Pensées détachées/Pensées détachées

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PENSÉES DÉTACHÉES



Les pensées enchaînées d’un livre, celles qui font la trame de ce livre, c’est le carquois plein, c’est tout le carquois.

Mais la pensée détachée, c’est la flèche qui vole. Elle est isolée, elle a, comme la flèche dans les airs, du vide au-dessus et du vide au-dessous d’elle. Mais elle vibre, elle traverse, elle va frapper.

Eh bien, voyons ! celles-ci frapperont-elles ?


I

César Borgia était un donneur de batailles au poison, comme Bonaparte était un donneur de batailles au canon. On n’a pas assez montré que l’empoisonnement pratiqué du temps de Machiavel était l’économie du meurtre. Dans ce temps-là, on supprimait certains hommes pour n’avoir pas à détruire les peuples en les jetant les uns sur les autres. La personnalité tenait plus de place ; les masses moins. Les batailles avaient lieu en haut, et de prince à prince. Un homme, c’était un obstacle. On le traitait comme tel. Cela s’appelait la politique. Et pour ceux qui aiment l’Humanité, c’était, après tout, plus humain que la guerre. Mais la perfidie de l’empoisonnement ?… dira-t-on. Mais les embuscades ?… — Ne sait-on pas, dans la guerre, de part et d’autre, qu’on doit s’embusquer ? S’il était convenu de tricher au jeu, on ne tricherait plus.

II

En relisant la pensée précédente sur Borgia, dans laquelle j’ai dit que l’empoisonnement était une économie du meurtre, j’ai parlé au nom d’un sentiment moderne qui n’existait pas du temps de Borgia. Cela est certain, ce que j’ai dit ; mais alors, personne n’y pensait. La politique se jouait entre les têtes élevées. Seulement, comme c’était une guerre de prince à prince, les peuples en payaient moins les frais. On veut à présent que les masses interviennent dans les affaires. Avec ce système, on arrive à d’épouvantables destructions.

III

Pour mettre au budget, toujours surfait, des hommes d’État :

Le cardinal de Richelieu disait qu’il n’avait connu que trois grands politiques : Oxenstiern, le grand chancelier de Suède, le Guiscardi, chancelier de Montferrat, et François Aërsens, ambassadeur de Hollande en France. Duplessis-Mornay l’avait amené jeune en France, et fut étonné de la profondeur de ses desseins. Aërsens servit Messieurs des États en qualité de résident en France depuis l’an 1598 jusqu’à la trêve d’Anvers. Henri IV était l’amant heureux de sa femme ; Aërsens en était content. Il prenait le Roi par ses passions et il en gouvernait l’instrument.

Il semble que l’opinion et l’admiration de Richelieu doivent être assez pour étoffer une gloire à un homme. Mais qui se souvient d’Aërsens et du Guiscardi ?

IV

La dernière thèse que le cardinal de Richelieu soutint, étant déjà évêque de Luçon, portait ce titre : Questio theologica : Quis erit similis mihi ? Ces paroles sont devenues une prophétie d’après coup. La Gloire, comme la Puissance de Dieu, change les rapports du monde. Elle fait du passé l’avenir. Mirage menteur, qui renverse les choses pour les éclairer.

V

Il n’y a au monde que deux genres d’esprits : les esprits métaphysiques, et ceux qui ne le sont pas. Et tout ce qui n’est pas métaphysicien est fataliste, en plus ou en moins.

Les esprits métaphysiques qui ne sont pas seulement métaphysiques et qui sont supérieurs, sont les premiers esprits de l’humanité. C’est Charlemagne et c’est saint Augustin.

Les esprits qui ne sont que métaphysiques, c’est saint Louis, et, chose lamentable à dire ! c’est aussi Robespierre.

Qui n’est pas métaphysicien, mais qui est supérieur du reste, c’est Napoléon.

VI

Il n’y a peut-être dans l’Histoire qu’un seul Tartuffe de dix-huit ans. C’est le cardinal (futur) de Retz, jouant l’ecclésiastique pour enlever mademoiselle de Retz. Quand don Juan fait le dévot, c’est le diable vieux qui se fait ermite.

