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Peintres contemporains - Charlet

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CHARLET

Je voudrais à ma faible voix plus de force et d’autorité pour entretenir dignement le public français de quelques admirables contemporains qui font sa gloire sans qu’il en soit peut-être suffisamment informé. Charlet est à la tête de ces hommes rares de notre temps qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place que la postérité leur réserve sans doute. Mon objet est plutôt de rappeler les grandes qualités de son talent que les particularités de sa vie : cette dernière tâche a été remplie de manière à satisfaire pleinement la curiosité, toujours éveillée sur la personne des hommes célèbres et sur les détails intimes qui nous apprennent du moins qu’ils ont été des hommes comme nous. Un pieux monument a été élevé à la mémoire de Charlet par un amateur distingué, par un ami, qui a pu, en ces deux qualités, fournir à son sujet les renseignemens les plus précieux. M. le colonel de La Combe, auteur de ce livre[1], est possesseur en outre de la collection la plus belle et la plus complète des œuvres de son maître favori ; rien ne lui a coûté pour se procurer les épreuves les plus irréprochables et les différens états de ces épreuves. Outre une foule de pièces inédites, il possède un grand nombre de tableaux de Charlet et un nombre plus grand encore de ses plus belles aquarelles, genre dans lequel on sait qu’il a particulièrement excellé. Entouré de ces trésors, le consciencieux historien a été plus que personne en situation de faire ressortir des beautés dont il se nourrit en quelque sorte chaque jour et de les louer dignement. Que pourrais-je ajouter à ce tribut de pieuse vénération, sinon un témoignage de plus, et j’ose dire aussi enthousiaste, de mon admiration pour celui que Géricault appelait le La Fontaine de la peinture ?

Il est une face nouvelle et des plus intéressantes, je ne dirai pas seulement de l’esprit, mais du talent de Charlet, qui nous est révélée dans la publication de M. de La Combe. Il nous le montre comme écrivain dans une suite nombreuse de lettres adressées à diverses personnes et à lui-même, et dans des notes sur son art et sur divers sujets. L’originalité, la variété des tours, la verve bouffonne unie au sens le plus exquis, en font un recueil unique et donnent le regret de tout ce qui s’est perdu de lui en ce genre. Sa nature plébéienne, dont il était fier, dont il exagérait avec complaisance les saillies, donne le ton à ces lettres incomparables. L’éducation de Charlet, il le dit lui-même, avait été fort négligée ; il enchérissait encore sur ce qu’elle lui avait laissé de rude et d’inculte en apparence, et se montrait plus que de raison ignorant ou dédaigneux des usages du monde. Il se sentait ainsi plus à l’aise pour exprimer ses idées comme elles lui venaient, et surtout pour ne pas écrire comme un écrivain. C’est un don ajouté à tous les autres, que la nature a rarement refusé à la plupart des hommes remarquables. Il semble que cette faculté leur ait été donnée par-dessus le marché, pour la satisfaction des besoins de leur esprit et pour l’instruction des autres. On peut dire même qu’il n’est guère d’homme doué de quelque sentiment ou de quelque imagination qui ne trouve dans les occasions qui l’intéressent le mot propre, le tour convenable et même frappant pour exprimer sa passion ; mais c’est surtout quand ils parlent des objets qui font l’occupation et la gloire de leur vie que des hommes comme Charlet, comme Puget, inventent de ces images et de ces expressions qui semblent interdites aux écrivains vulgaires. « Jamais probablement, dit M. de La Combe, Charlet n’a relu une de ses lettres, et on l’eût bien étonné, si on lui eût dit qu’elles pouvaient être publiées. Mettez les points et les virgules, disait-il, je n’ai pas le temps. Non-seulement les points et les virgules manquent, mais souvent des mots entiers. Et cependant que d’esprit, de cet esprit gaulois, franc, original ! Quelle verve et quelle naïveté ! quel heureux mélange d’idées bouffonnes même, unies aux pensées morales les plus élevées ! Et tout cela sous une forme si colorée, si pittoresque, que sans aucun doute ces lettres auraient à perdre, si elles étaient châtiées. »

