Peinture de mœurs contemporaines

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Peinture de mœurs contemporaines
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 193-216).

DE LA PEINTURE


DES


MOEURS CONTEMPORAINES.




OEUVRES COMPLETES DE M. DE BALZAC.[1]




La peinture des mœurs appartient à l’historien, au poète dramatique, au romancier. Le premier doit les saisir et les représenter au milieu des faits et des événemens qui composent la vie d’une nation ; les deux autres les encadrent dans une fable dont ils disposent, dans une action qu’ils inventent. L’histoire et la poésie sont les deux faces principales de la réalité et de l’art. Qui des deux demande le plus de génie ? Question oiseuse. Lorsque de grands esprits sont irrésistiblement entraînés vers l’une ou vers l’autre, ils déploient une puissance souveraine, et, remplissant toutes les conditions du genre qu’ils ont choisi, ils produisent ces œuvres belles et pures dans lesquelles l’humanité contemple son image, comme dans une eau limpide. L’historien voit, le poète crée. Le premier s’empare de la réalité pour nous l’offrir toute vive et sans altération : ce qui le caractérise est D’intelligence. A la suite du second, nous entrons dans un monde qui est son ouvrage. La vie humaine nous y apparaît sous des traits nouveaux, saisissans : elle est revêtue pour ainsi dire d’une pénétrante lumière. C’est l’empire de l’idéal qui s’ouvre à l’imagination, pourvu qu’elle possède à un très haut point le double don de concevoir et de peindre.

Jusqu’à présent les historiens contemporains ont surtout raconté les événemens politiques, laissant à leurs successeurs le soin de caractériser les mœurs de notre siècle. Pour connaître le jugement que notre époque a porté sur elle-même et la manière dont elle a entendu se représenter, il faut interroger le roman et le théâtre ; mais, avant de parler aujourd’hui du roman, quel est l’esprit général des mœurs qu’il a entrepris de décrire ? Avant d’apprécier le peintre, jetons un coup d’œil sur l’objet même de ses tableaux.

Il est un double caractère qu’on ne saurait refuser aux mœurs françaises, c’est d’être à la fois l’expression la plus ancienne et la plus nouvelle de la civilisation européenne. Au XIIe siècle, l’Europe a les jeux tournés vers Paris, comme au XIXe ; elle reconnaissait instinctivement que nous avions pris l’initiative de toutes les grandes directions de l’esprit humain : politique, religion, philosophie. Le roi de France avait, au moyen-âge, une autorité morale que n’exerçait aucun autre prince, et en même temps la monarchie française était pour la papauté un appui et un frein. Voir Paris, étudier dans nos écoles, était l’ambition des imaginations les plus ardentes et des esprits les plus vigoureux en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Il y avait donc dès cette époque, au fond de nos idées et de nos mœurs, un mouvement et une vie dont on cherchait à recevoir la chaleur et le contre-coup. Si nous avons, au XVIIe siècle, donné si despotiquement le ton à l’Europe, c’est que l’étude et l’imitation de nos sentimens et de nos manières étaient chez elle une vieille habitude. Cependant le moment arrivait où nous allions mettre a docilité des autres peuples à de rudes épreuves. Avec Louis XIV, la stabilité de l’ancienne société française disparut. Au long règne du grand et vieux roi succéda une mobilité qui dure encore et qui dérouta plus d’une fois ceux pour lesquels nous étions un spectacle et un exemple. Bien des gens en Europe nous croyaient fervens catholiques avec Bossuet, quand nous commencions à être incrédules avec Voltaire. Nous passions pour un peuple amolli, énervé, d’une frivolité incurable, lorsqu’à la fin du dernier siècle nous nous précipitâmes avec impétuosité dans toutes les tribulations de la politique et de la guerre, oubliant les boudoirs pour la tribune et les petits soupers pour le bivouac. Nous n’étions pas à bout de nos métamorphoses. Dans l’étroit espace d’un demi-siècle, notre société nouvelle a eu les aspects les plus divers. Pourquoi donc les jeux, les accidens de sa physionomie, paraissent-ils inépuisables ?

La beauté régulière de la figure humaine est l’ordinaire indice du calme de l’ame, et cette tranquillité peut être aussi bien le partage d’une organisation médiocre qui est restée étrangère aux grandes agitations de la tête et du cœur, que d’une organisation supérieure qui a su les dompter. Dans l’un et l’autre cas, rien ne vient altérer la pureté des lignes, la limpidité du regard, rien, sinon l’inévitable et silencieuse action du temps. Si, au contraire, un tempérament plus riche que paisible associe, des passions vives à une intelligence prompte et forte, on verra se peindre sur le visage une tumultueuse abondance de sentimens et d’idées qui, sans détruire la noblesse primitive des traits, les éclaireront à chaque instant d’un jour nouveau. Telle est la physionomie de la France. Ses mœurs sont le reflet d’impressions ardentes, contradictoires, tantôt durables, tantôt éphémères : elles sont aussi la traduction dramatique d’idées qui se succèdent et souvent se détruisent avec une surprenante rapidité. Il y a des momens où ce qui ressemble le moins à la France qu’on croyait connaître, c’est la France.

Au milieu de cette mobilité, n’y a-t-il pas un esprit général qui persiste ? Il semble que nous ayons toujours en France obéi à deux penchans irrésistibles. Dans nos actions, dans nos mœurs, nous sommes raisonneurs, logiciens. Il faut que nos actes, notre manière de nous conduire et de vivre, soient à nos yeux une conséquence directe des idées que nous réputons les meilleures. Cette conviction, quand elle est vive, nous inspire le désir et c’est là l’autre trait permanent de notre caractère, d’imposer aux autres nos opinions et nos façons d’être. Nous sommes expansifs au plus haut point, et, à notre insu, notre humeur communicative a quelque chose d’impérieux, tant nous estimons naturel d’associer les autres à la vérité de nos pensées, à l’élévation de nos sentimens ! Pour arriver à ce but, nous dépensons de la franchise, de l’enjouement, de la verve, de l’éloquence, et nous excitons tantôt la sympathie, tantôt la contradiction. D’autres peuples vivent pour eux. L’Italien, l’Espagnol, suivent les suggestions de leurs désirs, les élans ; de leur imagination, sans avoir souci d’être approuvés ou imités. L’Anglais, dans sa fierté, n’a besoin que de sa propre estime. Nous, au contraire, nous cherchons constamment les regards d’autrui pour y lire une opinion sur notre compte. Nous n’avons pas assez de nous-mêmes, et le monde est au moins de moitié dans nos déterminations, nos actes, dans notre façon de juger et de sentir. C’est peut-être pousser trop loin la, sociabilité.

L’envie excessive de s’attirer des suffrages et des louanges, la crainte profonde de rencontrer le blâme, de soulever la désapprobation, sont à, la, fois pour notre caractère un mobile et un écueil, et nous précipitent dans deux extrêmes. Nous sommes fanfarons et hypocrites.

