Non que la maison fût des plus commodes. Elle n’avait que deux pièces : la première à l’entrée, la salle, et celle où se trouvait le jeune homme ; mais l’une et l’autre étaient propres à ravir et possédaient plusieurs des ustensiles en usage dans les villes.

Séparées par une mince cloison de sapin, un grand poêle de fonte à deux étages les chauffait toutes deux.

Des bancs-lits, peints en bleu, servaient de couchettes.

Ces bancs-lits, formés par quatre planches réunies en carré long au moyen de charnières, renferment des couvertures, et quelquefois, par excès d’opulence, une maigre paillasse.

Le soir, on les ouvre pour se coucher, et ils remplissent tant bien que mal leurs fonctions de lit ; le matin, on les ferme, et ils redeviennent bancs pour la journée. Au besoin, ils font l’office de malle, voire même de garde-manger.

Si ce meuble n’est ni élégant ni très-confortable, il a au moins l’avantage d’être fort utile et peu coûteux.

Dans la salle, on voyait encore une table longue, des escabeaux, des instruments de pêche, de chasse, une chaudière de fonte et cinq ou six plats de terre grise, avec quatre ou cinq assiettes de faïence historiée, ce qui passait alors pour un véritable luxe au Sault-Sainte-Marie.

Au plancher séchaient des chapelets de ce poisson blanc[3] du lac Supérieur, le plus exquis que je sache, des quartiers de venaison et des bottes d’herbes aromatiques, entre autres des paquets de gin-seng, cette plante qui, pendant le siècle dernier, passait pour une panacée infaillible, et dont la découverte au Canada eut, à cette époque, tant de retentissement en France.

La chambre d’Adrien était celle où le père Rondeau couchait d’ordinaire ; mais il s’était fait un point d’honneur de la céder à son hôte, et avait refusé formellement de la reprendre, alors même que celui-ci assurait qu’accoutumé à la vie des camps il dormirait très-bien dans la salle, avec son dragon.

Outre ses deux bancs-lits, cette chambre renfermait une armoire en noyer tendre, différents trophées de chasse, un christ en plâtre et quelques images de saints outrageusement coloriées.

Une demi-douzaine de livres d’oraison, jaunis par le temps, noircis aux tranches par les doigts et rongés par les mites, étaient soigneusement rangés sur un petit rayon, près de l’unique fenêtre, au-dessous d’un bénitier en bois dans lequel baignait une branche de buis.

À cette fenêtre, pas de vitres, — elles étaient presque inconnues au Sault-Sainte-Marie, — mais des carreaux de parchemin qui tamisaient, à l’intérieur de la pièce, un jour terne et jaunâtre. Pour plancher le sol nu, battu comme l’aire d’une grange.

Ce n’était vraiment point là la demeure de l’homme civilisé, mais ce n’était plus celle du sauvage, ou du trappeur nomade ; et, entre le wigwam et cette cabane, il y avait bien la distance qu’il y a entre un palais et une chaumière.

— Enfin, se dit Adrien Dubreuil, en se chauffant les mains au tuyau du poêle, si je ne suis jamais plus malheureux que ça dans ce qu’ils appellent le désert, je ne serai pas trop à plaindre.

— Ce n’est pas pour dire, sans vous manquer de respect, mar’chef, mais le rata du régiment ne valait pas celui qu’on mange ici, dit Jacot, qui étendait le vêtement que venait de quitter son maître pour le faire sécher.

— Ah ! tu flaires la soupe, toi, reprit l’ingénieur en souriant.

  1. Sorte de jeu qui se joue avec des bâtons et une boule et que, dans certaines parties de la France, les enfants nomment la truote.
  2. C’est le terme français usité dans l’Amérique septentrionale pour signifier domestique.
  3. Les Indiens l’appellent addik-kum-maig.