On remarquera que c’est surtout par un certain côté littéraire que Charlet a rencontré chez nous la popularité. Son talent de peintre n’était estimé que des connaisseurs, et on ne lui donnait guère que le rang d’un habile caricaturiste. L’esprit de parti, l’opposition politique étaient aussi venus en aide à cette popularité au moment où il avait débuté. C’était en 1816 ou 1817, alors que les humiliations infligées à la France à la suite de nos désastres avaient exalté au plus haut point le sentiment national ; mais rien ne contribua autant à son succès que ces légendes d’un comique si amusant qui accompagnent presque tous ses dessins, et dont une grande partie sont devenues des proverbes. Peut-être est-ce un don malheureux de notre race que cette manie de l’esprit qu’on veut mettre dans tout, et qui gâte tant d’ouvrages de littérature, où du moins cette recherche pourrait à la rigueur sembler plus à sa place : elle est mortelle dans la peinture, qui tire ses moyens d’effet d’une source toute différente. L’attention que vous sollicitez pour des idées ingénieuses distrait la pensée de la signification morale de l’image présentée aux yeux, de son sens mystérieux et profond, qui ne veut point être analysé, et qui excite la rêverie au moyen d’un langage particulier, qui n’est point celui de la langue écrite ou parlée. C’est donc un phénomène des plus rares que l’apparition de ces étonnantes productions douées au plus haut degré de tous les mérites de la peinture, et auxquelles une sorte d’explication amusante pour l’esprit n’enlève aucun des mérites inhérens à l’art. C’est le contraire de ce qu’on a récemment appelé, dans un jargon emprunté aux Anglais, des illustrations, où le peintre s’empare de l’idée du poète pour la commenter à sa façon : chez Charlet, c’est sa création de peintre qu’il semble résumer pour l’esprit de tout le monde par un mot piquant ou philosophique.

Que de dessins admirables et que de charmantes idées, que de sentiment et que de verve, que de scènes comiques ou attendrissantes dans cette vaste comédie humaine, dans ces images doublement parlantes qui s’adressent au cœur et à l’esprit ! Les personnages de Charlet sont à lui ; ils ont la tournure et l’accent qu’il a voulus. Il ne connaît pas ce tourment de l’auteur dramatique obligé de confier le sort, c’est-à-dire l’effet, l’expression de ses idées, au hasard de l’exécution sur la scène, celle de l’acteur en un mot qui, changeant de perruque sans changer de masque, vient rendre sous les mêmes traits et presque avec les mêmes inflexions de voix le rôle d’un Tartufe et d’un Ariste, celui d’un Alceste et d’un Purgon. Molière lui-même était, dit-on, un médiocre interprète de ses propres pièces, et il est probable que les acteurs les plus admirables ne l’eussent pas facilement contenté. Tout au contraire il ne faut au peintre qu’un cadre et la lumière suffisante pour éclairer son tableau. Charlet est plus heureux encore : ses productions, comme celles du poète, peuvent se voir partout ; elles se répandent comme les écrits, avec cette différence qu’elles parlent aux yeux et à l’esprit en même temps.

Les types de Charlet sont de ceux qu’on n’oublie point, et la variété en est infinie. Il n’a jamais répété ni la même tête ni le même ajustement. Qui croirait qu’en ne représentant que des soldats, des ouvriers, des gamins de Paris, il ait pu trouver dans la tournure et dans le costume des différences aussi frappantes ? Dans ses dessins, le dragon ne ressemble ni au lancier ni au grenadier ; il semble qu’ils aient tous la physionomie de leur arme, comme ils en ont l’uniforme. Loin d’être des caricatures, ce sont de véritables portraits auxquels il ne manque qu’un nom : encore lui arrive-t-il quelquefois de leur en donner un de sa façon dans sa spirituelle légende, afin de les faire vivre tout à fait.