Il y a plusieurs manières d’être fanfaron. Le courage des Français est si reconnu, qu’ils n’ont jamais été accusés, même par la haine la plus ardente, de faire parade d’une fausse bravoure ; mais ils aiment à produire l’étonnement autour d’eux en affichant leurs idées, leurs goûts, leurs sentimens, et ils les exagèrent pour accroître l’admiration. Cette expansion de la vanité se fit voir dans nos mœurs dès qu’elles commencèrent à se polir. Quand, au XVIe siècle, la noblesse quitta ses terres et ses châteaux, où elle ne partageait plus les droits de l’autorité souveraine, pour être assidue auprès du roi, elle donna un aspect nouveau à la société française. Au lieu de rester éparpillée sur mille points du territoire, la fine fleur du royaume se trouva réunie à Paris, à Fontainebleau. Les femmes furent associées à cette vie jusqu’alors inconnue et elles en devinrent un des principaux attraits. Que de plaisirs piquans ! quelle explosion de sensations nouvelles ! Pour apaiser la fougue qui les dévorait, les jeunes gens cherchaient à s’étourdir dans le bruit, dans la licence, dans les duels, dans les tournois. Les femmes partagèrent cet enivrement de l’imagination, des sens, de la vanité : elles furent audacieuses dans la galanterie. Nous retrouvons, sous d’autres formes, les mêmes passions à l’époque de la fronde, qui a ses importans et ses duchesses. Dans cet héritage, Louis XIV mit l’ordre en le modifiant : il anéantit les derniers restes d’indépendance que gardait la noblesse, proscrivit le duel, et autorisa plus que jamais la galanterie, jusqu’au moment où, par son mariage avec Mme de Maintenon, il donna comme le signal de la pénitence. Durant la vieillesse du roi, dans une nuit de Noël, à Versailles, le duc d’Orléans, assistant à matines et aux trois messes de minuit, surprit la cour par sa continuelle application à lire dans le volume qu’il avait apporté, et qui parut un livre de prières. Aux complimens que le lendemain il reçut à ce sujet, le prince répondit : « Savez-vous donc ce que je lisais ? C’était Rabelais que j’avais porté de peur de m’ennuyer. » On peut juger de l’effet de cette réponse, dit Saint-Simon, et il ajoute : « La chose n’était que trop vraie, et c’était pure fanfaronnade. » Louis XIV, on s’en souvient, appelait son neveu un fanfaron de crimes. Par quel entraînement bizarre un prince aimable et brillant, brave comme Henri IV, remarquable par son esprit dans une cour spirituelle, employait-il les dons heureux que lui avait prodigués la nature à se faire une détestable renommée ? Il était poussé par une irrésistible envie de secouer le joug qui pesait sur toutes les têtes ; en cela, il était le représentant aventureux et privilégié de tous ceux que fatiguait non pas la religion, mais la bigoterie, de tous ceux qu’opprimait l’agonie tyrannique d’un règne dont la longueur ternissait la gloire. La fanfaronnade du prince qui plus tard gouverna la France n’était pas tant l’effet d’un caprice individuel que la pétulante expression des sentimens répandus et comprimés dans beaucoup d’ames. On se sentait vivement froissé, mais on n’osait rien ; le jeune Arouet était encore au collège, et il se trouva que le duc d’Orléans fut voltairien avant l’avènement de Voltaire.

C’est surtout au XVIIIe siècle que se produisit cette connexion étroite que nous avons signalée entre les idées et les mœurs. L’essor que prit la pensée changea rapidement la manière d’être et de vivre. On vit les rangs se confondre et les barrières sociales tomber. Le théâtre ne retentissait-il pas de la maxime : les mortels sont égaux ? La noblesse perdit du terrain, l’argent en gagna, et les grands seigneurs ne purent plus humilier les financiers. Le talent littéraire devint un pouvoir, et les gens de lettres furent non plus protégés, mais fêtés ; ils eurent des flatteurs. On courait au plaisir au nom de la philosophie ; quoi de plus charmant ? On se croyait en possession des deux plus grands biens du monde, le bonheur et la vérité. Aussi la société avait-elle alors un ton bruyant, une allure hardie, une verve licencieuse ; on ne doutait de rien, et l’on se permettait presque tout.

Cette gaieté fanfaronne était une réaction contre la gravité hypocrite qui avait été si puissante dans la dernière moitié du XVIIe siècle. De tout temps, les hommes ont cherché à dissimuler leurs vices et à donner le change sur leurs qualités ; toutefois l’hypocrisie proprement dite appartient surtout à la civilisation moderne. Sur ce point, la nature humaine a révélé d’étranges profondeurs. J’en voudrais indiquer les raisons. Dans les sociétés antiques, l’homme était invité à la vertu par la voix de sa conscience, par les conseils de la philosophie, par la bonne renommée qui s’attache à la pratique du bien. La religion n’intervenait pas dans la direction de sa vie. D’un autre côté, la vertu, qui devait être l’objet de son ambition, était plutôt une vertu politique, utile à la patrie, qu’une vertu morale voulant descendre dans tous les replis du cœur ; elle demandait plus d’héroïsme que de délicatesse. Cependant une religion nouvelle vint changer les conditions de la vertu ; elle recula les limites de la conscience et de la moralité. Les premiers devoirs de l’homme furent dans ses rapports avec Dieu et dans sa propre sanctification ; l’empire de la spiritualité commença. L’ame et l’imagination virent s’ouvrir devant elle des régions inexplorées, des abîmes inconnus. Elles s’y précipitèrent avec une avidité inquiète, avec épouvante ; mais leur terreur se tourna bientôt en sombre volupté. Pourquoi sommes-nous contraint de constater que, dans cette rénovation morale du genre humain, le mal eut sa part et ses conquêtes ? La religion qui changeait ainsi l’homme et la face du monde joignait à l’autorité de ses doctrines un culte pompeux et des pratiques obligatoires pour tous, à l’observation desquelles on reconnaissait les croyans. Les mauvaises passions comprirent bientôt qu’en se conformant à toutes ces pratiques, elles pourraient se satisfaire elles-mêmes impunément. Elles prirent tous les signes extérieurs de la piété, de la foi ; elles usurpèrent la puissance et le respect qui ne sont dus qu’à la vérité. Ainsi, à côté de la vertu chrétienne s’installa l’hypocrisie. Ses prospérités furent admirables. Quand le vice marchait à visage découvert, il courait souvent d’assez sérieux dangers ; sous le masque de la dévotion, il se trouva honoré, heureux, triomphant. Devant lui se déroulèrent des perspectives nouvelles, et il put assurer son empire par des transformations infinies. Nous pouvons en croire un témoin immortel ; Molière, en 1665, faisait dire à don Juan : L’hypocrisie est un vice à la mode. Il y avait encore alors une autre chose qui était fort à la mode et qui dominait les mœurs : c’était la religion, dont l’esprit de mensonge empruntait les traits et imitait le langage avec une désespérante habileté. Il n’a pas été permis au christianisme d’initier l’homme à une plus profonde connaissance du bien moral, sans lui livrer en même temps les moyens de rendre plus dangereux les artifices du mal et de l’imposture. Ce n’est pas là une des moins tristes preuves de l’inépuisable malignité de la nature humaine.

L’estime et la faveur qui s’attachent aujourd’hui aux croyances religieuses ne sont pas l’unique cause qui, après la licence du XVIIIe siècle, a rétabli parmi nous l’autorité de l’hypocrisie. Il y a d’autres raisons, qui la font fleurir. Nous vivons sous l’œil d’une publicité babillarde, et ceux qui ont à craindre ses récits indiscrets lui opposent la dissimulation comme un bouclier. D’un autre côté, dans un régime électif où chacun a besoin de la voix de son voisin pour être quelque chose, adjoint du maire, on conseiller municipal, ne faut-il pas se parer de vertus indispensables ? Comment s’étonner que la bienfaisance, la philanthropie, la politique et l’esprit de parti aient leurs hypocrites ? On se tromperait néanmoins si l’on voulait faire de l’hypocrisie comme la note dominante des mœurs contemporaines, dont le caractère est précisément de ne pouvoir être caractérisées par un seul fait, par un seul mot. Notre époque assemble tous les contraires ; elle les pondère les uns par les autres. Non-seulement, à côté de l’hypocrisie, voici la licence et l’audace, mais le bien sert aussi de notable contre-poids au mal. S’il y a de viles convoitises, il y a de nobles dévouemens au bonheur, à l’éducation des masses ; à l’indifférence, à l’égoïsme, on peut opposer de vives aspirations vers ce qui est vrai, vers ce qui est beau. Seulement la grandeur de notre époque est complexe, elle se dissémine, et, à force de s’étendre, elle s’efface. Peu de croyances communes, beaucoup d’efforts isolés. L’industrie, la politique, la religion, la littérature, forment autant de mondes séparés entre lesquels on cherche en vain un point central. Entre les tendances et les prétentions contraires, les forces se balancent : nulle part on ne sent cet ascendant supérieur qui fixe la victoire et imprime l’unité.

