Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre premier

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Librairie Ve le Normant (p. 97-136).


TITRE PREMIER.

DE DIEU, DE LA CRÉATION, DE L’ÉTERNITÉ, DE LA PIÉTÉ,
DE LA RELIGION, DES LIVRES SAINTS ET DES PRÊTRES.


I.

Dieu est tellement grand et tellement vaste, que, pour le comprendre, il faut le diviser.

II.

Dans cette opération d’imaginer Dieu, le premier moyen est la figure humaine, le dernier terme la lumière, et, dans la lumière, la splendeur. Je ne sais si l’imagination peut aller plus loin ; mais l’esprit poursuit quand elle s’arrête ; l’étendue se présente à lui, la toute-puissance, l’infinité.... Cercle ravissant à décrire et qui recommence toujours. On le quitte, on le reprend ; on s’y plonge, on en sort. Qu’importe que tout le monde l’achève ? Notre devoir, notre bonheur sont d’y tenir et non de le tracer.

III.

On connaît Dieu par la piété, seule modification de notre âme par laquelle il soit mis à notre portée et puisse se montrer à nous.

IV.

Nous croyons toujours que Dieu est semblable à nous-mêmes : les indulgents l’annoncent indulgent ; les haineux le prêchent terrible.

V.

Tout ce qui est très-spirituel, et où l’âme a vraiment part, ramène à Dieu, à la piété. L’âme ne peut se mouvoir, s’éveiller, ouvrir les yeux, sans sentir Dieu. On sent Dieu avec l’âme, comme on sent l’air avec le corps.

VI.

* Oserai-je le dire ? On connaît Dieu facilement, pourvu qu’on ne se contraigne pas à le définir.

VII.

On ne comprend la terre que lorsqu’on a connu le ciel. Sans le monde religieux, le monde sensible offre une énigme désolante.

VIII.

Tout ce qui présente à l’homme un spectacle dont il ne peut déterminer ni la cause ni les bornes, le conduit à l’idée de Dieu, c’est-à-dire de celui qui est infini.

IX.

Le Dieu de la métaphysique n’est qu’une idée ; mais le Dieu des religions, le Créateur du ciel et de la terre, le Juge souverain des actions et des pensées, est une force.

X.

L’univers obéit à Dieu, comme le corps obéit à l’âme qui le remplit.

XI.

Le monde a été fait comme la toile de l’araignée : Dieu l’a tiré de son sein, et sa volonté l’a filé, l’a déroulé et l’a tendu. Ce que nous nommons le néant, est sa plénitude invisible ; sa puissance est un peloton, mais un peloton substantiel, contenant un tout inépuisable, qui se dévide à chaque instant, en demeurant toujours entier. Pour créer le monde, un grain de matière a suffi ; car tout ce que nous voyons, cette masse qui nous effraie, n’est rien qu’un grain que l’Éternel a créé et mis en œuvre. Par sa ductilité, par les creux qu’il enferme et l’art de l’ouvrier, il offre, dans les décorations qui en sont sorties, une sorte d’immensité. Tout nous paraît plein, tout est vide, ou, pour mieux dire, tout est creux. Les éléments eux-mêmes sont creux ; Dieu seul est plein. Mais ce grain de matière, où était-il ? Il était dans le sein de Dieu, comme il y est présentement.

XII.

« Rien ne se fait de rien », disent-ils ; mais la souveraine puissance de Dieu n’est pas rien ; elle est la source de la matière aussi bien que celle de l’esprit.

XIII.

Le monde est monde par la forme ; par le fond il n’est rien qu’un atome. En retirant son souffle à lui, le créateur pourrait en désenfler le volume et le détruire aisément. L’univers, dans cette hypothèse, n’aurait ni débris ni ruines ; il deviendrait ce qu’il était avant le temps, un grain de métal aplati, un atome dans le vide, bien moins encore, un néant.

XIV.

En mettant sans cesse la matière devant nos yeux, on nous empêche de la voir. Vainement on vante l’ouvrier en nous étalant les merveilles de son ouvrage ; la masse offusque, l’objet distrait, et le but, sans cesse indiqué, est sans cesse impossible à voir.

XV.

Dieu multiplie l’intelligence, qui se communique comme le feu, à l’infini. Allumez mille flambeaux à un flambeau, sa flamme demeure toujours la même.

XVI.

Dieu n’aurait-il fait la vie humaine que pour en contempler le cours, en considérer les cascades, le jeu et les variétés, ou pour se donner le spectacle de mains toujours en mouvement, qui se transmettent un flambeau ? Non, Dieu ne fait rien que pour l’éternité.

XVII.

