Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre V

La bibliothèque libre.
Librairie Ve le Normant (p. 178-202).
◄  Titre IV
Titre VI  ►


TITRE V.

DES PASSIONS ET DES AFFECTIONS DE L’ÂME.


I.

Les passions humaines se font toujours entendre au cœur humain ; elles y retentissent comme dans leur écho.

II.

Il faut purger les passions ; toutes peuvent devenir innocentes, si elles sont bien dirigées et modérées. La haine même peut être une affection louable, quand elle n’est causée en nous que par le vif amour du bien. Tout ce qui rend les passions plus pures, les rend plus fortes, plus durables et plus délicieuses.

III.

Nous employons aux passions l’étoffe qui nous a été donnée pour le bonheur. Les passions de l’esprit et les ambitions du corps offrent à l’attention deux horribles déplacements.

Les passions ne sont que nature ; c’est le non repentir qui est corruption.

Le repentir est un effort de la nature qui chasse de notre âme les principes de sa corruption.

Le remords est le châtiment du crime ; le repentir en est l’expiation. L’un appartient à une conscience tourmentée ; l’autre à une âme changée en mieux.

Les hommes trouvent des motifs de défiance dans leur ignorance et dans leurs vices, et des motifs de confiance dans leurs lumières et leurs vertus. La défiance est le partage des aveugles. Quand on a trop craint ce qui arrive, on finit par éprouver quelque soulagement, lorsque cela est arrivé.

Toutes les passions cherchent ce qui les nourrit : la peur aime l’idée du danger.

Le sentiment rend insipide tout ce qui n’est pas lui ; c’est là son inconvénient. C’est aussi le grand inconvénient du plaisir : il dégoûte de la raison.

Celui qui craint les plaisirs vaut mieux encore que celui qui les hait.

Il entre, dans toute espèce de débauche, beaucoup de froideur d’âme ; elle est un abus réfléchi et volontaire du plaisir.

La crainte est la grâce de la débauche. Rien ne rapetisse l’homme comme les petits plaisirs.

Les plaisirs des grands, quand ils sont bruyants et gais, sont, pour les habitants de la campagne, un spectacle qui les réveille, les réjouit, exerce leur esprit, anime leurs conversations, et leur fait trouver plus de joie dans la vie.

L’homme qui chante lorsqu’il est seul, et, pour ainsi dire, livré au désœuvrement de la machine, a par cela même dans sa position quelque équilibre, quelque harmonie ; toutes ses cordes sont d’accord.

Les aveugles sont gais, parce que leur esprit n’est pas distrait de la représentation des choses qui peuvent leur plaire, et qu’ils ont encore plus d’idées que nous n’avons de spectacles.

C’est un dédommagement que le ciel leur accorde. La bonne humeur est féconde en idées riantes, en perspectives, en espérances, en inventions pour le plaisir. Elle est aux plaisirs, dans l’homme, ce que l’imagination est aux beaux-arts. Elle s’y plaît, elle les aime, les multiplie et les crée.

Tout ce qui occupe des autres, égaie ; tout ce qui n’occupe que de soi, attriste. De là cette mélancolie, sentiment de l’homme qui vit enfermé en lui-même.

On n’est guère malheureux que par réflexion.

La gaieté clarifie l’esprit, surtout la gaieté littéraire. L’ennui l’embrouille ; l’extrême tension le fausse ; le sublime le rajeunit.

La grâce est dans les vêtements, les mouvements ou les manières ; la beauté, dans le nu et dans les formes. Cela est vrai quand il s’agit des corps ; mais s’il s’agit des sentiments, la beauté est dans leur spiritualité, et la grâce dans leur modération.

La modération consiste à être ému comme les anges.

La douleur a ses équilibres. La tranquillité de la vie peut quelquefois balancer, comme un contre-poids, la désolation du moment.

Dieu a ordonné au temps de consoler les malheureux.

Il y a, dans la colère et la douleur, une détente qu’il faut savoir saisir et presser.

La colère dont le siége est dans les nerfs passe plus vite et plus entièrement que celle dont le siège est dans les humeurs. Celle-ci laisse de plus profondes traces ; plus longue, plus intime, elle a pour suite des rancœurs. Ce sont toujours nos impuissances qui nous irritent.