Nous trouvons les preuves et les effets de cette indécision chez les femmes et dans la jeunesse. Pourquoi les femmes au XVIIe siècle exercèrent-elles tant d’empire parmi nous ? c’est qu’elles vivaient au milieu d’une société dont les convictions et les idées étaient solidement établies. Les femmes les acceptaient comme des principes au-dessus de tout débat, et par leur aimable influence, elles les affermissaient encore. Elles étaient tranquilles sur leur propre puissance, elles en jouissaient d’une manière non moins spirituelle que sensée, et Molière n’avait qu’à jeter les yeux autour de lui pour saisir les principaux traits dont il composa l’admirable type d’Elmire, où se trouvent associés, avec un charme ineffable, la grace et le devoir, l’enjouement et la raison. Aujourd’hui les femmes sont bien loin de cette sécurité sur le rôle qu’elles ont à remplir, elles laissent voir des prétentions inquiètes et ambitieuses qui, au lieu de consolider leur règne, y portent le trouble. A coup sûr, les plus brillantes d’entre elles n’ont pas moins d’esprit que n’en eurent les femmes qui causèrent avec M. de la Rochefoucauld et Racine ; il y a même dans l’imagination de quelques-unes de celles qui écrivent de nos jours un élan supérieur, et cependant, en dépit de cette distinction ; on sent quelque chose de discordant, de faux et de confus. Les femmes se sont mises avec les hommes à la recherche de la vérité métaphysique et sociale, et cette poursuite leur réussit moins encore qu’à nous : elle les déplace sans leur faire jamais toucher le but. Il faut mettre ces méprises surtout à la charge de notre siècle, qui, restant suspendu entre les anciennes croyances et les idées nouvelles, n’indique pas avec l’autorité nécessaire aux ames ardentes où elles doivent chercher une réponse à leurs incertitudes et un remède à leurs tourmens.

Les traits généraux qui caractérisent la jeunesse sont les mêmes dans tous les pays et à toutes les époques : l’ardeur du sang, l’exaltation du tempérament, l’épanouissement de la vie, l’impétueuse candeur des illusions. Quant aux traits particuliers, si nous ne rencontrons rien d’original dans la jeunesse de nos jours, nous en accuserons encore notre siècle, et la confusion contradictoire de ses mouvemens et de ses pensées. Où se prendre ? à qui croire ? Faute de trouver à quoi donner sa foi et son dévouement, beaucoup de jeunes gens livrent leurs plus beaux jours à des dissipations vulgaires. Les plus vifs se moquent de la vie avant de la connaître, mais cette ironie prématurée n’a pas de trop funestes conséquences. Comme la jeunesse n’a plus de grands élans, elle ne peut tomber que dans de petits désordres. Les plus sages prennent le masque et les calculs de la maturité ; ils s’étonnent d’être encore à vingt ans sans situation, sans influence ; à leurs yeux, leur époque n’a qu’un tort, c’est d’être trop lente à récompenser leur mérite. C’est l’égoïsme dans toute son ingénuité, dans toute sa primeur.

Si notre siècle avait des croyances plus fermes, aurait-il tant de peine à résoudre le problème de l’éducation ? Dans les époques où les convictions sont profondes, il n’y a pas d’hésitation sur la manière d’élever la jeunesse. Aujourd’hui l’église seule sait ce qu’elle veut dans cette grande affaire, parce que son point de départ et son but sont clairement déterminés ; mais ni l’état, ni les familles n’ont cette décision de vues et de sentimens. L’état n’a pas assez de foi en lui-même et dans ses propres doctrines pour refuser ce qu’on lui demande, c’est-à-dire de nombreuses dérogation : au principe de l’unité ; il ne défend qu’avec mollesse cette forte maxime, que l’unité de la patrie appelle l’unité d’enseignement. A leur tour, les familles ne réclament la liberté que pour en faire l’usage le plus contradictoire ; la faculté qu’elles revendiquent d’élever leurs enfans à leur guise mettra dans tout son jour la divergence anarchique des opinions qui se partagent aujourd’hui la société. Il y a au fond, non-seulement de nos idées, mais de nos mœurs, un scepticisme dont l’action est continue. Sans consistance, nos mœurs ont quelque chose de transitoire, d’éphémère. Héritiers de deux révolutions, nous sommes sans enthousiasme et sans goût pour de nouvelles commotions politiques : c’est un bien ; malheureusement nous n’avons pas encore trouvé notre équilibre moral, et voilà notre faiblesse. Les traditions, les croyances, les idées, les opinions de la société française forment comme un vaste chaos que traversent en tous sens des rayons lumineux ; mais l’ordre et l’harmonie n’y règnent pas encore. Ce sera l’œuvre de l’avenir.

Maintenant, en face de cette société ainsi faite, quelles seront les qualités les plus nécessaires au romancier qui aura l’ambition d’en tracer la peinture ? Avant tout, il lui faudra une rare souplesse d’esprit, une flexibilité vigoureuse qui lui permettent de prendre successivement tous les points de vue et tous les tons. Il n’aura pas moins besoin d’associer à l’observation un jugement supérieur, car ce ne sera pas assez.pour lui de voir : il devra juger, non pour rendre des arrêts pédantesques, mais pour ne pas nous montrer les choses sous de fausses couleurs. La verve comique lui est indispensable, mais il ne faudra pas qu’elle emporte jusqu’à la caricature celui qu’elle animera. Nos mœurs, à l’exception de quelques accidens, se composent presque toujours de nuances délicates et fugitives : comment les rendre, si on écrase le pinceau sur la toile ? Il est des choses sur lesquelles on sera d’autant plus vrai qu’on sera plus vif et plus preste. L’amplification et la lourdeur sont de mortels obstacles aux impressions profondes. Parfois les écrivains s’imaginent qu’ils duperont les lecteurs par les artifices de l’exagération ; il leur arrive plutôt de se duper eux-mêmes et de contracter des habitudes dont ils ne peuvent plus s’affranchir. Alors la grossièreté prend la place de l’énergie.

La mesure et la grace dans la force sont le partage de quelques époques privilégiées, parmi lesquelles malheureusement on ne saurait compter la nôtre. Tout concourt à pousser aujourd’hui les talens les plus distingués sur la pente fatale de l’exagération, l’impatience de produire, la témérité et les hasards de l’improvisation, la faiblesse du jugement que l’imagination égare et opprime. Nos artistes les mieux doués tombent de bonne foi dans les excès de la force, et ils grossissent les objets démesurément. Sans doute l’atmosphère qui les enveloppe, le milieu dans lequel ils vivent, leur inspirent cette disposition ; mais je voudrais les voir réagir, reprendre le dessus, et, sans rompre avec leur épique, lui faire sentir leur ascendant au lieu d’en subir la loi. Par malheur, dans les régions de l’art et de la pensée, notre siècle, comme ailleurs, n’a guère que des courtisans. Comment s’étonner qu’il n’ait pas beaucoup de respect même pour les plus brillans de ses flatteurs ? Où trouve-t-il cette sérénité calme du génie qui, tout en travaillant pour la foule, la domine, la contredit, et finit par la subjuguer en la charmant ? C’est cependant lorsque cette tranquille fierté règne dans l’ame et dans l’imagination de l’artiste qu’il peut seulement transformer, idéaliser ce que la réalité lui fournit. C’est avec cette légitime assurance que Machiavel créa le Prince et Molière Alceste : types immortels, parce qu’en prenant pour point de départ tel personnage, Machiavel et Molière se sont élevés à la vérité générale, à la vérité de tous les temps.

Nous eussions voulu n’avoir pas à sortir de notre siècle pour citer d’illustres exemples, heureux si nous eussions pu signaler chez un de nos contemporains ces qualités du génie qui, d’accord avec lui même par l’harmonie qu’il a su établir entre tous ses mouvemens, apprécie les acteurs de la vie humaine avec une équitable profondeur, domine la scène et nous en fait une peinture d’autant plus fidèle qu’il la transforme par la puissance de l’invention. Néanmoins, si la satisfaction sans égale, la joie pure que donnent le beau et le vrai élevés à de grandes proportions, nous manquent, nous trouvons un dédommagement, dont nous n’aurons garde de ne pas tenir compte, dans les efforts et dans les productions d’un talent qui a une incontestable vigueur. Personne n’ignore qu’avant le commencement de sa juste célébrité, M. de Balzac a, sous divers pseudonymes, publié de nombreux volumes. Nous ne rappelons ces débuts pénibles et obscurs que pour constater sur-le-champ le caractère principal de la manière de M. de Balzac : ce caractère, c’est l’effort. Jamais écrivain n’eut plus à lutter, à se débattre au milieu du chaos de son esprit. La lumière a brillé tard, et, dans les meilleures œuvres de l’écrivain, elle est encore souvent offusquée par d’opiniâtres ténèbres. Singulière et perpétuelle alternative de force et d’impuissance ! Tantôt le travail triomphe, et trouve sa récompense dans des résultats excellens, dans de remarquables effets, dans un succès populaire et mérité ; tantôt la nature rebelle de l’artiste résiste à tous les assauts que lui livre la volonté, qui s’acharne sans vaincre, et l’ivraie domine.