Son talent n’avait point eu d’aurore ; il est arrivé tout armé, pourvu de ce don d’imaginer et d’exécuter qui fait les grands artistes. Il a même cela de remarquable que la première période de son talent est celle où ce talent est le plus magistral. Dans des sujets aussi simples et, ce qu’il y a de plus difficile, dans la représentation de scènes vulgaires dont les modèles sont sous nos yeux, Charlet a le secret d’unir la grandeur au naturel. En parcourant cette suite de magnifiques dessins qui ont marqué surtout la première époque de son talent, on cherche involontairement ce qu’on peut lui préférer chez les plus grands maîtres sous le rapport de la simplicité de la conception et de l’ampleur du dessin. L’illustre Gros, pour qui il professait tant d’admiration, avait déjà donné l’exemple de cette grandeur et de cet idéal dans les figures militaires de ses vastes tableaux. Charlet retrouve ces mérites dans de simples dessins, mais avec infiniment plus de naturel et de vérité. Dans le temps où il produisit ces merveilles, il n’avait pas encore éprouvé le besoin d’enchérir sur l’effet de sa composition par des explications adressées à cette partie du public à laquelle l’art ne parlerait pas suffisamment ; il ne met qu’un titre : l’Aumône, le Menuet, le Soldat musicien, etc. ; encore se dispense-t-il le plus souvent de cette simple indication.

Ces réflexions s’appliquent surtout, comme nous l’avons dit, aux ouvrages de son plus beau temps. Il prit assez tôt l’habitude d’une exécution plus preste et plus habile : habile ne devrait pas être le mot, car le comble de l’habileté, n’est-ce pas d’arriver à l’effet par la simplicité des moyens ? Et c’est la qualité qui caractérise entre toutes les dessins de sa première manière, alors qu’il s’inquiétait peut-être moins de plaire que d’exprimer fortement ses idées. Un peu plus tard, l’adresse de la main, devenue plus remarquable, l’entraînait souvent dans une exécution dont la précision et la délicatesse ne sont pas exemptés d’une certaine coquetterie. Cette adresse merveilleuse n’enlevait rien du reste à la franchise de ses inventions. La composition, plus spirituelle quelquefois par l’intention, n’en demeure pas moins profonde et incisive, sans rien de hâté ou de négligé. Il semblerait aussi qu’il fût plus soigneux, à mesure que ses dessins se répandaient davantage, de donner à sa pensée plus de clarté et plus de fini, pour la rendre plus accessible à la foule ; mais cette pensée se retrouve toujours à travers les variations de son exécution.

Charlet travaillait continuellement, moins pour augmenter ses minces ressources que pour céder au besoin impérieux de produire. Sa merveilleuse aptitude à inventer le rendait aussi plus difficile pour ses ouvrages. Il se dégoûtait souvent d’une œuvre commencée et se trompait même quelquefois sur la valeur de ce qu’il avait jeté sur la pierre ou sur le papier. Il lui arrivait de déchirer brusquement des dessins que les amateurs trouvaient admirables ; il les recommençait alors, mais sans se répéter. On a une foule de variantes de ses lithographies ; il est curieux de les suivre dans ces aspects différens de la même pensée. Ces remaniemens nombreux le sont devenus bien davantage quand il s’est mis à faire de la peinture. La pratique de la lithographie, où les retouches sont presque impossibles et enlèvent toujours au dessin une partie de sa fraîcheur, le portait, quand il était mécontent, à recommencer son dessin sur une pierre différente. Dans le tableau au contraire, où la toile plus complaisante se prête facilement aux repentirs du maître, Charlet arrivait plus difficilement encore à se satisfaire. Un tableau demande des préparations, des essais nombreux ; la nécessité de mettre d’accord l’ensemble de ses parties rend impossible tout ce qui paraît improvisation et premier jet. Dans le cadre restreint d’un dessin, la pensée de l’artiste, concentrée sur un petit nombre d’objets et par conséquent de difficultés, embrasse en quelque sorte le sujet et les moyens de le rendre avec plus de netteté. Il n’en est pas de même dans un tableau, où ces difficultés s’accroissent en raison de la dimension, où les exigences de l’effet et surtout de la couleur présentent à l’artiste une foule de problèmes nouveaux qui tiennent en échec la verve et la facilité de la main. Charlet ne s’était pas familiarisé de bonne heure avec ces difficultés toutes spéciales ; elles étonnèrent son génie, et s’il s’opiniâtra à continuer de peindre, ce fut sans doute par une secrète indignation de voir tant de médiocres peintres se trouver à l’aise au milieu de difficultés qu’il ne croyait jamais avoir suffisamment surmontées. Plus exigeant encore pour lui-même dans ses tableaux et peu confiant dans son inspiration ordinaire, il lui arriva souvent d’effacer d’admirables morceaux qu’il ne remplaçait pas toujours avec plus de bonheur. Cette marche contrainte ne laissait au reste aucune trace dans le résultat de ces remaniemens multipliés.