L’hypocrisie, c’est la maturité du vice, et même plus que sa maturité. Un romancier qui ferait un Tartuffe de dix-huit ans serait sifflé par tous les critiques. Sifflez donc l’Histoire et la Nature ! — la riche, l’inattendue, et l’exceptionnelle Nature.

VII

Pour que nous en soyons si fiers, qu’est-ce que la gloire ?… Le bruit du concert des aveugles, s’ils étaient, par-dessus le marché, des sourds.

VIII

Légitimistes, monarchistes, bonapartistes, et même, comme on en accuse les prêtres et surtout l’ordre des Jésuites, indiffèrent à tout gouvernement quelconque, qui qu’on soit, enfin, on s’entend toujours quand on croit au gouvernement de Dieu sur la terre. On se réunit dans ce qui est plus large que tout, les deux bras de la Providence.

IX

Quelle pitoyable chose que la grandeur politique ! Carte biseautée pour la gloire, ce ne serait rien, mais carte biseautée pour le génie lui-même. Il n’y a qu’une histoire à faire, l’histoire des petitesses humaines grandies par l’ironie de Dieu, avec cette épigraphe : Dieu se moque de nous.

Voici un exemple de plus de l’éternelle ironie.

Quand La Rochelle, sous Louis XIII, fit cette belle résistance, Richelieu, qui nous paraît sublime de persévérance, — après coup, — effrayé de la prise du fort Saint-Martin par les Anglais et d’une conspiration de Buckingham, fut d’avis de traiter. Le cardinal de Bérulle l’en détourna, comptant sur un Je ne sais quoi, qu’il appelait, lui, la confiance en Dieu.

Richelieu, l’homme fort, railla cette calotte. Le bon monsieur Bérulle, dit-il, avec ses prétendues révélations ! Il lui demanda insolemment à quelle époque Dieu tiendrait la promesse dont il l’avait flatté. Bérulle répondit avec une magnifique simplicité : Je suis sans lumière, mais non pas sans pensées, et puisque vous me le commandez, je vais vous les représenter. Je compte sur La Rochelle comme je comptais sur l’île de Rhé. Je n’attends le succès du siège ni de l’assaut, ni du blocus, mais de QUELQUE EFFORT PROMPT ET INOPINÉ. Richelieu, plus tard, prit La Rochelle. La confiance de Bérulle l’avait raffermi. Qui sait cet ascendant de Bérulle sur Richelieu décourage, railleur, insolent, et sur le point de s’aplatir, ce fier grand homme ?…

Personne ! Richelieu fait l’effet d’un marbre éternel, d’une âme olympienne, aux badauds qui croient à la vérité de la gloire.

X

Les plus grands hommes, en politique comme à la guerre, sont ceux qui capitulent les derniers.

XI

Je suis vraiment de ceux qui pensent que la meilleure manière de voir le monde, c’est de le voir à travers les grands poètes.

Les poètes enfoncent les voyageurs et la réalité, et donnent pour le monde de la portière de la voiture ce mépris sublime qui nous fait garder sardanapalement notre tête sur les coussins.

XII

La lâcheté est le fond des esprits encore plus que le fond des caractères. On ne sait pas assez ce que la force de l’affirmation produit de trouble et d’effroi autour d’elle. Tout le mal qu’a fait le journalisme est venu de là : Savoir affirmer.

XIII

Ils parlent de progrès ! Et les gouvernements modernes ne voudraient certainement pas être à la place de leurs petits-fils.

XIV

Oh ! oui, je connais le mal qu’on peut faire avec le meilleur sentiment. On n’a ni regret ni remords des coups qu’on vous donne.

XV

Il n’y a de vrai dans la vie que les chimères que nous rêvons. Aussi finissent-elles toutes en douleur.

XVI

Les enfants nous consolent de tous les chagrins… en attendant les épouvantables qu’ils ne manqueront pas de nous donner.

XVII

Le plus grand penseur serait la Mort, si elle pouvait juger la Vie.

XVIII

Quand les événements diminuent chaque jour de hauteur, l’Histoire devient naine et passe à la biographie. C’est la dernière ressource. On applique la loupe à chaque homme pour le voir plus gros et plus grand.