La restauration touchait à son terme, quand, après plus de dix ans d’essais inaperçus, M. de Balzac parvint à attirer enfin sur lui l’attention en peignant la Bretagne dans les derniers momens de la lutte des chouans avec la république, et en médisant du mariage. M. de Balzac flottait alors entre Walter Scott et Rabelais ; s’il avait réussi à convaincre des lecteurs déjà nombreux qu’il avait du talent, il cherchait encore sa voie, lorsque la révolution de 1830 éclata. En voyant disparaître comme par un tragique enchantement la société de la restauration, avec laquelle il avait compté vivre, et dont il avait espéré conquérir les suffrages, M. de Balzac éprouva un désappointement qu’il tourna bientôt en inspiration. Un changement de scène si subit et si complet ; l’avènement de nouveaux acteurs dans tous les emplois, dans toutes les situations ; le déchaînement de convoitises exaspérées par une longue attente et maîtresses enfin de leur proie ; l’explosion de toutes les passions, de toutes les théories, de toutes les erreurs ; ce mélange confus d’enthousiasme et de cynisme ayant dans les esprits et dans les mœurs de sinistres ou piquans reflets, tout cela parut à M. de Balzac comme une provocation ardente à peindre ces métamorphoses imprévues. Il accepta avec vivacité, avec amertume les sujets nouveaux que venait lui offrir une révolution. La mine était riche ; mais voici l’écueil. Le romancier n’eut pas l’esprit assez supérieur, assez ferme pour contenir son ironie dans les limites de l’équité, et il la laissa déchoir jusqu’à un pessimisme sans restrictions. La société française, telle qu’elle apparut, à M. de Balzac après le changement politique de 1830, ne fut plus qu’une assez mauvaise compagnie où la probité chez les hommes était fort chancelante, et la vertu des femmes très problématique. « Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès, s’écrie en 1831 un des personnages de M. de Balzac, avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de rechampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois, et des peuples ; de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins[2]. » Voilà dès le début à quels excès s’emportait la verve du romancier, et ces excès devaient encore être dépassés. Quelques années après, il faisait de la vie littéraire une peinture désespérée, hideuse : il représentait la réputation comme une prostituée, tantôt sous les traits de la pauvre fille qui gèle au coin des bornes, tantôt sous ceux de la femme entretenue qui sort des mauvais lieux du journalisme ; enfin pour quelques heureux, la Renommée était la brillante courtisane insolente qui a des meubles, une voiture, et peut faire attendre ses créanciers[3]. Ainsi la littérature était immolée comme la politique.

Le romancier traite-t-il mieux le monde et les femmes ? Il se dépense beaucoup d’esprit dans les salons que M. de Balzac ouvre au lecteur dans ses romans ; mais, dans leurs causeries, ses personnages n’ont qu’une pensée, c’est de se moquer les uns des autres et d’eux-mêmes avec plus ou moins de finesse, de se bien prouver mutuellement qu’aucun d’eux ne croit à rien ; c’est une continuelle fatuité dans le vice, sans repos ni trêve, à mille facettes, et qui ne fatigue pas moins que ne ferait une perpétuelle prédication de la vertu. Est-il vrai que les femmes doivent à M. de Balzac une reconnaissance aussi vive que quelques-unes l’ont prétendu ? Nous savons qu’il a placé dans ses récits plusieurs figures touchantes où le dévouement de la femme, ses vertus, sont idéalisés dans toute leur puissance, dans tout leur charme, comme Marguerite Claës, Renée de Maucombe, Eugénie Grandet, Mme Firmiani et quelques autres ; mais, si de ces types privilégiés nous passons à la peinture générale des femmes, quel contraste ! Au moment où il semble le mieux célébrer leur empire, où il les dote d’un seconde jeunesse à trente ans et à quarante ans d’une dernière et magnifique splendeur, ne les dégrade-t-il pas quand il arrive à décrire non plus leurs charmes, mais leur caractère ? C’est alors que nous apprenons dans M. de Balzac que les femmes sont des poêles à dessus de marbre. C’est déjà fort triste ; pourtant la leçon va plus loin, car le romancier pose en axiome qu’il y a toujours un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des femmes, et il ajoute, pour ne pas laisser le moindre doute sur l’importance qu’il attache à cette pensée, qui pour lui n’est pas une boutade : « À ce mot, toutes les femmes baissèrent les yeux comme blessées par cette cruelle vérité, si cruellement formulée[4]. » Ici, sans le vouloir, le romancier nous livre son secret : ce qu’il dit des femmes, il le pense de tout le monde ; il estime au fond qu’il n’y a rien de sincère dans la vie humaine, que tout y est ruse et fiction. Nous ne dirons point à M. de, Balzac qu’une pareille opinion est immorale, et qu’elle lui a inspiré bon nombre de pages dangereuses qui ont pu porter le trouble et le désordre dans beaucoup d’esprits : ce reproche pourrait le faire sourire ; peut-être même ne lui déplairait-il pas, car il attesterait sa puissance. Nous ne changerons pas la critique en sermon, et les conséquences que nous tirerons du jugement général de M. de Balzac sur la nature humaine seront toutes littéraires. Un pessimisme universel et systématique peut-être, entre les mains d’un homme de talent, un caprice, une gageure, un parti pris, une arme ; il n’a jamais été le point de vue du génie, ni même du bon sens. Quelques amis peu prudens ont prononcé le nom de Molière à l’occasion de M. de Balzac : trouvent-ils dans l’auteur du Misanthrope cet impitoyable acharnement, cette sorte de joie funeste à toujours mal parler du genre humain ? Non, la clairvoyance de Molière ne le conduit pas à cette extrémité. Plus il connaît la nature humaine, plus il la sait en de notables parties bonne, grande, sensée, douée des forces nécessaires pour lutter contre le vice et le mal. Aux travers de l’esprit et du cœur, à la science pédante, au faux goût, à l’égoïsme, il oppose la raison, la rectitude, l’amour du vrai, une sensibilité sincère, parce qu’il est convaincu que ces bonnes qualités de l’homme ne sont pas moins réelles que les mauvaises. Pour lui, la vertu n’est pas quelque chose de convenu, d’artificiel, dont il est bon, aux yeux de quelques habiles, que la foule soit dupe : elle est le résultat positif des mouvemens généreux et des sages habitudes de l’ame ; aussi lui assigne-t-il une place non moins considérable que celle du vice dans la vie et dans son œuvre. C’est à Molière, puisqu’il faut le rappeler à M. de Balzac, que nous devons vraiment la comédie humaine ; son comique est immortel et devient de plus en plus communicatif, même à deux cents ans de distance, parce qu’au fond on y sent de la bonté. Avec lui nous rions, nous nous indignons de nous-mêmes, mais nous n’en désespérons pas ; il nous éclaire, il nous remue, il ne nous glace point par une vénéneuse ironie.

Au-dessous de ce rang suprême, occupé par la souveraineté du génie, il y a de belles places à conquérir par le talent que recommandent de fortes qualités. Une rare faculté d’observation est échue à M. de Balzac, dont le regard est pénétrant et vif. Dans toutes les parties, derrière tous les personnages de la vie sociale, nous rencontrons l’œil rayonnant et malin du romancier qui plonge dans tous les détails. Rien n’échappe à sa curiosité, et la patiente subtilité de son analyse fouille les recoins les plus obscurs de nos mœurs, de nos habitudes. Aussi M. de Balzac, quand il se met à écrire, a-t-il toujours à sa disposition, des faits, des types nombreux : chez lui, les matériaux abondent. Cette richesse n’est pas une des moindres causes de l’impression profonde qu’il arrive souvent à produire. Il n’entreprend rien sans avoir dans ses magasins, je veux dire dans ses notes, des provisions accumulées.