Qui ne se rappelle cette admirable Retraite de Russie, qui a été sa production la plus éclatante dans ce genre ? La conception de ce tableau est vraiment effrayante ; le cœur se serre devant cette immense solitude marquée çà et là par des formes humaines ensevelies sous la neige, sinistres jalons de cette marche désolée. Charlet l’intitule modestement Épisode. Ce n’est pas un épisode, c’est un poème tout entier ; ce n’est ni la retraite de Ney, ni la Bérésina ; ce n’est ni Murat, ni Eugène, ni Napoléon lui-même, déjà disparu de ce lugubre théâtre, emportant sa part de l’horrible désespoir qui précipite ces cent mille malheureux : c’est l’armée d’Austerlitz et d’Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans autre lien que le malheur commun. Dans cette toile semée de détails poignans, rien ne distrait l’esprit de la puissante unité de la conception, et l’exécution en est pleine de nerf et de vérité malgré ces tâtonnemens dont nous avons parlé. Ce qui conserve aux tableaux de Charlet autant de franchise qu’à ses autres œuvres, c’est qu’au lieu de retoucher des morceaux séparés ou de les compléter, il aimait mieux recommencer entièrement de grandes parties, et retrouvait ainsi pour finir tout l’entrain qu’il avait apporté en commençant.

Il ne faudrait pas confondre cet entrain et cette verve, sans laquelle il ne pouvait rien produire, avec ce qu’on a chez lui appelé son talent d’improvisation. Les grands génies ont rarement improvisé. Si l’on rencontre quelquefois dans de beaux ouvrages de ces parties dans lesquelles la conception, l’arrangement et l’exécution ont marché comme de concert, ces parties sont en petit nombre et se comptent facilement, même chez les hommes privilégiés. Eh quoi ! improviser, c’est-à-dire ébaucher et finir dans le même temps, contenter l’imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, sans hésitation ni faiblesse, ce serait, pour un mortel, parler la langue des dieux comme sa langue de tous les jours ! Connaît-on bien tout ce que le talent à de ressources, même pour cacher ses efforts, et qui pourra dire ce que tel passage admirable a coûté ? La meilleure preuve de ce labeur persévérant dont les grands esprits gardent le secret, c’est la rareté des beaux ouvrages : elle n’est pas moins frappante dans le grand nombre de ceux qu’engendre facilement, il est vrai, une prétendue et déplorable improvisation. Tout au plus ce qu’on pourrait appeler improvisation chez le peintre serait-il la fougue de l’exécution sans retouchés ni repentirs ; mais sans l’ébauche, et sans l’ébauche savante et calculée en vue de l’achèvement définitif, ce tour de force serait impossible même à un artiste comme Tintoret, qui passe pour le plus fougueux des peintres, et à Rubens lui-même. Chez ce dernier en particulier, ce travail suprême, ces dernières touches qui complètent la pensée de l’artiste ne sont pas, comme on pourrait le croire à leur force et à leur fermeté, le travail qui a excité au plus haut point la verve créatrice du peintre. C’est dans la conception de l’ensemble dès les premiers linéamens du tableau, c’est surtout dans l’arrangement des parties qui le composent que s’est exercée la plus puissante de ses facultés ; c’est là qu’il a vraiment travaillé. Son exécution, si sûre d’ailleurs et si passionnée, n’était qu’un jeu pour un homme comme Rubens, quand il s’était rendu maître de son sujet, quand l’idée, en quête d’elle-même, si l’on, peut parler ainsi, était devenue claire dans son esprit.