Notre immortalité nous est révélée d’une révélation innée et infuse dans notre esprit. Dieu lui-même, en le créant, y dépose cette parole, y grave cette vérité, dont les traits et le son demeurent indestructibles. Mais, en ceci, Dieu nous parle tout bas et nous illumine en secret. Il faut, pour l’entendre, du silence intérieur ; il faut, pour apercevoir sa lumière, fermer nos sens et ne regarder que dans nous.

XVIII.

Notre âme est toujours pleinement vivante ; elle l’est dans l’infirme, dans l’évanoui, dans le mourant ; elle l’est plus encore après la mort.

XIX.

Il n’est permis de parler aux hommes de la destruction que pour les faire songer à la durée, et de la mort que pour les faire songer à la vie ; car la mort court à la vie, et la destruction se précipite dans la durée.

XX.

Notre chair n’est que notre pulpe ; nos os, nos membranes, nos nerfs, ne sont que la charpente du noyau où nous sommes enfermés, comme en un étui. C’est par exfoliations que l’enveloppe corporelle se dissipe ; mais l’amande qu’elle contient, l’être invisible qu’elle enserre, demeure indestructible. Le tombeau nous dévore, mais ne nous absorbe pas ; nous sommes consumés, non détruits.

XXI.

Le courroux de Dieu est d’un moment ; la miséricorde divine est éternelle.

XXII.

La crainte de Dieu nous est aussi nécessaire pour nous maintenir dans le bien, que la crainte de la mort pour nous retenir dans la vie.

XXIII.

Dieu aime autant chaque homme que tout le genre humain. Le poids et le nombre ne sont rien à ses yeux. Éternel, infini, il n’a que des amours immenses.

XXIV.

Le ciel ne nous doit que ce qu’il nous donne, et il nous donne souvent ce qu’il ne nous doit pas.

XXV.

Rien dans le monde moral n’est perdu, comme dans le monde matériel rien n’est anéanti. Toutes nos pensées et tous nos sentiments ne sont ici-bas que le commencement de sentiments et de pensées qui seront achevés ailleurs.

XXVI.

Où vont nos idées ? Elles vont dans la mémoire de Dieu.

XXVII.

Dieu, en les créant, parle aux âmes et aux natures, et leur donne des instructions dont elles oublient le sens, mais dont l’impression demeure. De cette parole et de ce rayon ainsi déposés, il nous reste, dans les plus grands obscurcissements de l’âme et dans les plus grandes inattentions de l’esprit, une espèce de bourdonnement et de crépuscule qui ne cessent jamais, et nous troublent tôt ou tard dans nos dissipations extérieures.

XXVIII.

Dieu mettra-t-il les belles pensées au rang des belles actions ? Ceux qui les ont cherchées, qui s’y plaisent et s’y attachent, auront-ils une récompense ? Le philosophe et le politique seront-ils payés de leurs plans, comme l’homme de bien sera payé de ses bonnes œuvres ? Et les travaux utiles ont-ils un mérite, aux yeux de Dieu, comme les bonnes mœurs ? Peut-être bien ; mais le premier prix n’est pas assuré comme le second, et ne sera pas le même ; Dieu n’en a pas mis dans nos âmes l’espérance et la certitude ; d’autres motifs nous déterminent. Pourtant, je me représente fort bien Bossuet, Fénelon, Platon, portant leurs ouvrages devant Dieu ; même Pascal et La Bruyère, même Vauvenargue et La Fontaine, car leurs œuvres peignent leur âme, et peuvent leur être comptées dans le ciel. Mais il me semble que J.-J. Rousseau et Montesquieu n’auraient osé y présenter les leurs : ils n’y ont mis que leur esprit, leur humeur et leurs efforts. Quant à Voltaire, les siennes le peignent aussi, et elles lui seront comptées, je pense, mais à sa charge.

XXIX.

Dieu a égard aux siècles. Il pardonne aux uns leurs grossièretés, aux autres leurs raffinements. Mal connu par ceux-là, méconnu par ceux-ci, il met à notre décharge, dans ses balances équitables, les superstitions et les incrédulités des époques où nous vivons. Nous vivons dans un temps malade : il le voit. Notre intelligence est blessée : il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut nous rester de sain.

XXX.

Il faut aller au ciel ; là sont dans leurs types toutes les choses, toutes les vérités, tous les plaisirs, dont nous n’avons ici-bas que les ombres. Telle est la suprême beauté de ce monde, que bien nommer ce qui s’y trouve, ou même le désigner avec exactitude, suffirait pour former un beau style et pour faire un beau livre.

XXXI.

Au delà du monde et de la vie, il n’y a plus de tâtonnement. Il n’y a qu’inspection, et tout ce qu’on regarde est vérité.