Plus l’amas de matériaux s’élève sous les yeux de l’écrivain, plus lui est nécessaire la puissance de les coordonner, ou plutôt, car nous sommes dans l’empire de l’art, de les transformer en une création originale. C’est là le domaine de l’invention, qui se compose de deux élémens, une pensée et un drame. Sans l’appui d’une pensée grande et féconde, une action, si étourdissante, si incidentée qu’elle soit, ne laissera pas dans l’esprit une impression durable ; elle pourra l’amuser un moment, mais non le remplir et le captiver. D’un autre côté, sans une action vive, fortement nouée, la pensée la plus belle, la plus juste, n’aura pas de prise sur l’imagination et restera stérile : la plupart des hommes ne réfléchissent et ne sentent la vérité qu’après avoir été profondément émus. Quand la pensée et l’action auront une égale consistance, cette harmonie produira une œuvre dont les solides beautés satisferont à la fois la foule et la critique. C’est ce qui est arrivé à M. de Balzac, quand il a composé la Recherche de l’absolu, où la pensée philosophique, l’animation du drame et les accessoires pittoresques sont admirablement combinés. Depuis, il a été rarement aussi heureux ; néanmoins il se montre presque toujours doué d’une imagination inventive. Les aventures qu’il raconte sont à la fois assez vraisemblables et assez singulières pour attacher le lecteur. Dans ses romans, ses personnages sont animés, la vie y fermente, l’air y circule ; il est vrai qu’il n’est pas toujours très pur, mais enfin on reçoit de ce milieu où vous jette le romancier, de cette atmosphère dont il vous enveloppe, des émotions réelles et d’une âcreté pénétrante. Tout en reconnaissant que l’écrivain s’emporte souvent au-delà du vrai, on le suit : néanmoins il est des momens où ses fautes sont assez graves pour détruire entièrement les effets qui semblaient heureux. Nous voulons parler de ces caractères poussés à des extrêmes dans lesquels la nature ne tombe pas, de ces catastrophes d’une chimérique invraisemblance par lesquelles l’auteur coupe brusqueraient ce qu’il désespère de dénouer, de ces personnages monstrueux tels que le forçat Vautrin, personnage auquel M. de Balzac semble ne pouvoir renoncer. En face de pareils excès, le lecteur, qui s’était laissé entraîner jusqu’alors, s’effarouche, se révolte, et l’écrivain perd sur lui tout empire pour avoir voulu l’étendre outre mesure par de tristes exubérances. C’est par son fait que le charme est rompu : lui-même a brisé le talisman.

Pourquoi avons-nous aussi à reprocher à M. de Balzac d’avoir souvent privé ses peintures du premier de tous les attraits, l’attrait de la variété, par la singulière manie de toujours ramener sur la scène les mêmes personnages, les mêmes types, les mêmes noms ? On ne saurait, à la suite de M. de Balzac, entrer dans un salon, aller à l’Opéra, se promener aux Tuileries, sans rencontrer Mme d’Espard, les duchesses de Langeais, le Carigliano et de Maufrigneuse, Mme de Serizy, M. de Marsay, le général Montriveau, les deux Vandenesse, M. de Rastignac, Canalis, le banquier du Tillet. Le romancier s’est imaginé que, par cette reproduction incessante des mêmes acteurs dans des œuvres diverses, il arriverait à séduire, à tromper le lecteur, qui se croirait avec eux dans le monde réel c’est une erreur de jugement. L’illusion que peut créer l’art a ses limites et ses conditions. Les mêmes personnages que l’artiste, dans un moment donné, sera parvenu à revêtir des apparences de la vie deviendront faux si on les déplace, si on les transporte dans une autre action : ils risqueront fort de n’être plus que des mannequins. Dans ses immenses mémoires, le duc de Saint-Simon peut, à chaque instant, revenir sur les acteurs de son siècle, parce qu’il y revient avec l’inépuisable richesse de la réalité. Roi, princes, courtisans, femmes de la cour, présidentes et bourgeoises, magistrats, gens de finances, beaux esprits, sont tour à tour saisis, quittés, repris par ce grand peintre, qui, creusant son sujet sans jamais l’épuiser, sait en tirer des effets toujours nouveaux. Les créations artificielles ne sauraient offrir de semblables ressources. C’est pour n’avoir pas compris cette différence que M. de Balzac, avec tout le mouvement de son imagination, tombe trop souvent dans la monotonie.

Examinons de plus près encore ses procédés d’exécution. Au XVIIe siècle, c’était la dissertation qui dominait dans le roman. Les personnages de Clélie, d’Artamène, avaient sur l’amour, sur le Tendre, d’interminables entretiens, qui étaient à la fois l’écho et l’aliment des conversations du monde. On passait alors la vie à causer ; on ne se lassait pas d’analyser les nuances les plus fugitives du sentiment, tous les replis, tous les détours du cœur. A la dissertation galante succéda la dissertation philosophique. On mêla, dans le dernier siècle, aux scènes de boudoir et d’alcôve des tirades sur le duel, sur le suicide, sur la religion naturelle. Avec Walter Scott, qui accomplit une révolution heureuse dans l’art du roman, toute dissertation disparut, et nous eûmes le règne de la description. Puisque, par sa fantaisie toute puissante, le romancier a le droit de tout créer, l’action, le théâtre où elle se passe et les personnages qui la jouent ; puisque, même dans les emprunts qu’il fait à l’histoire, il use d’une liberté contre laquelle on ne réclame pas, pourvu qu’elle se montre habile, il est évident qu’il devra demander à la description toutes ses ressources, tous ses effets. Il faut qu’il ait à sa disposition une nature resplendissante et variée, des sites pittoresques, des lieux marqués d’un caractère sauvage, des châteaux d’un sombre aspect, des palais d’une riche architecture, de vieilles cathédrales, des rues tortueuses, d’ignobles carrefours, des costumes étranges, des ameublemens bizarres, enfin tous les trésors et toutes les misères de la réalité. Seulement, si tout lui est livré, c’est à la condition qu’il y mettra une réserve discrète, et ici la discrétion, c’est le choix, c’est l’art. Or, ce que savent le moins la plupart des écrivains de nos jours, c’est de choisir ; ils entassent, ils accumulent les faits et les détails, sans préférence, sans discernement. Ils s’imaginent, avec cette prodigalité produire sur les esprits une impression forte, et donner de leur puissance une grande idée. Le plus souvent ils impatientent et lassent le lecteur. L’attention, surtout celle qu’on accorde aux accessoires d’un tableau a ses limites : elle s’émousse, elle languit, si on lui offre d’interminables descriptions, qui retardent ou interrompent les développemens d’un drame promis ou commencé. Parfois aussi la description est le refuge de l’auteur aux abois qui ne sait plus où conduire ses héros, parce qu’il s’est égaré dans le labyrinthe dont il a lui-même étourdiment multiplié les replis. Le lecteur s’aperçoit de l’expédient, et,

S’il saute vingt feuillets pour en trouver la fin,


si, par un dernier mouvement de curiosité, il cherche le dénoûment, il arrive au terme avec une dédaigneuse pitié pour l’imprudent qui a si mai mesuré la carrière qu’il devait fournir. Les véritables artistes, poètes et prosateurs, peignent à grands traits plutôt que longuement ; ils ne demandent pas la magie des effets à l’accumulation, à la prolixité, mais à la précision et à une sobriété qui, loin d’exclure la force, l’augmente en la ménageant.