Le bonheur est de sentir son âme bonne ; il n’y en a point d’autre, à proprement parler, et celui-là peut exister dans l’affliction même ; de là vient qu’il est des douleurs préférables à toutes les joies, et qui leur seraient préférées par tous ceux qui les ont ressenties.

Il entre dans la composition de tout bonheur l’idée de l’avoir mérité.

Ceux qui aiment toujours n’ont pas le loisir de se plaindre et de se trouver malheureux.

Il faut non-seulement cultiver ses amis, mais cultiver en soi ses amitiés, les conserver avec soin, les soigner, les arroser, pour ainsi dire. Qui ne voit pas en beau, est mauvais peintre, mauvais ami, mauvais amant ; il ne peut élever son esprit et son cœur jusqu’à la bonté.

Il faut servir son estime à ses amis comme un repas où tout abonde, sans taxer ni couper les parts.

Ceux qui épient d’un œil malin les défauts de leurs amis, les découvrent avec joie. Qui n’est jamais dupe n’est pas ami.

Quand on aime, c’est le cœur qui juge.

Qui n’a pas les faiblesses de l’amitié, n’en a pas les forces.

Nous perdons toujours l’amitié de ceux qui perdent notre estime. C’est une cruelle situation que celle de ne pouvoir se résoudre à haïr et mépriser l’homme qu’on ne peut aimer ni estimer.

La franchise se perd par le silence, par les ménagements, par la discrétion dont les amis usent entre eux.

Le temps calme les ivresses, même celle de l’amitié ; une longue fidélité a ses dernières admirations.

Un homme qui ne montre aucun défaut est un sot ou un hypocrite dont il faut se méfier.

Il est des défauts tellement liés à de belles qualités, qu’ils les annoncent et qu’on fait bien de ne pas s’en corriger.

On n’aime souvent et on ne loue nos belles qualités que parce que nos défauts en tempèrent l’éclat. Souvent même il arrive qu’on nous aime plus pour nos défauts que pour nos qualités.

Les défauts qui rendent un homme ridicule ne le rendent guère odieux ; de sorte qu’on échappe à l’odieux par le ridicule.

Il faut se faire aimer, car les hommes ne sont justes qu’envers ceux qu’ils aiment.

On ne peut espérer de véritable affection que de ceux qui sont naturellement doux et aimants.

N’admets les avides ni parmi tes amis, ni parmi tes disciples, car ils sont incapables de sagesse et de fidélité.

On n’aime fortement, on n’aime sérieusement que ceux qu’on craint, parce que la crainte fixe notre esprit sur leur compte, et qu’on leur sait gré à la fois de tout le bien qu’ils font et de tout le mal qu’ils ne font pas. D’ailleurs, s’ils ne sont pas méchants, ils subjuguent le cœur lui-même, et l’on n’ose pas les haïr.

Les hommes prennent le parti d’aimer ceux qu’ils craignent, afin d’en être protégés.

La haine entre les deux sexes ne s’éteint guère.

Le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.

La tendresse est le repos de la passion.

Il y a moins d’indifférence à médire qu’à oublier. L’oubli ! Comment ce mot est-il si doux ! Il faut compenser l’absence par le souvenir.

La mémoire est le miroir où nous regardons les absents. Les parfums cachés et les amours secrets se trahissent.

La bienveillance associe à nos facultés et à nos jouissances les jouissances et les facultés de tous les êtres qu’elle embrasse. L’homme est un être immense, en quelque sorte, qui peut exister partiellement, mais dont l’existence est d’autant plus délicieuse qu’elle est plus entière et plus pleine.

Celui qui a vu souvent une chose, s’associe par instinct, quand il veut la revoir avec plaisir, quelque homme qui ne l’ait pas vue.

Quiconque éteint dans l’homme un sentiment de bienveillance, le tue partiellement.

Tout ce qui multiplie les nœuds qui attachent l’homme à l’homme, le rend meilleur et plus heureux. La multitude des affections élargit le cœur.

Il faut tenir ses sentiments près de son cœur.

Lorsqu’on accoutume son cœur à aimer les espèces qui n’existent que pour l’esprit, on n’a plus d’attache qu’aux abstractions, et on leur sacrifie aisément les réalités. Quand on aime tant les hommes en masse, il ne reste plus d’affection à leur distribuer en détail ; on a dépensé toute sa bienveillance pour l’universalité : les individus se présentent trop tard. Ces affections philosophiques, qu’on ne ressent point sans effort, ruinent et dessèchent notre capacité d’aimer.