Ces réflexions peuvent s’appliquer à cette faculté d’improviser qu’on a attribuée à Charlet à cause de son extrême facilité. Devant cette pierre entièrement blanche, sur laquelle il traçait à peine-quelques points pour se reconnaître, il lui arrivait souvent de commencer son dessin par une tête ou toute autre partie, qu’il finissait presque sans y revenir. Le caractère, le mouvement semblaient lui venir d’eux-mêmes, et il les accusait avec autant de sûreté que s’il eût rendu un modèle posé devant lui ; mais était-ce bien là tout son travail et tout l’effort de sa pensée ? Ses modèles avaient effectivement posé devant lui, il les avait cherchés et découverts : il s’était attablé avec eux, il avait surpris dans leurs confidences et sur leur visage tout ce qu’il lui fallait pour donner la vie à son dessin ; il ne s’était séparé de son invalide, de son cuirassier ou de son hussard qu’après se l’être approprié en quelque sorte, et il venait résumer devant sa table ou à son chevalet tout ce qu’il avait voulu en conserver, c’est-à-dire un type plus comique et plus intéressant que l’original lui-même.

C’est le nombre vraiment extraordinaire de ses ouvrages qui a fait penser à tout le monde que Charlet improvisait. Sa vie n’a pas été bien longue, et il semble, à voir ce qu’il a laissé, qu’il ait vécu trois âges d’homme. Son pieux historien, dans un catalogue consciencieux et parfaitement raisonné, a noté le nombre de ses lithographies : un travail plus curieux peut-être eût été de compter le nombre de ses chefs-d’œuvre, qui est prodigieux. Il serait impossible de trouver la trace de ses innombrables aquarelles et de ses tableaux, qui se sont répandus dans toute l’Europe. Il y a peu d’années encore, la Bibliothèque ne contenait que de rares échantillons d’un maître si fécond et qui honore la France à si juste titre ; nous apprenons que cette lacune a été comblée en partie à la suite de la vente récente d’une riche collection.