Nous regrettons d’autant plus que M. de Balzac ne soit pas assez frappé des avantages de cette judicieuse réserve, que son talent descriptif est vraiment supérieur. Il y a dans ses romans des intérieurs de famille, des types, des caractères auxquels il a su donner un relief tout-à-fait saisissant. On a comparé ces vives peintures aux toiles de maîtres célèbres, et, à propos de M. de Balzac, on a prononcé les noms de Gérard Dow, de Teniers, de Miéris, de Rembrandt. La comparaison n’est pas sans justesse ; seulement il eût fallu ajouter que la plume de M. de Balzac n’avait pas la discrétion du pinceau des Flamands. Ces derniers savaient s’arrêter au moment où ils eussent gâté leur ouvrage en s’y acharnant encore. Le romancier n’est pas toujours capable de cette modération. Souvent à de vives couleurs il en ajoute de criantes : là où un dessin ferme et simple eût été d’un grand effet il met des enluminures d’un ton faux. Quand la peinture concise et nette d’un lieu ou d’un personnage eût mis le comble à l’émotion du lecteur, il l’accable et le déroute par des développemens descriptifs sans proportions et sans mesure. Voici d’autres fautes non moins contraires à la rapide gradation du récit. M. de Balzac a pensé, non sans raison, que la connaissance des faits et des détails inhérens à certaines professions, l’étude de particularités curieuses, l’emploi du langage technique dans quelques occasions, pourraient donner à plusieurs endroits de ses romans plus de vraisemblance et d’intérêt. Ce procédé convenait d’ailleurs à sa manière, qui est de compliquer et d’enrichir le plus possible les accessoires du tableau. On peut l’employer, pourvu que ces moyens d’effet n’aillent pas contre l’effet même par la lourdeur ou la diffusion. M. de Balzac tombe plus d’une fois dans cet inconvénient. Ainsi, dans le Contrat de mariage, après avoir avec bonheur placé en présence l’un de l’autre deux notaires, le bon M. Mathias, respectable débris de ces incorruptibles dépositaires des secrets et de la fortune des familles, et maître Solonet, l’un de ces brillans hommes d’affaires qui ont voiture et font des spéculations avec les capitaux de leurs cliens, le romancier entre dans tant de détails, il insiste si fort sur les droits des parties contractantes, sur les comptes de succession et de tutelle, sur la constitution d’un majorat, que cette scène, d’abord vive et bien menée, finit par devenir obscure et fatigante. Au milieu des infortunes de César Birotteau, au moment où l’infortuné parfumeur dépose son bilan, M. de Balzac impose au lecteur une dissertation sur la faillite, ce beau drame commercial qui a trois actes distincts : l’acte de l’agent, l’acte des syndics, l’acte du concordat, et sous ces trois chefs il nous donne ses commentaires. M. de Balzac sait trop le droit pour un romancier, et dans plusieurs occasions il nous a fait penser à Chicaneau racontant son procès :

… Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,
Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux.
J’obtiens lettres royaux et je m’inscris en faux.
Quatorze appointemens, trente exploits, six instances,
Six vingts productions, vingt arrêts de défenses,
Arrêt enfin…

M. de Balzac met de l’amour-propre à nous montrer qu’il sait les affaires et la jurisprudence ; il nous égare tantôt dans les détours de la procédure, tantôt dans les secrets de la police : il ne nous fait grace de rien. Au reste, cette intempérance n’est pas toujours volontaire. La force manque trop souvent à M. de Balzac pour se ramener lui-même à de justes proportions et s’y tenir. C’est ce qui nous conduit à apprécier son style.

Sans un travail assidu, sans une réflexion profonde, il n’y a pas de style, puisque le style est dans son essence un choix judicieux entre toutes les pensées de l’écrivain, qui, fécondé par la méditation, discerne la meilleure manière de les rendre. Cette double élaboration du fond et de la forme est plus ou moins longue, suivant la nature des esprits. Il est des génies heureux chez lesquels l’harmonie de l’expression et de l’idée ne se fait pas trop attendre : après quelque temps, elle jaillit complète et brillante. D’autres imaginations, au contraire, ne doivent qu’au plus rude labeur l’enfantement de ce qu’elles ont conçu, et encore dans ce qu’elles produisent, l’harmonie dont nous parlons est trop souvent troublée. C’est parmi ces esprits dont les fruits sont lents à mûrir, et ne sont pas toujours savoureux et beaux, qu’il faut placer l’organisation de M. de Balzac. Que de peine il se donne pour écrire ! Que de tâtonnemens pour trouver le style convenable au sujet choisi ! Puis, chemin faisant, que de déviations, quelle bigarrure, quelle confusion de couleurs et de tons ! Quand on parcourt les salles d’un vaste magasin de curiosités, on est en face d’un chaos où se trouvent les débris de toutes les civilisations. M. de Balzac a peint lui-même, dans la Peau de chagrin, l’étrange impression que produit sur l’esprit un pareil mélange : son style ne donne-t-il pas souvent au lecteur des sentimens du même genre ? On voit qu’il est difficile à caractériser d’un mot. Nous désespérions d’y réussir, quand ces jours passés nos yeux sont tombés sur cette phrase dans la seconde partie des Parens pauvres que publie en ce moment M. de Balzac. Il est question du Cousin Pons, qui a la passion des curiosités, et l’auteur en parle ainsi : « Il était sans célébrité dans la bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands. » Le mot était trouvé : il était créé par l’auteur même dont nous cherchions à qualifier le style. Qu’il nous soit permis de nous en emparer, pour peindre d’un seul trait ce que nous a souvent fait éprouver la phraséologie, ou plutôt la bricabraquologie de M. de Balzac. Mais n’y a-t-il pas chez le même écrivain des pages vigoureuses et belles, des développemens éloquens, des aperçus de la plus heureuse finesse, des cris, des mouvemens de l’ame pathétiques et vrais ? Sans doute, et ces incontestables beautés rendent plus vif encore le déplaisir que cause l’impuissance de l’auteur à les dégager d’un impur alliage. Cette impuissance au milieu de la force est, nous l’avons dit, un des principaux caractères du talent de M. de Balzac. Aussi, à part un très petit nombre de compositions presque irréprochables, il n’aboutit qu’à des œuvres mélangées, inégales, où ce qui est beau et bon est gâté, terni par d’insignes outrages aux lois de l’art et du goût,

Nous arrivons ici à des prétentions et à des idées qui nous expliqueront pourquoi M. de Balzac n’a jamais pu parvenir à être vraiment le maître de sa plume et de son talent. Ces prétentions et ces idées nous emportent bien loin de la sphère du roman et du conte. Qu’on dise de M. de Balzac qu’en dépit de tous ses défauts il est un romancier d’un très haut mérite, et qu’il a su se placer au premier rang des conteurs contemporains, loin d’être satisfait, il se croira méconnu, déprécié. Qu’est-il donc ? Un penseur de génie. N’en rabattez rien, si vous ne voulez pas déchoir dans son estime. Voici quelques-unes des idées principales qu’il présente à notre admiration comme des titres qui l’autorisent à prendre séance entre Leibnitz, Kant et Montesquieu. Un jour, il eut l’idée d’une comparaison entre l’humanité et l’animalité. Pour ce qui concerne le règne animal, M. de Balzac nous apprend que, bien avant la célèbre controverse de Cuvier et de Geoffroi Saint-Hilaire sur l’unité de composition, il était pénétré de la vérité de cette loi, dont il avait su discerner les rudimens non moins dans les écrivains mystiques comme Swedenborg et Saint-Martin que dans les plus illustres naturalistes, tels que Buffon et Charles Bonnet. Armé de ce système, M. de Balzac reconnut que la société ressemblait à la nature, qu’elle faisait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différens qu’il y a de variétés en zoologie. Quelle conséquence tira-t-il de cette prétendue ressemblance ? C’est qu’un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un savant, un homme d’état, un marin, un commerçant, un poète, un prêtre, sont aussi différens entre eux que peuvent l’être le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis. C’était, il faut l’avouer, une merveilleuse découverte. Voilà donc pourquoi M. de Balzac a porté tant d’exagération dans la peinture des caractères et des types répandus à travers ses romans. Comme il se considérait comme un autre Buffon, qui faisait pour la société ce que l’historien des quadrupèdes avait fait pour la nature, il ne voyait partout que des espèces sociales, et souvent il n’oubliait qu’une chose, le genre lui-même, le genre humain avec ses caractères généraux et permanens. Que l’homme ait dans la main une épée, une équerre ou une plume, il ne change pas de nature pour être soldat, écrivain ou artisan. Il n’est pas vrai, comme le pense M. de Balzac, que les habitudes, les vêtemens, les paroles d’un prince, d’un banquier, d’un artiste, d’un bourgeois, d’un prêtre et d’un pauvre soient entièrement dissemblables et changent au gré des civilisations. Au contraire, quand on embrasse l’ensemble de l’histoire de l’humanité, on est frappé des ressemblances fondamentales qu’à travers toutes les civilisations l’homme garde toujours avec l’homme. Regardez le genre humain dans les successions des siècles et dans la diversité des climats, à Memphis, à Suze, à Athènes, à Rome, que ce soit la Rome de Sylla ou d’Innocent III, passez du monde antique au moderne, et vous verrez les sociétés vivant sur le fond des mêmes idées et des mêmes passions. L’inégalité du développement constitue seule la variété de l’histoire.