XXXII.

Il me semble que dans cet avenir lointain d’une autre vie, ceux-là seront les plus heureux qui n’auront pas eu dans leur durée un seul moment qu’ils ne puissent se rappeler avec plaisir. Là haut, comme ici-bas, nos souvenirs seront une part importante de nos biens et de nos maux.

XXXIII.

Le ciel est pour ceux qui y pensent.

XXXIV.

La piété est une sagesse sublime, qui surpasse toutes les autres, une espèce de génie, qui donne des ailes à l’esprit. Nul n’est sage s’il n’est pieux.

XXXV.

La piété est une espèce de pudeur. Elle nous fait baisser la pensée, comme la pudeur nous fait baisser les yeux, devant tout ce qui est défendu.

XXXVI.

La piété est au cœur ce que la poésie est à l’imagination, ce qu’une belle métaphysique est à l’esprit ; elle exerce toute l’étendue de notre sensibilité. C’est un sentiment par lequel l’âme reçoit une telle modification, qu’elle a par lui sa rondeur absolue et toute la perfection dont sa nature est susceptible.

XXXVII.

* La piété est le seul moyen d’échapper à la sécheresse que le travail de la réflexion porte inévitablement dans les sources de nos sensibilités.

XXXVIII.

Il faut aux femmes une piété plutôt tendre que raisonnée, et aux hommes une grave plutôt que tendre piété.

XXXIX.

La piété nous attache à ce qu’il y a de plus puissant, qui est Dieu, et à ce qu’il y a de plus faible, comme les enfants, les vieillards, les pauvres, les infirmes, les malheureux et les affligés. Sans elle, la vieillesse choque les yeux ; les infirmités repoussent ; l’imbécillité rebute. Avec elle, on ne voit dans la vieillesse que le grand âge, dans les infirmités que la souffrance, dans l’imbécillité que le malheur ; on n’éprouve que le respect, la compassion et le désir de soulager.

XL.

La charité est une espèce de piété. Les dégoûts se taisent tellement devant elle, qu’on peut dire que, pour les pieux, toutes les afflictions ont de l’attrait.

XLI.

La religion fait au pauvre même un devoir d’être libéral, noble, généreux, magnifique par la charité.

XLII.

Dieu n’a pas seulement mis dans l’homme l’amour de soi, mais aussi l’amour des autres. Le pourquoi de la plupart de nos qualités, c’est qu’on est bon, c’est qu’on est homme, c’est qu’on est l’ouvrage de Dieu.

XLIII.

Aimer Dieu, et se faire aimer de lui, aimer nos semblables et nous faire aimer d’eux : voilà la morale et la religion ; dans l’une et dans l’autre, l’amour est tout : fin, principe et moyen.

XLIV.

Dieu veut que nous aimions même ses ennemis.

XLV.

Il faut rendre les hommes insatiables de Dieu ; c’est une faim dont ils seront malheureusement assez distraits par les passions et les affaires.

XLVI.

Penser à Dieu est une action.

XLVII.

Il faut aimer de Dieu ses dons et ses refus, aimer ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas.

XLVIII.

Dieu aime l’âme, et comme il y a un attrait qui porte l’âme à Dieu, il y en a un, si j’ose ainsi parler, qui porte Dieu à l’âme. Il fait de l’âme ses délices.

XLIX.

Nous sommes éclairés parce que Dieu luit sur nous, et nous sommes droits parce qu’il nous touche. Dieu nous éclaire comme lumière ; il nous redresse comme règle. Cette règle, non discernée, mais sentie, sert de point de comparaison à nos jugements dans tout ce qui doit être estimé par une autre voie que celle des sens.

L.

Dieu ! Et de là toutes les vertus, tous les devoirs. S’il en est où l’idée de Dieu ne soit mêlée, il s’y trouve toujours quelque défaut ou quelque excès ; il y manque ou le nombre, ou le poids, ou la mesure, toutes choses dont l’exactitude est divine.

LI.

Nous ne voyons bien nos devoirs qu’en Dieu. C’est le seul fond sur lequel ils soient toujours lisibles à l’esprit.

LII.

Il n’y a d’heureux que les bons, les sages et les saints ; mais les saints le sont plus que tous les autres, tant la nature humaine est faite pour la sainteté.

LIII.

Le juste, le beau, le bon, le sage est ce qui est conforme aux idées que Dieu a du juste, du beau, du sage et du bon. Ôtez Dieu de la haute philosophie, il n’y a plus aucune clarté ; il en est la lumière et le soleil : c’est lui qui illumine tout : in lumine tuo videbimus lumen.

