Persuasion/XI

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 102-110).
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CHAPITRE XI


L’époque du retour de lady Russel approchait, le jour était même fixé, et Anna, qui devait la rejoindre à Kellynch, commençait à craindre les inconvénients qui en pourraient résulter. Elle allait se trouver à un mille du capitaine ; elle irait à la même église ; les deux familles se verraient.

D’un autre côté, il était si souvent à Uppercross, qu’elle semblerait plutôt l’éviter qu’aller au-devant de lui. Elle ne pouvait donc qu’y gagner, ainsi qu’en changeant la société de Marie contre celle de lady Russel.

Elle aurait voulu ne pas rencontrer le capitaine dans cette maison qui avait vu leurs premières entrevues. Ce souvenir était trop pénible ; mais elle craignait encore plus une rencontre entre lady Russel et le capitaine. Ils ne s’aimaient pas ; l’une était trop calme, l’autre pas assez.

La fin de son séjour à Uppercross fut marquée par un événement inattendu.

Wenvorth s’était absenté pour aller voir son ami Harville, installé à Lyme pour l’hiver avec sa famille. Il ne s’était jamais complètement rétabli d’une blessure reçue deux années auparavant.

Quand Wenvorth revint, la description de ce beau pays excita tant d’enthousiasme qu’on résolut d’y aller tous ensemble. Les jeunes gens surtout désiraient ardemment voir Lyme. Les parents auraient voulu remettre le voyage au printemps suivant, mais quoiqu’on fût en novembre, le temps n’était pas mauvais.

Louisa désirait y aller, mais surtout montrer que quand elle voulait une chose, elle se faisait. Elle décida ses parents, et le voyage fut résolu.

On renonça à l’idée d’aller et revenir le même jour pour ne pas fatiguer les chevaux de M. Musgrove, et l’on se réunit de bonne heure pour déjeuner à Great-House. Mais il était déjà midi quand on atteignit Lyme. Après avoir commandé le dîner, on alla voir la mer. La saison était trop avancée pour offrir les distractions des villes d’eau, mais la remarquable situation de la ville, dont la principale rue descend presque à pic vers la mer, l’avenue qui longe la charmante petite baie, si animée pendant la belle saison, la promenade du Cobb, et la belle ligne de rochers qui s’étend à l’est de la ville, toutes ces choses attirent l’œil du voyageur, et quand on a vu Lyme une fois, on veut le revoir encore. Il faut voir aussi Charmouth avec ses collines, ses longues lignes de terrains et sa baie tranquille et solitaire, cernée par de sombres rochers. On est là si bien à contempler rêveusement la mer ! Il faut voir la partie haute de Lyme avec ses bois, et surtout Pumy avec ses verts abîmes, creusés entre les rochers où poussent pêle-mêle des arbres forestiers et des arbres fruitiers ; sites attestant le long travail du temps qui a préparé ces endroits merveilleux, égalés seulement par les sites fameux de Wight ! Il faut avoir vu et revu ces endroits pour connaître la beauté de Lyme.

Nos amis se dirigèrent vers la maison des Harville, située sur le Cobb ; le capitaine y entra seul et en sortit bientôt avec M. et Mme Harville et le capitaine Benwick.

Benwick avait été commandant sur la Laconia. Les louanges que Wenvorth avait faites de lui l’avaient mis dans une haute estime à Uppercross, mais l’histoire de sa vie privée l’avait rendu encore plus intéressant. Il avait épousé la sœur de Harville et venait de la perdre. La fortune leur était arrivée après deux ans d’attente, et Fanny était morte trop tôt pour voir la promotion de son mari. Il aimait sa femme et la regrettait autant qu’homme peut le faire. C’était une de ces natures qui souffrent le plus, parce qu’elles sentent le plus. Sérieux, calme, réservé, il aimait la lecture et les occupations sédentaires.

La mort de sa femme resserra encore l’amitié entre les Harville et lui ; il vint demeurer avec eux. Harville avait loué à Lyme pour six mois ; sa santé, ses goûts, son peu de fortune l’y attiraient ; tandis que la beauté du pays, la solitude de l’hiver convenaient à l’état d’esprit de Benwick. « Cependant, se disait Anna, son âme ne peut être plus triste que la mienne. Je ne puis croire que toutes ses espérances soient flétries. Il est plus jeune que moi, sinon de fait, du moins comme sentiment ; plus jeune aussi parce qu’il est homme. Il se consolera avec une autre, et sera encore heureux. »

Le capitaine Harville était grand, brun, d’un aspect aimable et bienveillant, mais il boitait un peu : ses traits accentués et son manque de santé lui donnaient l’air plus âgé que Wenvorth. Benwick était et paraissait le plus jeune des trois, et semblait petit, comparé aux deux autres. Il avait un air doux et mélancolique et parlait peu.

Harville, sans égaler Wenvorth comme manières, était un parfait gentleman, simple, cordial, obligeant. Mme Harville, un peu moins distinguée que son mari, paraissait très bonne. Leur accueil aux amis de Wenvorth fut charmant.