Mais qu’allons-nous parler d’histoire à M. de Balzac ? Il la dédaigne ; il en accuse l’éternelle stérilité. Il demande si, en lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, on ne s’aperçoit pas que les écrivains ont oublié, dans tous les temps, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l’histoire des mœurs. Quoi ! on ne trouve pas l’histoire des mœurs dans Hérodote, dans Thucydide, dans Diodore de Sicile ! Il est vrai que ni en Grèce ni en Italie les jeunes gens et les femmes n’avaient entre les mains de livres intitulés Scènes de la vie athénienne ou romaine : c’était la grave histoire qui racontait d’une manière concise et durable les traditions, les coutumes et les mœurs des sociétés. Il y a telle page de Tacite qui, mieux que toute la diffusion du style moderne, nous livre le génie et les secrets de cette Rome dont la corruption ne fut pas moins monstrueuse que la gloire. Il est triste de trouver cette méconnaissance de l’histoire chez un écrivain qui s’est fait un nom dans le roman. Avec un sentiment plus élevé et plus vrai des conditions et des exigences de l’art, M. de Balzac eût vu, avec une sorte d’effroi, combien il est souvent difficile à la fiction d’atteindre les grands effets de l’histoire. Loin de là ; il nous dit avec une imperturbable confiance : J’ai mieux fait que l’historien, je suis plus libre. Eh ! c’est cette liberté même qui égarera le romancier, s’il n’est pas doué du tact le plus heureux pour ne jamais sortir de la vraisemblance dans les tableaux qu’il trace de la nature et de la destinée humaine. Autrement cette liberté tourne à sa perte et l’usage qu’il en fait rebute le lecteur, qui l’abandonne pour retourner à l’histoire, cette mémoire inépuisable de l’humanité.

Le magnétisme animal auquel il s’est initié depuis 1820 et les sciences occultes dont récemment encore il déplorait la disparition, voilà l’objet des prédilections intellectuelles de M. de Balzac. Il a emprunté à certains mystiques une espèce de doctrine que nous appellerions volontiers avec Diderot, parlant de quelques théosophes, un système de platonico-pythagorico-peripatetico-paracelsico-christianisme. M. de Balzac nous avertit avec solennité qu’il faut chercher dans Seraphita sa véritable pensée sur l’homme et sur le monde. Or, dans Seraphita que nous offre-t-il ? Une biographie de Swedenborg et une sorte d’extrait de plusieurs des traités du Voyant d’Upsal. Nous y retrouvons ses théories sur les trois amours, l’amour de soi, l’amour du monde, l’amour du ciel les trois degrés par lesquels l’homme parvient à ce ciel qui est sa patrie le naturel, le spirituel et le divin ; enfin la différence fondamentale entre l’exister et la vie. Seraphita est en pleine possession de la doctrine de l’amour, et elle a hâte de traverser la mort pour entrer dans la vie céleste. Quand elle eut exhalé son ame dans un dernier élan de prière, Wilfrid et Minna, qui l’avaient chérie et vénérée comme un être privilégié, eurent à leur tour une visions Ils virent l’esprit de Seraphita frappant à la porte sainte et transfiguré en séraphin. Ils entendirent les diverses parties de l’infini formant une mélodie vivante. La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière. Les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un nombre doué de la parole. Pourquoi donc M. de Balzac se drape-t-il ainsi dans des lambeaux de l’illuminisme de Swedenhorg ? Pour donner une sorte de vêtement poétique et de costume religieux à une doctrine qui lui est chère et qu’il a résumée ainsi : une seule substance et le mouvement ; une seule plante, un seul animal, mais des rapports continus. En d’autres termes, la pensée est un fluide et il n’y a qu’un animal ; telles sont les opinions de M. de Balzac sur la nature des choses. Il ne pouvait se dissimuler que ces opinions n’étaient pas sans ressemblance tant avec le matérialisme qu’avec le panthéisme, et cependant il a la prétention d’être chrétien. N’a-t-il pas déclaré qu’il écrivait à la lueur de deux vérités éternelles la religion et la monarchie ? C’est alors qu’il a imaginé un compromis entre les naturalistes et les mystiques, entre l’esprit de Buffon et l’esprit de Saint-Martin. S’il a pensé que par là il se montrerait original, la méprise ne laisse pas que d’être lourde. Au moment où il croyait s’ouvrir une route nouvelle, il retombait, sans le soupçonner, dans la vieille théosophie du moyen-âge, qui mêlait la physique et la chimie à des doctrines mystiques s’appuyant sur la révélation, et qui expirait quand Descartes parut. Ce n’était pas en vérité la peine, au XIXe siècle, de se faire rose-croix.

Quel est enfin le jugement philosophique de M. de Balzac sur la nature de l’homme ? Il l’a rédigé lui-même en ces termes : « L’homme n’est ni bon, ni méchant, il naît avec des instincts et des aptitudes ; la société, loin de le dépraver, comme l’a prétendu Rousseau, le perfectionne, le rend meilleur, mais l’intérêt développe aussi ses penchans mauvais. Le christianisme, et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’ordre social. » Il est difficile de mettre d’accord avec elles-mêmes les différentes parties de cet arrêt rendu sur la nature humaine. M. de Balzac, après avoir affirmé que l’homme n’est ni bon, ni méchant, nous dit qu’au milieu de la société l’intérêt développe des penchans mauvais, et c’est parce qu’il réprime ses tendances dépravées que le christianisme est à ses yeux le premier des principes conservateurs. Mais cette dépravation de la nature humaine, d’où vient-elle ? Le christianisme professe qu’elle est originelle : il n’établit pas, comme M. de Balzac, que l’homme n’est ni bon, ni méchant ; il enseigne que l’homme est à la fois l’un et l’autre, et qu’il vient au monde avec le principe du mal dans son cœur, principe qui ne peut être vaincu que par la grace divine. M. de Balzac ne s’est pas aperçu que, tout en ayant l’intention de rendre un éclatant hommage au christianisme, il en niait la nécessité. Si l’homme n’est ni bon, ni méchant, le christianisme n’est plus qu’un système arbitraire, dont certaines parties pourront être estimées grandes et belles, mais dont le fond même sera toujours taxé d’une exagération mensongère. C’est quand on est convaincu que l’humanité apporte sur cette terre une corruption naturelle, triste effet de la chute du premier homme, et que, suivant la parole de saint Paul, nous sommes morts en Adam, qu’on est en droit de penser et de soutenir que la religion chrétienne est de nécessité divine. Pourquoi faut-il que nous soyons obligé de rappeler ces notions élémentaires à un aussi bon chrétien que M. de Balzac ? Lorsque l’auteur du Médecin de Campagne et de Louis Lambert aborde le champ des idées générales et des abstractions métaphysiques, ses allures ambitieuses, les contradictions innombrables dans lesquelles il tombe, peuvent d’abord faire sourire le lecteur, mais elles ne tardent pas à le fatiguer en l’affligeant. Il est toujours triste de voir un homme d’esprit et de talent se tromper sur lui-même, sur les dons que la nature lui a faits et sur ce qu’on attend de lui. Par quelle illusion bizarre M. de Balzac, cet observateur si malin et si clairvoyant des travers d’autrui, est-il sa propre dupe et a-t-il la candeur de croire à son génie philosophique ?

On ne s’étonnera pas qu’avec cette manie d’universalité, l’auteur des Scènes de la vie parisienne ait mis la politique au nombre de ses préoccupations. Il n’aime pas le régime représentatif, et il se dit de l’école de Bossuet. Il estime que tout irait mieux, si l’on pouvait réduire les assemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, dont on leur enlèverait la confection directe. M. de Balzac n’est pas conservateur, mais absolutiste. Ce qu’il admire le plus dans Napoléon, ce n’est ni son génie militaire, ni la création du code civil, mais le système électoral qui a produit, comme on sait, les muets du corps législatif. Napoléon, au dire de M. de Balzac, avait merveilleusement adapté l’élection au génie de notre pays, et son système est incontestablement le meilleur. Quel dommage que M. de Balzac ne soit pas à la chambre pour en proposer le rétablissement ! Il trancherait d’un coup toutes les difficultés qui divisent les hommes et les partis politiques de notre temps sur la réforme électorale.