LIV.

Rendons-nous agréables à Dieu ; on le peut en tout temps, en tout lieu, en tout état de décadence. L’estime de Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi, est plus facile à obtenir que l’estime des hommes, parce que Dieu nous tient compte de nos efforts.

LV.

Il faut céder au ciel et résister aux hommes.

LVI.

Nous nous jugeons suivant le jugement des hommes, au lieu de nous juger suivant le jugement du ciel. Dieu est le seul miroir dans lequel on puisse se connaître ; dans tous les autres on ne fait que se voir.

LVII.

Quand Dieu se retire du monde, le sage se retire en Dieu.

LVIII.

Ceux-là seuls veillent, ô mon Dieu, qui pensent à vous et qui vous aiment. Tous les autres sont endormis ; ils font des rêves et s’attachent à des fantômes. Vous seul êtes la réalité. Rien n’est bien que d’occuper de vous son cœur et son esprit, de faire toutes choses pour vous, de n’être mu que par vous. Mais l’homme est-il fait pour jouir ici-bas d’une telle félicité ? S’il en était capable, il aurait sa perfection.

LIX.

L’oubli des choses de la terre, et l’intention aux choses du ciel ; l’exemption de toute ardeur, de tout souci, de tout trouble et de tout effort ; la plénitude de la vie, sans aucune agitation ; les délices du sentiment, sans le travail de la pensée ; les ravissements de l’extase, sans les apprêts de la méditation ; en un mot, la spiritualité pure, au sein du monde et parmi le tumulte des sens : ce n’est que le bonheur d’une minute, d’un instant ; mais cet instant de piété répand de la suavité sur nos mois et sur nos années.

LX.

La religion est la poésie du cœur ; elle a des enchantements utiles à nos mœurs ; elle nous donne et le bonheur et la vertu.

LXI.

La piété n’est pas une religion, quoiqu’elle soit l’âme de toutes. On n’a pas une religion, quand on a seulement de pieuses inclinations, comme on n’a pas de patrie, quand on a seulement de la philanthropie. On n’a une patrie, et l’on n’est citoyen d’un pays, que lorsqu’on se décide à observer et à défendre certaines lois, à obéir à certains magistrats, et à adopter certaines manières d’être et d’agir.

LXII.

La religion n’est ni une théologie, ni une théosophie ; elle est plus que tout cela : une discipline, une loi, un joug, un indissoluble engagement.

LXIII.

Sans le dogme, la morale n’est que maximes et que sentences ; avec le dogme, elle est précepte, obligation, nécessité.

LXIV.

Ne pourrait-on pas dire que depuis l’avénement de Jésus-Christ, Dieu a infusé dans la nature plus de lumière et plus de grâce ? Il semble, en effet, que depuis ce temps il y a eu dans le monde une connaissance plus générale de tous les devoirs, et une facilité plus répandue et plus commune à pratiquer les vraies vertus et toutes les grandes vertus.

LXV.

Il faut aimer la religion comme une espèce de patrie et de nourrice : c’est elle qui a allaité nos vertus, qui nous a montré le ciel, et qui nous a appris à marcher dans les sentiers de nos devoirs. La religion est pour l’un sa littérature et sa science ; elle est pour l’autre ses délices et son devoir.

ô religion ! Tu donnes une lumière à l’ignorance, une vertu à la faiblesse, une aptitude à l’ineptie, un talent même à l’incapacité.

Aucune doctrine ne fut jamais aussi bien proportionnée que la doctrine chrétienne à tous les besoins naturels du cœur et de l’esprit humain. La pompe et le faste qu’on reproche à l’église ont été l’effet et sont la preuve de son incomparable excellence. D’où sont venues, en effet, cette puissance et ces richesses poussées à l’excès, si ce n’est de l’enchantement où elle mit le monde entier ? Ravis de sa beauté, des millions d’hommes la comblèrent, de siècle en siècle, de dons, de legs, de cessions. Elle eut le don de se faire aimer, et celui de faire des heureux. C’est ce qui fit tant de prodiges ; c’est de là que lui vint son pouvoir. On ne peut ni parler contre le christianisme sans colère, ni parler de lui sans amour.

Dans le christianisme, et surtout dans le catholicisme, les mystères sont des vérités purement spéculatives, d’où naissent, par la réunion d’un mystère à l’autre, des vérités éminemment pratiques.

La religion défend de croire au delà de ce qu’elle enseigne.

Quand on ne peut pas croire qu’il y a eu révélation, on ne croit rien fixement, fermement, invariablement.