XIX

Ce qui frappe aujourd’hui quand on lit les critiques, c’est l’éloge au moment où l’on frappe : Vous avez fait une mauvaise œuvre, mauvaise de talent et de moralité ; mais vous êtes un spirituel écrivain, etc., etc.

Cette balançoire de la lâcheté, qui ne veut pas se faire d’ennemis et qui cependant veut garder le privilège de la franchise, est usée, mais on l’emploie toujours.

XX

Quel délicieux livre à écrire, les bêtises des plus grands esprits !

XXI

L’enveloppe mortelle du Moyen Age a disparu, mais l’essentiel reste. Parce que le travestissement temporel est tombé, les dupes de l’Histoire et de ses millésimes disent le Moyen Age mort. Meurt-on pour changer de chemise ?

XXII

S’il y a dans le sublime de l’homme les trois quarts de folie, il y a dans sa sagesse les trois quarts de mépris.

XXIII

En France, tout le monde est aristocrate, car tout le monde tend à se distinguer de tout le monde. Le bonnet rouge du Jacobinisme, c’est le talon rouge de l’aristocratie à l’autre extrémité, mais c’est le même signe distinctif… Seulement, comme on se haïssait, le Jacobinisme mit sur sa tête ce que l’aristocratie mettait sous son pied. La bonne distinction que voulait Pascal, le moindre voyou l’établit en sa faveur, même avant la victoire. Éternelle répétition de l’histoire de ce chiffonnier qui marchait un jour devant moi avec un autre porteur de hotte comme lui, et que je demanderai la permission de raconter.

J’intervenais sur leurs talons. Par conséquent je ne savais pas de qui ces messieurs parlaient. Mais l’un — c’était probablement un philosophe — disait à l’autre, avec une magnifique impersonnalité :

— « Après tout, ils sont de la canaille comme nous ! »

Mais l’autre, révolté :

— « De la canaille ? C’est nous qui sommes de la canaille, — dit-il, — mais eux, c’est de la racaille ! »

Et j’admirai comment le sentiment de l’aristocratie faisait deviner le dictionnaire des synonymes et révélait les nuances les plus difficiles de la langue française… à un chiffonnier !

XXIV

Ce qui manque actuellement au catholicisme, c’est un Voltaire et un Franklin catholiques, les deux extrémités de l’esprit bourgeois.

XXV

Notre réputation est le masque d’Opéra avec lequel on va dans le monde, et on ne sait pas souvent quelle bonne et aimable chose cache la noirceur de cet affreux loup que les autres vous attachent sur la figure.

XXVI

Penser à un succès dans la joie qu’il cause à un ami, c’est boire son nectar dans une coupe d’or.

XXVII

En matière de forme littéraire, c’est ce qu’on verse dans le vase qui fait la beauté de l’amphore, autrement, on n’a plus qu’une cruche.

XXVIII

Je ne crois qu’à ce qui est rare : Les grands esprits, les grands caractères, les grands hommes. Qu’importe le reste ! Le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un diamant, c’est de l’appeler un solitaire.

XXIX

Il faut opposer les livres aux livres, comme les poisons aux poisons ; sans cela, les gens comme nous écriraient-ils ?

XXX

À mesure que les peuples montent en civilisation, les gouvernements descendent en police.

XXXI

Il y a une certaine aisance dans la maladresse, qui, si je ne me trompe, est plus gracieuse que la grâce elle-même.

XXXII

Preuve de petitesse naturelle : Aimer les petites gens.

XXXIII

Quand les hommes supérieurs se trompent, ils sont supérieurs en cela comme en tout le reste. Ils voient plus faux que les petits ou les médiocres esprits.

XXXIV

Savoir qu’on est une force console de bien des choses cruelles, amères, trompées, brisées, et qui sont la vie. La conscience de soi vaut mieux que la gloire. C’est du plus pur et du meilleur orgueil. Je ne connais rien de pareil pour calmer une destinée.

XXXV

Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie ! Quel beau vers, et quelle triste chose !

XXXVI

Les hommes supérieurs doivent nécessairement passer pour méchants. Où les autres ne voient ni un défaut, ni un ridicule, ni un vice, leur implacable œil l’aperçoit.

XXXVII

Dans les choses où le cœur n’est pas, la main n’est jamais puissante.