Le repas commandé à l’auberge servit d’excuse pour refuser leur invitation à dîner. Mais ils parurent presque blessés que Wenvorth n’eût pas amené ses amis sans qu’il fût besoin de les inviter.

Tout cela montrait tant d’amitié pour le capitaine, et un sentiment d’hospitalité si rare et si séduisant ; si différent des invitations banales, des dîners de cérémonie et d’apparat, qu’Anna se dit avec une profonde tristesse : « Voilà quels auraient été mes amis ! »

On entra dans la maison. Les chambres étaient si petites qu’il semblait impossible d’y recevoir. Anna admira les arrangements ingénieux du capitaine Harville pour tirer parti du peu d’espace, remédier aux inconvénients d’une maison meublée, et défendre les portes et les fenêtres contre les tempêtes de l’hiver.

Le contraste entre les meubles vulgaires et indispensables fournis par le propriétaire, et les objets de bois précieux, admirablement travaillés, que le capitaine avait rapportés de lointains voyages, donnait à Anna un autre sentiment que le plaisir. Ces objets rappelaient la profession de Wenvorth, ses travaux, ses habitudes, et ces images du bonheur domestique lui étaient pénibles et agréables à la fois.

Le capitaine Harville ne lisait pas, mais il avait confectionné de très jolies tablettes pour les livres de Benwick. Son infirmité l’empêchait de prendre beaucoup d’exercice, mais son esprit ingénieux lui fournissait constamment de l’occupation à l’intérieur. Il peignait, vernissait, menuisait et collait ; il faisait des jouets pour les enfants, et perfectionnait les navettes, et quand il n’avait plus rien à faire, il travaillait dans un coin à son filet de pêche.

Quand Anna sortit de la maison, il lui sembla qu’elle laissait le bonheur derrière elle. Louisa, qui marchait à son côté, était dans le ravissement. Elle admirait le caractère des officiers de marine : leur amabilité, leur camaraderie, leur franchise et leur droiture. Elle soutenait que les marins valent mieux que tous les autres, comme cœur et comme esprit ; et que seuls ils méritent d’être respectés et aimés.

On alla dîner, et l’on était si content que tout fut trouvé bon : les excuses de l’hôtelier sur la saison avancée et le peu de ressources à Lyme étaient inutiles.

Anna s’accoutumait au capitaine Wenvorth plus qu’elle n’eût jamais cru ; elle n’avait aucun ennui d’être assise à la même table que lui, et d’échanger quelques mots polis.

Harville amena son ami ; et tandis que lui et Wenvorth racontaient pour amuser la compagnie nombre d’histoires dont ils étaient les héros, le hasard plaça Benwick à côté d’Anna. Elle se mit à causer avec lui par une impulsion de bonté naturelle ; il était timide et distrait, mais les manières gracieuses d’Anna, son air engageant et doux produisirent leur effet, et elle fut bien payée de sa peine.

Il avait certes un goût très cultivé en fait de poésie ; et Anna eut le double plaisir de lui être agréable en lui fournissant un sujet de conversation que son entourage ne lui donnait pas, et de lui être utile en l’engageant à surmonter sa tristesse : cela fut amené par la conversation, car, quoique timide, il laissa voir que ses sentiments ne demandaient qu’à s’épancher. Ils parlèrent de la poésie, de la richesse de l’époque actuelle, et, après une courte comparaison entre les plus grands poètes, ils cherchèrent s’il fallait donner la préférence à Marmion ou à la dame du Lac, à la fiancée d’Abydos ou au Giaour ; il montra qu’il connaissait bien les tendres chants de l’un, les descriptions passionnées et l’agonie désespérée de l’autre. Sa voix tremblait en récitant les plaintes d’un cœur brisé, ou d’une âme accablée par le malheur, et semblait solliciter la sympathie.

Anna lui demanda s’il faisait de la poésie sa lecture habituelle ; elle espérait que non, car le sort des poètes est d’être malheureux, et il n’est pas donné à ceux qui éprouvent des sentiments vifs d’en goûter les jouissances dans la vie réelle.

Benwick laissa voir qu’il était touché de cette allusion à son état d’esprit ; cela enhardit Anna, et, sentant que son esprit avait un droit de priorité sur Benwick, elle l’engagea à faire dans ses lectures une plus grande place à la prose ; et comme il lui demandait de préciser, elle nomma quelques-uns de nos meilleurs moralistes, des collections de lettres admirables, des mémoires de nobles esprits malheureux ; tout ce qui lui parut propre à élever et fortifier l’âme par les plus hauts préceptes et les plus forts exemples de résignation morale et religieuse.

Benwick écoutait attentivement, et, tout en secouant la tête pour montrer son peu de foi en l’efficacité des livres pour un chagrin comme le sien, il prit note des livres qu’elle lui recommandait et promit de les lire.

La soirée finie, Anna s’amusa de l’idée qu’elle était venue passer un jour à Lyme pour prêcher la patience et la résignation à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu.

En y réfléchissant davantage, elle craignit d’avoir, comme les grands moralistes et les prédicateurs, été éloquente sur un point qui n’était pas en rapport avec sa conduite.