Pendant l’Exil Tome V Vianden

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J Hetzel (p. 177-180).

VI

VIANDEN

Quand M. Victor Hugo, expulsé de Belgique, est arrivé dans le Luxembourg, à Vianden, la société chantante des travailleurs de Vianden, qui se nomme la Lyre ouvrière, lui a donné une sérénade. M. Victor Hugo a remercié en ces termes :

Mes amis de Vianden,

Vous dérangez un peu une idée que je m’étais faite. Cette année où nous sommes avait commencé pour moi par une ovation, et elle venait de finir par tout le contraire. Cela ne me déplaisait pas ; la huée est le correctif de l’applaudissement, la Belgique m’avait rendu ce petit service ; et, au point de vue philosophique où tout homme de mon âge doit se placer, je trouvais bon que l’acclamation de Paris eût pour contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez troublé cet équilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu’a fait Bruxelles, mais ce qu’a fait Paris ; et cela ne ressemble pas du tout à une huée. L’année va donc finir pour moi comme elle a commencé, par une effusion de bienvenue populaire.

Eh bien, décidément je ne m’en plains pas.

Je vois à votre tête une noble intelligence, M. Paüly Strasser, votre bourgmestre. C’est un artiste en même temps qu’un homme politique. Vianden vit en lui ; député et bourgmestre, il en est l’incarnation. Dans cette ville il est plus que le magistrat, il est l’âme.

Je vous félicite en lui et je le félicite en vous.

Oui, votre cordiale bienvenue m’est douce.

Vous êtes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes d’étude, car j’aperçois plusieurs maîtres d’école. C’est là un beau mélange. Cette réunion est un échantillon du vrai groupe humain qui se compose de l’ouvrier matériel et de l’ouvrier moral, et qui résume toute la civilisation dans l’embrassement du travail et de la pensée.

J’aime ce pays ; c’est la cinquième fois que j’y viens. Les autres années, j’y étais attiré par ma propre rêverie et par la pente que j’ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages. Aujourd’hui j’y suis chassé par un coup de vent ; ce coup de vent, je le remercie.

Il me replace au milieu de vous.

Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble ; votre société s’appelle la Lyre ouvrière, quel nom touchant et cordial ! Au fond, vous et moi, nous faisons la même chose. Je creuse aussi moi un sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chantez comme moi, et comme vous je laboure. Mon sillon, c’est la dure glèbe humaine ; ma charrue, c’est mon esprit.

Vous venez de chanter des choses très belles. De nobles et charmantes femmes sont ici présentes, j’ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous étonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutumé aux cris de colère qu’aux chants du cœur, et ce que les colères ne peuvent faire, la sympathie le fait. Elle m’émeut.

Oui, j’aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie figure du progrès ; c’est un raccourci de toute l’histoire. La nature a commencé par la doter ; elle a donné au hameau naissant un climat sain, une rivière vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne, des montagnes pour la forêt. Puis, ce que la nature avait donné, la féodalité l’a pris. La féodalité a pris la montagne et y a mis un donjon, elle a pris la forêt et y a mis des bandits, elle a pris la rivière et l’a barrée d’une chaîne, elle a pris la terre et a mangé la moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la révolution de France est venue ; car, vous savez, c’est de France que viennent les clartés, c’est de France que viennent les délivrances. (Oui ! oui !) La révolution française a délivré Vianden. Comment ? en tuant le donjon. Tant que le château a vécu, la ville a été morte. Le jour où le donjon est mort, le peuple est né. Aujourd’hui, dans son paysage splendide que viendra visiter un jour toute l’Europe, Vianden se compose de deux choses également consolantes et magnifiques, l’une sinistre, une ruine, l’autre riante, un peuple.

Tout à l’heure, amis, pendant qu’autour de moi vous chantiez, j’écoutais. Un de vos chants m’a saisi. Il m’a remué entre tous, je crois l’entendre encore. Laissez-moi vous le raconter à vous-mêmes.

L’orchestre se taisait. Il n’y avait pas d’instruments. La voix humaine avait seule la parole.

Un de vous, que j’aperçois et que je salue de la main, était debout à part et comme en dehors du groupe ; mais dans la nuit et sous les arbres on le distinguait à peine. On l’entendait.

Qui entendait-on ? on ne savait. C’était solennel et grand.

Une voix grave parlait dans l’ombre, puis s’interrompait, et les autres voix répondaient. Toutes les voix qui étaient ensemble étaient basses, et la voix qui était seule était haute. Rien de plus pathétique. On eût dit un esprit enseignant une foule.

La mélopée était majestueuse. Les paroles étaient en allemand ; je ne comprenais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me semblait que j’en avais une traduction dans l’âme. J’écoutais ce grand dialogue d’un archange avec une multitude ; ce respectueux chuchotement des peuples répondant aux divines explications d’un génie. Il y avait comme un frémissement d’ailes dans la vibration auguste de la voix solitaire. C’était plus qu’un verbe humain. C’était comme une voix de la forêt, de la nature et de la nuit donnant à l’homme, à tous les hommes, hélas ! épuisés de fatigue, accablés de rancunes et de vengeances, saturés de guerre et de haine, les grands conseils de la sérénité éternelle.

Et au-dessus de tous les fronts inclinés, au milieu de tous nos deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimitiés, cela venait du ciel, et c’était l’immense reproche de l’amour.

Amis, la musique est une sorte de rêve. Elle propose à la pensée on ne sait quel problème mystérieux. Vous êtes venus à moi chantant ; ce que vous avez chanté je le parle. Vous m’avez apporté cette énigme, l’Harmonie, et je vous en donne le mot : Fraternité.

Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois, je bois à l’harmonie des peuples et à la fraternité des hommes.