XXXVIII

Vous verrez que les artistes pleureront l’esclavage de l’Orient comme ils ont pleuré la liberté de la Grèce, et pour les mêmes raisons. Le pittoresque s’en va de toutes parts.

XXXIX

Le Laocoon de Virgile !… Je connais plus terrible. C’est celui dont les serpents qui l’étouffent et qui le dévorent sont sortis de son propre cœur.

XL

Quand on eut l’indignité d’arrêter en France le prétendant d’Angleterre, le capitaine des gardes chargé de cette infamie se mit à genoux devant le prince et voulut lui lier les mains, mais avec une torsade de soie blanche. Voilà comment le matérialisme du siècle croyait voiler un fait d’ordre moral honteux.

XLI

Les lettres sont dangereuses, même pour la défense de la vérité.

XLII

Le mot d’Omar est trop spirituel pour ne pas être historique. Ce n’est pas un homme de lettres qui l’aurait trouvé.

XLIII

Le premier amour a soif de confidences autant que de déclarations. C’est quand on est noir des coups de foudre reçus, qu’on enterre ses affections sous vingt pieds de silence ou trente-six de plaisanteries. L’amour est une espèce de tigre, alors, qui vit très bien dans les cavernes, — les cavernes humaines, — quelques poitrines, — qu’on ne voit pas dans les déserts du monde, tant elles y sont bien cachées, mais qui y sont.

XLIV

En fait d’inscriptions, si l’on pouvait tasser toute son idée sous un mot, ce serait le chef-d’œuvre. Qui sait même si ce ne serait pas le chef-d’œuvre en tout ? Les mots sont la prison de la pensée. Diminuer les mots, faire tomber ce mur, éclaircir les ténèbres, voilà l’Art peut-être ? On ne parlera pas dans le ciel.

XLV

Si Judas vivait, il serait ministre d’État.

XLVI

Hercule emportait les Pygmées dans sa peau de lion. J’aime assez cela comme gentillesse de mépris. Mais je n’ai jamais trop compris qu’il les emportât.

XLVII

Ah ! si cette terre était plus qu’une auberge, un coupe-gorge où l’on doit passer la nuit, dès demain il faudrait en casser les vitres et mettre le feu à la maison.

XLVIII

Ce n’est que les faits de notre vie qui nous font penser, — ou ceux de la vie des autres. Le reste de la pensée est de la philosophie, — un trou fait avec un tire-bouchon dans un nuage.

XLIX

La langue est dans le sein de nos mères. Nous la suçons avec le lait. Celle qu’on prend ailleurs qu’à cette source sacrée n’est qu’une gaucherie, que quelques personnes qui sont toute grâce rendent piquante en la parlant de travers.

L

Le jeu est une bonne chose dans le monde de province. C’est un rempart. Il est moins intéressant pour soi que préservant des autres.

LI

L’imagination fait avec ceux qu’elle anime ce que les hommes qui combattent le taureau font dans les cirques espagnols. Elle blesse avec mille traits divers ornés de banderoles de pourpre et d’or. Elle vous pare, mais elle vous déchire, et le sang coule sous tous ces rubans.

LII

L’homme est si profondément vil qu’il fait des viletés des actions qu’il ne comprend pas, parce qu’ainsi il est toujours sûr de les comprendre.

LIII

L’Orient et la Grèce me rappellent le mot si coloré et si mélancolique de Richter : — « Le bleu est la couleur du deuil en Orient. Voilà pourquoi le ciel de la Grèce est si beau. »

LIV

La nuit a une fécondité terrible. Ne sont-ce pas les Anciens qui disaient que l’Amour nud, aveugle et sagittaire, était sorti d’un œuf couvé par la Nuit ? Que c’est effrayant, beau, et vrai !

LV

Les hommes donnent leur mesure par leurs admirations, et c’est par leurs jugements qu’on peut les juger.

LVI

Quand on a des opinions courantes, je les laisse courir.

LVII

Pour des métaphysiciens chrétiens, l’Art est un risible effort d’impuissant, un embrassement de la nue, rien de plus. Oh ! oui, même quand l’Ixion est Raphaël, Sébastien del Piombo, Michel-Ange. Pour peu qu’un homme soit chrétien et qu’il ait de l’Idéal dans la tête, il verra plus beau en baissant les paupières comme Milton, qu’en peignant, même avec le divin pinceau du Corrège. Et ce n’est pas une raison pour ne pas admirer Corrège.