L’opinion que les hommes ont des choses divines, n’est la même ni dans tous les temps, ni dans tous les lieux ; mais il faut que dans tous les lieux et dans tous les temps, il y en ait une d’arrêtée, de fixe, de sacrée et d’inattaquable. Toutes les religions fortes sont furieuses jusqu’à ce qu’elles aient régné. Les vieilles religions ressemblent aux vins vieux, qui échauffent le cœur, mais qui n’enflamment plus la tête.

Les sectes austères sont d’abord les plus révérées ; mais les sectes mitigées ont toujours été les plus durables.

La même croyance unit plus les hommes que le même savoir ; c’est sans doute parce que les croyances viennent du cœur.

Il est permis de s’affliger, mais il n’est jamais permis de rire de la religion d’autrui.

Il faut attaquer la superstition par la religion, et non par la physique : c’est un terrain où elle n’est pas. Que si vous l’y amenez, en la faisant sortir d’elle-même, vous la faites sortir aussi de toute idée du ciel, et au lieu de la corriger, vous risquez de la rendre pire. La superstition est la seule religion dont soient capables les âmes basses.

Tous ceux qui manquent de religion sont privés d’une vertu, et eussent-ils toutes les autres, ils ne pourraient être parfaits.

Qu’est-ce qui est le plus difforme, ou d’une religion sans vertu, ou de vertus sans religion ?

L’incrédulité n’est qu’une manière d’être de l’esprit ; mais l’impiété est un véritable vice du cœur. Il entre dans ce sentiment de l’horreur pour ce qui est divin, du dédain pour les hommes, et du mépris pour l’aimable simplicité.

Il y a deux sortes d’athéisme : celui qui tend à se passer de l’idée de Dieu, et celui qui tend à se passer de son intervention dans les affaires humaines. L’irréligion par ignorance est un état de rudesse et de barbarie intérieure. L’esprit qu’aucune croyance, aucune foi n’a plié et amolli, reste sauvage et incapable d’une certaine culture et d’un certain ensemencement. Mais l’incrédulité dogmatique est un état d’irritation et d’exaltation ; elle nous met en guerre perpétuelle avec nous-mêmes, notre éducation, nos habitudes, nos premières opinions ; avec les autres, nos pères, nos frères, nos voisins, nos anciens maîtres ; avec l’ordre public, que nous regardons comme un désordre ; avec le temps présent, que nous croyons moins éclairé qu’il ne doit l’être ; avec le temps passé, dont nous méprisons l’ignorance et la simplicité. L’avenir et le genre humain dans son éternité future, voilà les deux idoles et les seules idoles de l’incrédulité systématique.

La différence est grande d’accepter pour idoles Mahomet ou Luther, ou de ramper aux pieds de J-J Rousseau et de Voltaire. On crut du moins n’obéir qu’à Dieu, en suivant Mahomet, qu’aux écritures, en écoutant Luther. Et peut-être ne faut-il pas décrier le penchant qu’a le genre humain, d’abandonner à ceux qu’il croit amis de Dieu le soin de régler sa conscience et de déterminer son esprit. Considéré seulement sous le rapport de l’utilité sociale et présente, ce penchant est utile et conforme à l’ordre. C’est l’assujettissement aux esprits irréligieux qui seul est funeste et proprement dépravateur.

N’eût-elle aucun avantage pour la science et l’instruction, la foi en aurait un immense pour la moralité universelle, en maintenant les esprits inférieurs dans les sentiments de docilité et de subordination, qui sont en eux une vertu, un devoir, un moyen de repos pour leur vie, une condition indispensable à leur bonheur et à la sorte de mérite qui les peut honorer.

La vertu n’est pas une chose facile ; pourquoi la religion le serait-elle ?

Il y a une grande différence entre la crédulité et la foi : l’une est un défaut naturel de l’esprit, et l’autre une vertu ; la première vient de notre extrême faiblesse ; la seconde a pour principe une douce et louable docilité, très-compatible avec la force, et qui lui est même très-favorable.

Ferme les yeux, et tu verras.

Pour arriver aux régions de la lumière, il faut passer par les nuages. Les uns s’arrêtent là ; d’autres savent passer outre.

Il faut craindre de se tromper en poésie, quand on ne pense pas comme les poëtes, et en religion, quand on ne pense pas comme les saints.

Soyons hommes avec les hommes, et toujours enfants devant Dieu ; car nous ne sommes, en effet, que des enfants à ses yeux. La vieillesse même, devant l’éternité, n’est que le premier instant d’un matin.

Avec Dieu il ne faut être ni savant ni philosophe, mais enfant, esclave, écolier, et tout au plus poëte.

Il faut être religieux avec naïveté, abandon et bonhomie, et non pas avec dignité et bon ton, gravement et mathématiquement.