Charlet est de la lignée de ces immortels railleurs qui s’attaquent au ridicule ou au vice plus sûrement que les prédicateurs de vertu. Qui croirait que de simples dessins puissent arriver à un comique aussi profond et résumer dans une simple feuille tout un caractère et presque toute une action ? Ses figures sont si frappantes et si vraies, le point où il saisit son personnage, l’entourage qu’il lui donne, figures ou accessoires, est tellement celui qui doit faire ressortir l’idée, que je n’hésite pas à le placer, pour la peinture des caractères, à côté de Molière et de La Fontaine. Le langage dans lequel il s’est exprimé n’est pas celui de ces hommes divins ; mais son image est aussi pénétrante que leur prose ou que leurs vers. Il ne farde point, il n’embellit point. Il est impitoyable pour l’affectation et la fausse sensibilité. Il ne prend le mot d’aucune coterie humanitaire. Encore moins a-t-il été un homme de salon : la robuste complexion de son esprit ne pouvait s’accommoder de cette singulière société qui ne vit qu’aux bougies et qui ne voit la nature qu’à travers l’Opéra, qui méprise Rubens et trouve le beau dans les poses d’une danseuse. Méconnu de ce monde factice auquel ses ouvrages n’arrivaient même pas, on a vu qu’il n’avait pas trouvé chez ce qu’on appelle le public un accueil bien sympathique[2]. Un bon nombre de belles planches sont restées chez l’éditeur sans trouver d’acheteurs. Il a cru souvent s’être trompé, et il lui arrivait de s’en prendre à lui-même autant qu’à la sottise qui l’avait dédaigné. Après la suite admirable de lithographies dans laquelle il a retracé les costumes de la garde impériale, il avait entrepris un travail analogue sur ceux de l’ancienne armée de ligne, et il avait intitulé ce recueil la Vieille armée française. Il en fit douze pour commencer, et au bout de trois mois il en avait vendu pour 24 francs. Déconcerté par ce mauvais succès, il s’était rendu chez l’éditeur et s’était fait apporter et ranger devant lui les pierres malencontreuses, pour les retoucher, disait-il. Au bout de quelques instans, les douze dessins étaient grattés sans pitié, et tout espoir de les conserver complètement anéanti. Les épreuves qui restent de cet essai sont d’une grande rareté, comme on peut croire, et recherchées avec empressement, ainsi que beaucoup d’autres planches effacées aussi ou abandonnées sans avoir été achevées.

Charlet n’a pas vu de discussions s’élever sur ses naïfs chefs-d’œuvre : le public ne se doutait pas de son mérite, qui n’a été apprécié que des seuls artistes. Il leur était impossible de méconnaître cette supériorité de main et d’intelligence. Plusieurs de ceux qui se croyaient placés dans une sphère plus élevée de l’art ont applaudi à son talent sans lui faire l’honneur d’en être jaloux, et son genre en apparence restreint, dans un temps où l’on admirait avant tout l’habileté dépensée sur des toiles gigantesques, l’a sauvé des critiques aveugles ou malveillantes. Sa gloire brillerait bien vite aujourd’hui de tout l’éclat qu’elle ne peut manquer d’obtenir tôt ou tard, si ses ouvrages étaient de la nature de ceux qu’on peut retrouver dans des galeries ou des monumens. Ceux-là parlent pour l’artiste après qu’il a disparu : il n’est pas besoin que des voix émues s’élèvent pour le rappeler à la mémoire des générations qui se succèdent. Les gravures, les dessins se perdent dans les cartons des amateurs, et ne voient plus guère la lumière comme au temps où ils ont été produits et où on les trouvait exposés partout. Celui qui écrit ces lignes sait, comme tous ceux qui aiment la peinture, combien sont insuffisans de froids panégyriques ou des descriptions pour donner seulement une idée de beaux ouvrages produits par te crayon ou par le pinceau. Il aurait désiré présenter une analyse de quelques-unes de ces merveilles du génie de Charlet dans lesquelles ce grand artiste a touché si souvent au sublime de l’émotion. Il a été effrayé de son impuissance et de la difficulté d’une tâche si ingrate, et enfin complètement détourné en pensant au nombre infini de belles pièces qu’il lui eût fallu citer. Quant à cette partie du public qui ne demande pas mieux que de s’instruire sur cette gloire encore voilée, c’est lui rendre un service véritable que de la renvoyer à l’ouvrage même de M. de La Combe ; on y trouvera sur la personne de Charlet et sur ses ouvrages des informations qu’on ne peut trouver ailleurs, et qui sont le produit des recherches les plus consciencieuses. On y trouvera surtout les précieuses lettres qui donnent une idée si originale et si caractéristique de son esprit. Rabelais eût écrit ainsi, s’il eût vécu dans notre temps.


EUGENE DELACROIX.

  1. Charlet, sa Vie, ses Lettres, etc., par M. de La Combe, 1 vol. in-8o
  2. « Le bon sens des masses est admirable, disait Charlet, mais elles se trompent presque toujours. »