Nul n’est moins disposé que nous à mettre d’injustes entraves à l’essor du talent. D’éclatans succès dans un genre ne doivent pas être opposés à celui qui les a obtenus comme une fin de non-recevoir dont on s’armera pour lui fermer l’accès d’une autre carrière ; seulement, pour être reconnue légitime, il faut que l’audace soit heureuse. Les naufrages, quelque fracas qui les accompagne, sont un mauvais moyen d’occuper la renommée. Quand nous avons vu M. de Balzac, se tournant vers le théâtre, aspirer aux triomphes de la scène, cette tentative nous a inspiré un vif intérêt. Le roman et le drame ont entre eux de telles affinités et de telles différences, qu’il y a autant de raisons pour motiver les succès du même écrivain dans les deux genres que pour les empêcher. Il y avait donc là un problème littéraire digne de la curiosité de ceux qui s’inquiètent encore de l’art et de ses destinées. M. de Balzac avait-il enfin trouvé cette dextérité, cette justesse d’intentions, cette vérité de touche indispensables au poète dramatique ? Allions-nous assister à une transformation lumineuse de la pesanteur en souplesse, et de la manie du paradoxe en une verve de bon sens ? À ces questions, les faits ont tristement répondu. Nous n’aurons garde de troubler dans leur tombe Vautrin et Quinola, et nous voulons encore moins affirmer que M. de Balzac ne trouvera jamais un succès au théâtre. Seulement la métamorphose qui peut seule amener ce grand événement est encore attendue.

M. de Balzac franchira-t-il le niveau connu de son talent pour monter plus haut ? Il serait d’une souveraine injustice de prononcer le mot de décadence au sujet de ce qu’il écrit aujourd’hui. Non, M. de Balzac ne déchoit pas, mais il n’avance pas non plus : toujours mêmes qualités, toujours mêmes défauts. Nous ne reprocherons pas trop vivement à M. de Balzac de reproduire dans ses derniers romans des caractères qu’on trouve déjà dans les premiers et dans les meilleurs. Le nombre n’est pas infini des types principaux que le roman et le drame peuvent mettre en relief. Ce qui nous paraît plus grave, c’est qu’en multipliant des variations sur d’anciens motifs, le romancier n’a pas su rendre ses procédés d’exécution plus purs, plus corrects et plus fins. Il confond toujours la vérité au point de vue de l’art avec ce que la réalité dans la vie a de plus grossier et de plus cynique : erreur funeste qui fait en maints endroits d’une œuvre d’imagination un calque des objets les plus repoussans ; poétique étrange qui érigerait en grand artiste quiconque transcrirait les dialogues et les scènes qu’on peut recueillir dans les halles, dans les cabarets et dans d’autres lieux. M. de Balzac semble mettre aujourd’hui son ambition à se prodiguer, à placer sa prose dans les camps divers du centre gauche, des conservateurs et du parti légitimiste. Nous croyons que M. de Balzac eût mieux travaillé à la solidité de sa réputation, s’il eût rassemblé toutes ses forces pour nous montrer dans une œuvre considérable un talent plus délicat et plus élevé. Il n’a plus à nous prouver sa fécondité, dont les témoignages abondent ; pour lui, le progrès ne peut plus être dans le nombre des productions, mais dans leur qualité.

Au surplus, tel qu’il est aujourd’hui, tel que nous avons essayé de le caractériser, M. de Balzac occupe une notable place dans la littérature contemporaine, Nous trouvons et on cherchera long-temps dans ses romans la peinture la plus vigoureuse des mœurs de notre époque ; il a réalisé ce qu’avait entrepris un homme d’un esprit aimable et superficiel. Nous devons à M. de Jouy quelques croquis piquans, quelques pages d’une observation ingénieuse et légère. Venant après lui, M. de Balzac nous a donné des tableaux énergiquement composés, chauds de couleur, qui frappent le regard et laissent à l’imagination, quand celle-ci n’est qu’à moitié séduite ou même lorsqu’elle est choquée, un opiniâtre souvenir. Il est un autre peintre de mœurs auquel nous songeons ici naturellement, parce que, dans une autre carrière et par d’autres procédés, il a conquis une renommée au moins aussi retentissante que elle de M. de Balzac : nous voulons parler de M. Scribe. Non-seulement ces deux peintres sont séparés par la différence des genres, mais, jamais artistes ne furent plus opposés l’un à l’autre par la nature de leurs qualités. Chez l’auteur d’Eugénie Grandet, la pensée et l’action ne se déduisent que laborieusement ; l’auteur de Bertrand et Raton a l’allure vive et dégagée. Le premier appuie, enfonce ; le second glisse et court. L’un n’arrive à s’emparer du lecteur qu’après des évolutions patiemment conduites ; l’autre obtient les effets les plus heureux et les plus prompts par des situations plutôt indiquées qu’approfondies, et, au moment où il pourrait nous émouvoir vivement, il s’arrête, tant il a peur de nous fatiguer ! C’est par ces moyens contraires que, dans les deux grandes arènes du roman et du théâtre, M. de Balzac et M. Scribe sont devenus les traducteurs populaires de nos mœurs ce sont eux qui sont surtout en possession de satisfaire sur notre compte la curiosité européenne.

De nos jours, ni l’imagination ni le talent ne font défaut aux écrivains pour comprendre et pour peindre la société française, mais trop souvent à côté de ces dons brillans on cherche en vain le goût et l’indépendance morale. Nous conviendrons volontiers qu’au XIXe siècle il est aussi difficile d’avoir du goût qu’il était naturel d’en avoir au XVIIe. Une société où tout est confondu, rangs, croyances, idées et principes, n’est pas favorable à l’ordre dans la littérature et dans l’art, et l’ordre est une partie nécessaire du beau et du bon. D’un autre côté, pour écrire sous l’inspiration d’un goût sûr dont la délicatesse ne soit pas une cause de stérilité, il faut à l’esprit du calme et du loisir. Or, l’esprit peut-il choisir et peser les élémens d’une composition durable, quand il est la proie des exigences fiévreuses d’une improvisation dont déjà les produits sont escomptés ? Si, chez les écrivains, la patience du travail est rare, le courage de l’intelligence est-il plus commun ? Dans le désir qui l’anime de devenir promptement populaire, le romancier, oubliant que l’art doit à tous bonne justice, travestit ses fictions et ses récits en d’ardens manifestes qui caressent et enflamment des passions perverses. L’histoire, qui aurait dû rester au moins l’inviolable asile de la vérité, abdique sa gravité pour prendre la voix emphatique et sonore des tribuns du peuple, et, comme elle capte les suffrages de la place publique, elle se trouve aujourd’hui n’être pas plus libre qu’au temps où elle était la complaisante des cours. Enfin, n’avons-nous pas entendu quelques représentans de la religion, et des plus éloquens, adresser à notre siècle, du haut de la chaire chrétienne, d’habiles adulations, et accommoder l’Évangile aux théories à la mode ? Toutes ces flatteries peuvent un instant arracher à la foule qui les savoure des applaudissemens, mais elles exercent une influence funeste sur les œuvres de ceux qui les prodiguent. Laissez le temps faire un pas, et vous serez étonnés de la décrépitude précoce de toutes ces belles choses. Sans parler d’une postérité bien lointaine, les générations qui, dans trente ans, disposeront de la renommée, auront-elles les mêmes passions, les mêmes fantaisies que celles qu’on adule aujourd’hui ? Il ne reste dans les littératures et dans l’estime des peuples que les œuvres qui procurent à l’esprit des plaisirs fondés sur la raison. Tel est l’héritage que les générations se transmettent avec fidélité les unes aux autres : quant aux objets d’un luxe faux et corrupteur avec lesquels on a voulu les séduire, elles les rejettent après s’en être diverties un moment, elles les brisent, et c’est à peine si les curieux à venir en trouveront quelques vestiges. Ni l’engouement des contemporains, ni les richesses mal dépensées de l’imagination, n’ont le pouvoir de sauver de l’oubli ce que la vérité n’a pas marqué de sa tutélaire empreinte. L’oubli ! voilà le châtiment, voilà l’enfer qui sert de sanction et de vengeance à la raison offensée. Puisse la perspective de cet inévitable néant inspirer un repentir utile à ceux qui ont aimé sérieusement la gloire, et que des séductions de tout genre ont entraînés dans des écarts fâcheux ! Puissent-ils remonter dans les régions supérieures de l’art ! Quant à ceux que l’idée de l’oubli et du dédain de l’avenir trouve insensibles, chez ceux-là l’ame est morte, et pour ces pécheurs endurcis il n’y a plus de salut.


LERMINIER.

  1. 16 volumes in-8o avec gravures, chez Furne, rue Saint-André-des-Arts, 55.
  2. La Peau de chagrin, 1831.
  3. Illusions perdues, 1835.
  4. Scènes de la vie privée.