La dévotion embellit l’âme, surtout l’âme des jeunes gens.

Ceux qui n’ont pas été dévots n’ont jamais eu l’âme assez tendre.

Quand l’humilité n’accompagne pas la dévotion, celle-ci devient inévitablement orgueil.

L’humilité est aussi convenable à l’homme devant Dieu, que la modestie à l’enfant devant les hommes.

Y aurait-il quelque chose de supérieur à la foi… une vue, une vision ? Je ne sais quel rayon éclairerait-il mieux certains hommes que certains autres, et, pendant le jour de la vie, Dieu se manifesterait-il à quelques-uns hors de la nuée ? Mais quand cela pourrait être, qui oserait se flatter de l’avoir obtenu ?

Dieu éclaire ceux qui pensent souvent à lui, et qui lèvent les yeux vers lui.

L’idée de Dieu est une lumière, une lumière qui guide, qui réjouit ; la prière en est l’aliment.

Les meilleures prières sont celles qui n’ont rien de distinct, et qui participent ainsi de la simple adoration. Dieu n’écoute que les pensées et les sentiments. Les paroles intérieures sont les seules qu’il entende.

Le prie-dieu est un meuble indispensable au bon ordre ; où il n’est pas, il n’y a point de pénates, point de respect.

Faites à Dieu cette prière : être sans fin et sans commencement, vous êtes ce que l’homme peut concevoir de meilleur. Comme un rayon de la lumière est renfermé dans tout ce qui brille, un rayon de votre bonté reluit dans tout ce qui est vertu. Tout ce que nous pouvons aimer, et tout ce qui est aimable montre une part de votre essence, une apparence de vous-même. Toutes les beautés de la terre ne sont qu’une ombre projetée de celles qui sont dans le ciel. Rendez-nous semblables à vous, autant que notre nature grossière permettra cette ressemblance, afin que nous soyons participants de votre bonheur autant que le permet cette vie.

Parler à Dieu de ses souhaits, de ses affaires, cela est-il permis ? On peut dire que ceux qui s’en abstiennent par respect, et ceux qui le pratiquent par confiance et par simplicité, font bien.

Il faut demander la vertu à tout prix et avec instance, et la prospérité timidement et avec résignation. Demander, c’est recevoir, quand on demande les vrais biens. Ce qui rend le culte utile, c’est sa publicité, sa manifestation extérieure, son bruit, sa pompe, son fracas et son observance universellement et visiblement insinuée dans tous les détails de la vie publique et de la vie intérieure ; c’est là seulement ce qui fait les fêtes, les temps et les véritables variétés de l’année. Aussi faut-il dire hardiment que les chants, les cloches, l’encens, le maigre, l’abstinence, etc., étaient des institutions profondément sages, et des choses utiles, importantes, nécessaires, indispensables.

Il n’y a de véritables fêtes que les fêtes religieuses. Le pauvre offre à Dieu, dans ces saints jours, le sacrifice de son salaire, par son repos.

Les évolutions religieuses, comme les processions, les génuflexions, les inclinations du corps et de la tête, la marche et les stations, ne sont ni de peu d’effet, ni de peu d’importance. Elles assouplissent le cœur à la piété, et courbent l’esprit vers la foi. La religion est un feu que l’exemple entretient, et qui s’éteint, s’il n’est communiqué.

Pour être pieux, il faut qu’on se fasse petit. Les attitudes qui, en nous faisant ployer nos membres, en amoindrissent le volume ou en inclinent la hauteur, sont favorables à la piété. Aussi dit-on que la piété nous porte à nous anéantir devant Dieu.

Les cérémonies du catholicisme plient à la politesse.

Dieu est esprit et vérité. Il voit tout, il sait tout, il contient en lui toutes choses. Dieu est justice : il punira toutes les fautes. Dieu est bonté : il pardonne au repentir. Enfin Dieu est miséricorde : il a pitié de tous nos maux. Chaque jour il faut le prier, attacher sa pensée sur cette lumière qui épure, sur ce feu qui consume nos corruptions, sur ce modèle qui nous règle, sur cette paix qui calme nos agitations, sur ce principe de tout être qui ravive notre vertu. Il faut tous les jours lui offrir un sacrifice : sacrifice de notre corps, par la douleur, en la portant avec patience, comme un de ses commandements ; par le plaisir, en s’abstenant : sacrifice de notre cœur, en l’aimant plus que toutes choses, en donnant toutes choses pour lui, en subordonnant à son amour nos plus tendres attachements : sacrifice de notre esprit, en réprimant toute curiosité qui nous éloigne de lui, en retranchant de nous, pour lui, une part de notre raison, en croyant, pour l’amour de lui, ce qu’il veut que nous croyions : sacrifice de nos fortunes, en souffrant pour lui les mauvaises, et en nous privant d’une part des bonnes pour lui.