LVIII

Dédié aux amis qui voyagent  : Partir, c’est n’avoir pas assez d’atomes crochus pour rester.

LIX

Les grands penseurs s’aiment de loin.

LX

L’esprit a des cheveux blancs bien avant la tête, et ce n’est pas les cheveux blancs de la sagesse, mais de l’enragement.

LXI

C’est tout l’homme qui est éloquent. Le regard de l’homme fait partie de sa voix.

LXII

Maintenant, un engueuleur qui a cinquante louis dans sa poche est supérieur à Rivarol au bal masqué.

LXIII

La plus belle destinée : Avoir du génie et être obscur.

LXIV

Ni ceux qui aiment la vérité ni ceux qui aiment la beauté ne peuvent se soucier de la politique, qui ne se soucie, elle, ni de la beauté ni de la vérité des choses.

LXV

Les grands hommes inconnus. Vieux thème ! Il y a mieux : Les célèbres médiocres et les célèbres imbéciles.

LXVI

Il y a meilleur que d’avoir portraits et médailles, c’est de n’en pas avoir.

Du moins, on fera rêver les imaginations de l’avenir ; on le croit, si on rêve soi-même. Mais eux, ces diables de peintres, la déconcertent.

LXVII

La femme de Loth se retourna, et elle fut changée en statue de sel pour s’être retournée. Beau symbole ! Quand on se retourne dans la vie et qu’on regarde son passé, on devient statue aussi. On n’est plus capable de rien.

LXVIII

Les journaux ! les chemins de fer du mensonge.

LXIX

C’est Vauvenargues, le trop vanté Vauvenargues, qui a dit ce mot de professeur : « Ce n’est pas assez d’avoir des facultés, il faut en avoir l’économie. »

Cela ravit les pédants. Mais toute économie des facultés n’est qu’une économie de bouts de chandelle. Quand on a des torches, on n’économise pas les bougies. Vauvenargues économisait, par exemple. Byron, non !

LXX

Bon sujet d’article : Les familles littéraires. Tout père de talent laissant un fils qui veut en avoir. L’aristocratie transposée.

LXXI

Il y a des gens qui ne sont pas même des vermisseaux. C’est tout simplement du vermicelle, pâteux et fade. On les cuit dans des épigrammes, et ce sont les gens d’esprit qui fournissent le bouillon.

LXXII

Quand l’Empereur vit Gœthe pour la première fois, il lui dit : « Vous, vous êtes un homme ! »

Qu’en savait-il ? Michelet admire ce mot. Mais les mots politiques ne comptent pas.

LXXIII

La fierté ! le plus beau sentiment de l’homme solitaire, — et l’homme est solitaire dès qu’il n’a plus vingt-cinq ans. — Fier à bras ou sans bras, peu m’importe ! mais fier.

LXXIV

Le lion ne vole pas, — c’est le grand prosateur ; le poète est l’aigle, — il a des ailes. Mais le grand poète prosateur, c’est le lion de Saint-Marc, qui est un lion qui a des ailes !

LXXV

Gœthe a été fait avec deux morceaux de grand homme, — d’un grand poète cassé et d’un grand savant cassé. La nature a rapproché les deux morceaux ; mais a-t-elle fait, en les rapprochant, autre chose que de les casser un peu plus tous les deux ?

LXXVI

L’immense bêtise du suffrage universel acceptée, — qui sera la honte du XIXe siècle (à faire crever de rire nos neveux, s’ils ne sont pas des crétins absolus), — pourquoi les femmes ne voteraient-elles pas aussi bien que les hommes ? Ne font-elles pas partie de l’universalité ?… Pourquoi cette inégalité de fait devant cette égalité de principe ?… Pourquoi, si le valet de chambre vote, la femme de chambre ne voterait-elle pas ?…

LXXVII

Être au-dessus de ce qu’on sait, chose rare ! L’érudition par-dessus, c’est le fardeau ; par-dessous, c’est le piédestal.