Si l’apathie est, comme on le dit, de l’égoïsme en repos, l’activité, qu’on vante tant, pourrait bien être de l’égoïsme en mouvement.

Ce serait donc l’égoïsme en action qui se plaindrait de l’égoïsme en repos.

Nul n’est bon, ne peut être utile et ne mérite d’être aimé, s’il n’a quelque chose de céleste, soit dans l’intelligence par des pensées, soit dans la volonté par des affections qui sont dirigées vers le ciel.

C’est un bonheur, une grande fortune d’être né bon.

Une partie de la bonté consiste peut-être à estimer et à aimer les gens plus qu’ils ne le méritent ; mais alors une partie de la prudence est de croire que les gens ne valent pas toujours ce qu’on les prise.

Sans bonté, la puissance meurtrit le bien, quand elle y touche, et la compassion arrose et fomente le mal.

Il y a, dans la plupart des sentiments honnêtes, quelque chose de meilleur et de plus puissant que le calcul et la raison : l’instinct et la nécessité. On n’est bon que par la pitié. Il faut donc qu’il y ait quelque pitié dans tous nos sentiments, même dans notre indignation, dans nos haines pour les méchants. Mais faut-il qu’il y en ait aussi dans notre amour pour Dieu ? Oui, de la pitié pour nous, comme il y en a toujours dans la reconnaissance. Ainsi tous nos sentiments sont empreints de quelque pitié pour nous ou pour les autres. L’amour que nous portent les anges n’est lui-même qu’une pitié continuelle, une éternelle compassion.

Chacun est compatissant aux maux qu’il craint.

Si l’on n’y prend garde, on est porté à condamner les malheureux.

Il faut encore plus exercer les hommes à plaindre le malheur qu’à le souffrir.

N’ayez pas l’esprit plus difficile que le goût, et le jugement plus sévère que la conscience. Le cœur doit marcher avant l’esprit, et l’indulgence avant la vérité.

Soyez doux et indulgent à tous ; ne le soyez pas à vous-même.

Les bons mouvements ne sont rien, s’ils ne deviennent de bonnes actions.

Les bonnes actions qu’on n’a jamais faites sont, pour la volonté, une découverte, un progrès.

Recevoir les bienfaits de quelqu’un est une manière plus sûre de se l’attacher, que de l’obliger lui-même. Souvent la vue d’un bienfaiteur importune ; celle d’un homme à qui l’on fait du bien, est toujours agréable : on aime en lui son ouvrage.

Vouloir se passer de tous les hommes et n’être l’obligé de personne, est le signe certain d’une âme dépourvue de sensibilité.

Tout homme doit être auteur, sinon de bons ouvrages, au moins de bonnes œuvres. Il ne suffit pas d’avoir son talent en manuscrits, et sa noblesse en parchemins.

On aime à faire soi-même ses bonnes actions.

Il faut faire du bien, lorsqu’on le peut, et faire plaisir à toute heure, car à toute heure on le peut.

êtes-vous pauvre ? Signalez-vous par des vertus ; êtes-vous riche ? Signalez-vous par des bienfaits.

Le plaisir de donner est nécessaire au vrai bonheur ; mais le plus pauvre peut l’avoir.

Usez d’épargne, mais non pas aux dépens de toute libéralité. Ayez l’âme d’un roi et les mains d’un sage économe.

Notre crédit est un de nos biens, et nous devons en assister les malheureux.

Quand tu donnes, donne avec joie et en souriant.

Il est permis d’être content de soi par conscience, non par réflexion.

Ayons le cœur haut et l’esprit modeste.

La vanité qui consiste dans le désir de plaire ou de se rendre agréable aux autres, est une demi-vertu ; car c’est évidemment une demi-humilité et une demi-charité.

Il y a, dans les hauteurs de l’âme, une région où l’encens qui s’exhale de la louange peut parvenir, mais où l’orgueil ne peut atteindre.

Une vanité innocente et qui se repaît de légères fumées, peut être un défaut délicat et convenable à notre nature, surtout à celle du poëte ; mais l’orgueil est ennemi de la bonté.

La vanité n’entend raison que lorsqu’elle est contente.

Il est bon d’ouvrir la veine à la vanité, de peur que l’homme ne la garde en soi trop entière, et n’en devienne surmené. Il lui faut des écoulements, pour ainsi dire, journaliers.