Il faut parer aux yeux des hommes les victimes qui s’offrent à Dieu.

Les grands saints peuvent être de grands pécheurs, parce qu’ils sont hommes, c’est-à-dire parce qu’ils sont libres. La liberté explique toutes les fautes, tous les crimes, tous les malheurs, mais elle fait aussi tous les mérites. Les saints qui ont eu de l’esprit me paraissent fort supérieurs aux philosophes. Ils ont tous vécu plus heureux, plus utiles, plus exemplaires.

Les prêtres sont les vrais philosophes, quoiqu’ils en rejettent le nom ; les vrais amis de la sagesse, de l’ordre public et secret.

De bons prêtres sont les meilleurs amis que nous puissions avoir, et les meilleurs guides qui puissent nous conduire dans le chemin de la vertu et dans les sentiers de la perfection ; eux seuls connaissent ou du moins eux seuls prescrivent ces derniers. Ils ont ordinairement des affections conformes à leurs doctrines, et, dans leurs doctrines, une sagesse supérieure à eux et à nous.

Pourquoi un mauvais prédicateur même est-il écouté avec plaisir par ceux qui sont pieux ? C’est qu’il leur parle de ce qu’ils aiment. Mais vous qui expliquez la religion aux hommes de ce siècle, et leur parlez de ce qu’ils ont aimé peut-être, ou de ce qu’ils voudraient aimer, songez qu’ils ne l’aiment pas encore, et, pour le leur faire aimer, ayez soin de bien parler.

Vous aurez beau faire, les hommes ne croient que Dieu, et celui-là seul les persuade qui croit que Dieu lui a parlé. Nul ne donne la foi, s’il n’a la foi. Les persuadés persuadent, comme les indulgents désarment.

Ainsi que le médecin fait souvent la médecine avec son tempérament, et le moraliste la morale avec son caractère, le théologien fait souvent la théologie avec son humeur.

C’est leur confiance en eux-mêmes, et la foi secrète qu’ils ont de leur infaillibilité personnelle, qui déplaisent dans quelques théologiens. On pourrait leur dire : ne doutez jamais de votre doctrine, mais doutez quelquefois de vos démonstrations. La modestie sied bien à la dignité ; elle sied à la majesté même. Il faut porter la défiance de soi jusque dans l’exposition des vérités les plus sacrées et les plus indubitables.

C’est le sacerdoce, c’est-à-dire un état où il y avait beaucoup de méditations et de loisirs, qui donna à la littérature hébraïque son existence et sa perfection.

Sans les allusions à la bible, il n’y aurait plus, dans les bons livres écrits en notre langue, rien de familier, de naïf, de populaire.

La sainte écriture est aisée à traduire dans toutes les langues, parce qu’on n’a besoin, pour y parvenir, que de mots communs, populaires, nécessaires, et qui, par conséquent, se trouvent partout.

Pour traduire la bible, il faudrait des paroles spacieuses ; des constructions où rien ne fût ni trop bien joint, ni trop poli ; des mots et des phrases qui eussent un air de vétusté. La bible est aux religions ce que l’iliade est à la poésie.

Il faut tout le loisir du désœuvrement, du temps à perdre et de l’étude, pour goûter les beautés d’Homère, et pour l’entendre, il faut rêver. Il ne faut qu’un moment, je ne dis pas d’attention, mais d’écoutement, pour comprendre et recevoir en soi les beautés de la bible, beautés qui s’étendent ou se resserrent, en quelque manière, selon la diverse disposition et la capacité diverse des esprits ; en sorte qu’elles entrent dans les plus petits, et remplissent les plus grands tout entiers, et que l’intelligence du même homme, selon qu’elle est elle-même mieux ou moins bien disposée, en reçoit une plénitude dès qu’elle leur ouvre un accès.

La bible apprend le bien et le mal ; l’évangile, au contraire, semble écrit pour les prédestinés ; c’est le livre de l’innocence. La première est faite pour la terre, l’autre semble fait pour le ciel. Selon que ces livres sont, l’un ou l’autre, plus répandus dans une nation, ils y nourrissent des humeurs religieuses diverses.