LXXVIII

Que de gens qui n’arrivent pas à l’heure dans la vie !… On est étranglé entre deux portes, dont l’une s’appelle : Trop tôt ! et l’autre : Trop tard !

LXXIX

Les romans d’autrefois (d’il y a quarante-cinq ans) élevaient la vie, et ceux d’à présent la descendent, — et on appelle cela être plus près de la vérité.

C’est possible.

LXXX

Gœthe, je crois, a dit qu’un chef de parti n’était jamais qu’un caporal. Mais qu’est-ce qu’un caporal qui prend le mot d’ordre des sentinelles ?

LXXXI

Il n’y a que la force qui donne des coups de pied au derrière qui soit respectée ; mais la force du caractère, du talent, de l’expression, allons donc ! N’en parlons jamais. Les eunuques qui gouvernent le monde aussi bien que du temps de Narsès, sont de l’avis du renard auquel on a coupé la queue. Je connais au faubourg Saint-Germain des salons où le bon ton, le tyran de l’endroit, fait de tout geste vif, de tout mot pittoresque, une indécence. Ah ! le faubourg Saint-Germain !!! Je suis persuadé que Diogène était, de nature, un homme d’esprit très convenable, mais que le faubourg Saint-Germain d’Athènes avait exaspéré.

LXXXII

— « Qu’est-ce que la gloire ?… — disait quelqu’un qui fait beaucoup pour elle. — Un sillage sur de la poussière. »

— « Si ce n’est que cela, — objecta une femme qui se croyait logique, — pourquoi vous donnez-vous tant de peine pour laisser votre trace sur cette poussière ?… »

Et j’entendis cette belle réponse :

— « C’est une manière de la fouler aux pieds ! »

LXXXIII

La seule chose femme et espérance qui nous restait encore dans nos extravagances babéliques de modes corrompues, c’était la traine, avec sa modestie majestueuse. Mais, dans ses longs plis que j’aimais, elle ne nous a pas rapporté la pudeur.

LXXXIV

Ce qui devrait avoir le plus de tact en nous, c’est l’amour-propre, et c’est ce qui en a le moins.

LXXXV

Il n’y a rien de plus beau que ce que nous ne voyons plus.

LXXXVI

Quand on dit : entre nous, c’est une complicité.

LXXXVII

Je ne sais rien qui démontre mieux le néant de la vie que la mort des grands hommes et la facilité avec laquelle le monde imbécille, et qui va toujours son petit bonhomme de train, se passe d’eux.

LXXXVIII

Combien de métaux pour faire l’airain de Corinthe ?…

Les injures sur les murs ou sur le papier, la tache d’encre ou de fusain ou de crotte, les fécalités du cœur, de l’esprit et du corps, les fanges de la calomnie, tout cela, sous le soleil du temps, se sèche, se durcit, se tourne en airain solide et brillant, — un airain pur qui s’appelle la Gloire !

LXXXIX

Si la politesse n’est pas faite des plus beaux sentiments de la vie, — la charité et l’humilité, — ces vertus chrétiennes que le Christianisme seul pouvait faire naître, — elle leur ressemble, et c’est assez pour l’adorer !

XC


Il n’y a pas qu’Harpagon qui éteigne une bougie sur deux. Alceste aussi. Pour ce qui est dans le monde, on y voit toujours trop.

XCI

En relisant Rancé, je trouve à Chateaubriand un mérite que je ne lui connaissais pas : il fait aimer la mort.

Quand on est très jeune, les tristesses de Chateaubriand embêtent comme si on était Stendhal ; mais plus tard, cette tristesse du mépris, vous en comprenez le charme, empoisonné comme tous les charmes. Diable ! faire aimer la mort, comme c’est d’excellent emploi pour la vie !

XCII

Les sociétés, ces cocottes de passage, portent des robes à queue, — et quand elles sont passées et qu’on ne les voit plus, ces queues traînent encore… La Politesse et le Duel sont de ces traines-là.