L’amour-propre satisfait est toujours tendre.

L’orgueil lui-même a ses tendresses.

Les caractères fiers aiment ceux qu’ils servent. Les orgueilleux me semblent avoir, comme les nains, la taille d’un enfant et la contenance d’un homme.

L’ambition est impitoyable : tout mérite qui ne la sert pas, est méprisable à ses yeux.

Les valets mentent souvent par respect et par crainte seulement.

L’admiration est un soulagement pour l’attention, un terme qu’elle se prescrit pour son plaisir et son repos.

Il est un besoin d’admirer ordinaire à certaines femmes dans les siècles lettrés, et qui est une altération du besoin d’aimer.

Il est une admiration qui est fille du savoir. On donne une idée de la divinité par l’adoration, de la puissance par la soumission, et du mérite par le respect.

Le respect se rend à l’empire qu’on a sur soi-même ou qu’on exerce sur les autres. C’est un sentiment commandé et prélevé comme un tribut.

Il faut tâcher, autant qu’on peut, de ne mépriser personne.

Tout vieillit, même l’estime, si l’on n’y prend garde.

Le respect est meilleur encore à éprouver qu’à inspirer, car le respectueux est toujours estimable. Ce sentiment a pour principe une opinion d’excellence qui ne peut se former dans ceux où rien n’est excellent. Nous respectons malgré nous ceux que nous voyons respectés.

Il serait difficile de vivre méprisé et vertueux : nous avons besoin de support.

Sans le respect, le mérite ne produit point l’illusion qui en fait le charme. On éprouve pour ceux qui l’inspirent une espèce d’affection tendre, dont le bonheur serait perdu, si l’on n’avait pour eux qu’une estime mesurée à la grandeur de leur mérite.

Par la chasteté, l’âme respire un air pur dans les lieux les plus corrompus ; par la continence, elle est forte, en quelque état que soit le corps ; elle est royale par son empire sur les sens ; elle est belle par sa lumière et par sa paix.

Dieu ! Que la chasteté produit d’admirables amours ! Et de quels ravissements nous privent nos intempérances ! Il suffit de la raison pour être modéré ; mais la piété seule peut rendre chaste.

On a dit que la chasteté était la mère des vertus. Elle enchaîne, en effet, la plus chère et la plus impérieuse de nos passions. L’âme qu’elle habite acquiert, par elle, une énergie qui lui fait surmonter facilement les obstacles qu’elle rencontre dans la route du devoir.

Quand la chasteté est perdue, l’âme est molle et lâche : elle n’a plus que les vertus qui ne lui coûtent rien.

Le nombre est le père de l’impudence ; l’unité en est l’ennemie.

La pudeur a inventé les ornements.

Il faut que les regards soient respectueux. « Dieu punira », disent les orientaux, " celui « qui voit et celui qui est vu. » belle et effrayante recommandation de la pudeur ! Les beaux sentiments embellissent. Voyez, par exemple, l’expression et l’admirable disposition que donnent au visage humain, la pudeur, le respect, la piété, la compassion et l’innocence.

Des yeux levés au ciel sont toujours beaux, quels qu’ils soient.

Il y a une certaine pudeur à garder dans la misère. Elle a, pour principe, cette répugnance louable et naturelle à tous les hommes bien nés, d’exposer aux yeux d’autrui des objets désagréables et dégoûtants. Il faut bien se garder de porter atteinte à ce sentiment honnête, dans les autres ou dans soi-même. Il est des hommes dont les bienfaits violent l’infortune ; d’autres dont les plaintes ou la contenance prostituent, en quelque sorte, leur malheur aux passants. Le pauvre doit avoir la modestie des jeunes vierges, qui ne parlent de leur sexe et de leurs infirmités qu’avec retenue, en secret et par nécessité.

Une femme doit avoir de la pudeur, non-seulement pour elle-même, mais pour tout son sexe, c’est-à-dire qu’elle doit être jalouse que toutes les femmes en gardent les lois, car ce qui blesse la modestie de l’une blesse la modestie de toutes. Celle qui se met nue aux yeux des hommes déshabille en quelque sorte toutes les femmes honnêtes ; en se montrant sans voiles, elle montre sans voiles toutes les autres.

Une toile d’araignée, faite de soie et de lumière, ne serait pas plus difficile à exécuter que cet ouvrage : qu’est-ce que la pudeur ?