Il y a dans l’écriture beaucoup de choses qui, sans être d’une clarté parfaite, sont cependant toutes vraies. Il était nécessaire de nous entretenir, par l’obscurité, dans la crainte et dans le mérite de la foi. Il faut insister sur ce qui est clair, et glisser sur ce qui est obscur ; éclaircir ce qui est incertain par ce qui est manifeste ; ce qui est trouble par ce qui est serein ; ce qui est nébuleux par ce qui est lucide ; ce qui embarrasse et contrarie la raison par ce qui la contente. Les jansénistes ont fait tout le contraire : ils insistent sur ce qui est incertain, obscur, affligeant, et glissent sur le reste ; ils éclipsent les vérités lumineuses et consolantes, par l’interposition des vérités opaques et terribles. Application : multi vocati, voilà une vérité claire ; pauci electi, voilà une vérité obscure. » nous sommes enfants de colère », voilà une vérité sombre, nébuleuse, effrayante. « nous sommes tous enfants de Dieu ; il est « venu sauver les pécheurs, et non les justes ; « il aime tous les hommes et veut les sauver « tous " ; voilà des vérités où il y a de la clarté, de la douceur, de la sérénité, de la lumière. Rappelons et confirmons la règle : 1) il y a beaucoup d’oppositions et même d’apparentes contradictions dans l’écriture et dans les doctrines de l’église, dont cependant aucune n’est fausse ; 2) Dieu les y a mises ou permises, pour tenir, par l’embarras et l’incertitude, dans la crainte et le mérite de la foi. Il faut tempérer ce qui effraie la raison par ce qui la rassure, ce qui est austère par ce qui console. Les jansénistes troublent la sérénité, et n’illuminent pas le trouble. On ne doit cependant pas les condamner pour ce qu’ils disent, car cela est vrai, mais pour ce qu’ils taisent, car cela est vrai aussi, et même plus vrai, c’est-à-dire d’une vérité plus facile à saisir, et plus complète dans son cercle et dans tous ses points. La théologie, quand ils nous l’exposent, n’a que la moitié de son disque, et leur morale ne regarde Dieu que d’un œil.

Les jansénistes ont porté dans la religion plus d’esprit de réflexion et plus d’approfondissement que les jésuites, ils se lient davantage de ses liens sacrés. Il y a dans leurs pensées une austérité qui circonscrit sans cesse la volonté dans le devoir ; leur entendement, enfin, a des habitudes plus chrétiennes. Mais ils semblent aimer Dieu sans amour, et seulement par raison, par devoir, par justice. Les jésuites, au contraire, semblent l’aimer par pure inclination, par admiration, par reconnaissance, par tendresse, enfin par plaisir. Il y a de la joie dans leurs livres de piété, parce que la nature et la religion y sont d’accord. Il y a, dans ceux des jansénistes, de la tristesse et une judicieuse contrainte, parce que la nature y est perpétuellement mise aux fers par la religion.

Les jansénistes disent qu’il faut aimer Dieu, et les jésuites le font aimer. La doctrine de ceux-ci est remplie d’inexactitudes et d’erreurs peut-être ; mais, chose singulière, et cependant incontestable, ils dirigent mieux.

Les jansénistes aiment mieux la règle que le bien ; les jésuites préfèrent le bien à la règle. Les premiers sont plus essentiellement savants, les seconds plus essentiellement pieux. Aller au bien par toute voie, semblait la devise des uns ; observer la règle à tout prix, était la devise des autres. La première de ces maximes, il est bon de la dire aux hommes : elle ne peut les égarer. La deuxième, on doit quelquefois la pratiquer, mais il ne faut la conseiller jamais. Les gens de bien très-éprouvés sont les seuls qui n’en puissent pas abuser.

Le janséniste attend la grâce de Dieu, comme le quiétiste sa présence ; le premier attend avec crainte, et le second avec langueur ; l’un se soumet, l’autre se résigne, très-inégalement passifs, mais également fatalistes.

Les jansénistes font de la grâce une espèce de quatrième personne de la sainte trinité ; ils sont, sans le croire et sans le vouloir, quaternitaux. saint Paul et saint Augustin, trop étudiés, ou étudiés uniquement, ont tout perdu, si on ose le dire. Au lieu de grâce, dites aide, secours, influence divine, céleste rosée : on s’entend alors. Ce mot est comme un talisman dont on peut briser le prestige et le maléfice en le traduisant ; on en dissout le danger par l’analyse. Personnifier les mots est un mal funeste en théologie.

CXXXVI.

Les jansénistes ont trop d’horreur de la nature, qui est cependant l’œuvre de Dieu. Dieu avait mis en elle plus d’incorruptibilité qu’ils ne le supposent ; en sorte que l’infection absolue de la masse était impossible. Ils ôtent au bienfait de la création, pour donner au bienfait de la rédemption, au Père pour donner au fils.

CXXXVII.

Les philosophes pardonnent au jansénisme, parce que le jansénisme est une espèce de philosophie.