XCIII

La politesse ! À quoi bon, dans un siècle raisonneur et utilitaire ? C’est à renvoyer avec la danse, — on ne danse plus, on polke et on se choque… quand on ne fait pas pis, — avec l’escrime et l’équitation, ces trois formes du Beau agile. L’escrime, cultivée encore pour les coups, n’est plus de la statuaire. L’équitation non plus. Et toutes trois doivent tomber méconnues et en désuétude dans une époque américaine qui a mis à la place la gymnastique, même pour les femmes, — la méthode des jockeys qui fait de l’homme un singe à cheval, — et la savate, l’arme du voyou.

XCIV

Aujourd’hui, il n’y a plus que de bons et de mauvais sentiments en présence, il n’y a plus que de mauvaises ou bonnes natures, et on ne niera pas que les mauvaises soient en majorité. Autrefois, il y en avait autant de mauvaises qu’aujourd’hui, mais elles étaient tenues de mettre ce masque de satin rose de la politesse, quittes à étouffer un peu dessous…

Et c’était même un bien, qu’elles pussent y étouffer !

Mais comme la Politesse n’était pas toujours méritée, on lui avait donné une sœur qui s’appelait l’Impertinence, — une sœur jumelle dont la vie, comme celle de certains enfants, tenait à la vie de sa sœur.

Aussi, quand on a tué la Politesse, du même coup on a tué l’Impertinence, et nous n’avons plus eu que l’Insolence, bête comme un parvenu et grossière comme quelqu’un qui n’est pas encore arrivé.

L’Insolence, elle, c’est toute la nature ! car on est insolent également dans la bienveillance et dans le mauvais vouloir, dans l’amour tout aussi bien que dans la haine. Elle vous met le poing sur la cuisse aussi bien que le poing sous le nez. L’estime même, ce sentiment pondéré, peut être insolente. « Reprenez, monsieur, votre insolente estime ! » disait Mirabeau à Beaumarchais. — Un homme dit à une femme qu’il l’aime ; et pas de milieu : s’il n’est pas un séducteur, c’est un insolent.

Que d’esprit il fallait pour tourner cette difficulté de la politesse et parvenir à être impertinent ! Mais insolent, tout le monde le peut. — C’est facile comme de faire l’huître d’un crachat sur un tapis d’Aubusson.

XCV

J’ai cru longtemps juste cette proposition : Il faut tuer un homme pour en sauver trois.

Je me trompais. Elle est fausse comme l’égalité moderne, qui est l’égalité du nombre.

Et, en effet, si cet homme à tuer est Michel-Ange, ou Newton, ou saint Vincent de Paul, faudra-t-il le tuer pour sauver trois sots ?…

XCVI

Du temps que l’on était poli, on pouvait être cruel, textuel, humiliant et terrible tout de même, et au point de vue de l’énergie du style et du pittoresque de l’expression, on n’y perdait pas. La politesse donnait jusqu’au mépris la moitié d’elle-même, — ce dernier poli qui le faisait mieux entrer.

XCVII

Ils ne sont ni malveillants, ni suffisants, ni ne veulent être insolents, ces petits jeunes gens sortis de terre et qui enverraient à Balzac, s’il vivait, leur premier volume avec cette inscription : « Mon cher confrère. » Ce sont de bons petits jeunes gens qui manquent de tact et de nuances. Ils manquent de politesse, voilà tout.

Cela paraît drôle encore, — mais on s’y fera.

XCVIII

J’ai déjà beaucoup parlé de la politesse, mais j’en dirai encore ceci, par quoi je finirai.

C’est le meilleur bâton de longueur qu’il y ait entre soi et les sots, — un bâton qui vous épargne même la peine de frapper !

Être poli avec un sot, c’est s’en isoler. Quelle bonne politique !

XCIX

Le prince de Ligne appelait la conversation le plus grand charme de la vie, et il avait raison. C’est la seule chose à laquelle je sacrifierais tout.

Certes ! le Régent, — pour lequel je me sens la plus lâche faiblesse de cœur malgré ses vices que je compte sur mes doigts, et j’ai pour lui peut-être un onzième doigt, comme Anne de Boleyn, — certes ! le Régent se connaissait en plaisirs pour se les être tous donnés, et il disait :

— « La seule chose qui vaille la peine de vivre, la sensation qui reste fraîche comme l’aurore quand tout est flétri de toutes les aurores auxquelles nous avons goûté, c’est la conversation d’un homme d’esprit qui sait causer. »