Pertharite/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 69-85).
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ACTE IV.


Scène première.

GRIMOALD, GARIBALDE.
GARIBALDE.

Je ne m’en dédis point, Seigneur ; ce prompt retour[1]
N’est qu’une illusion qu’on fait à votre amour.
Je ne l’ai vu que trop aux discours d’Édüige :
Comme sensiblement votre change l’afflige,
Et qu’avec le feu roi ce fourbe a du rapport,
1130Sa flamme au désespoir fait ce dernier effort.
Rodelinde, comme elle, aime à vous mettre en peine :
L’une sert son amour et l’autre sert sa haine ;
Ce que l’une produit, l’autre ose l’avouer,
Et leur inimitié s’accorde à vous jouer[2].

1135L’imposteur cependant, quoi qu’on lui donne à feindre,
Le soutient d’autant mieux qu’il ne voit rien à craindre ;
Car soit que ses discours puissent vous émouvoir
Jusqu’à rendre Édüige à son premier pouvoir ;
Soit que malgré sa fourbe et vaine et languissante,
1140Rodelinde sur vous reste toute-puissante,
À l’une ou l’autre enfin votre âme à l’abandon
Ne lui pourra jamais refuser ce pardon.

GRIMOALD.

Tu dis vrai, Garibalde, et déjà je le donne
À qui voudra des deux partager ma couronne :
1145Non que j’espère encore amollir ce rocher,
Que ni respects ni vœux n’ont jamais su toucher.
Si j’aimai Rodelinde, et si pour n’aimer qu’elle,
Mon âme à qui m’aimoit s’est rendue infidèle ;
Si d’éternels dédains, si d’éternels ennuis,
1150Les bravades, la haine, et le trouble où je suis,
Ont été jusqu’ici toute la récompense
De cet amour parjure où mon cœur se dispense[3],
Il est temps désormais que par un juste effort
J’affranchisse mon cœur de cet indigne sort.
1155Prenons l’occasion que nous fait Édüige :
Aimons cette imposture où son amour l’oblige.
Elle plaint un ingrat de tant de maux soufferts,
Et lui prête la main pour le tirer des fers[4].
Aimons, encore un coup, aimons son artifice,
1160Aimons-en le secours, et rendons-lui justice.

Soit qu’elle en veuille au trône ou n’en veuille qu’à moi,
Qu’elle aime Grimoald ou qu’elle aime le roi,
Qu’elle ait beaucoup d’amour ou beaucoup de courage,
Je dois tout à la main qui rompt mon esclavage.
1165Toi qui ne la servois qu’afin de m’obéir,
Qui tâchois par mon ordre à m’en faire haïr,
Duc, ne t’y force plus, et rends-moi ma parole[5] :
Que je rende à ses feux tout ce que je leur vole,
Et que je puisse ainsi d’une même action
1170Récompenser sa flamme ou son ambition.

GARIBALDE.

Je vous la rends, Seigneur ; mais enfin prenez garde
À quels nouveaux périls cet effort vous hasarde,
Et si ce n’est point croire un peu trop promptement
L’impétueux transport d’un premier mouvement.
1175L’imposteur impuni passera pour monarque :
Tout le peuple en prendra votre bonté pour marque ;
Et comme il est ardent après la nouveauté,
Il s’imaginera son rang seul respecté.
Je sais bien qu’aussitôt votre haute vaillance
1180De ce peuple mutin domptera l’insolence ;
Mais tenez-vous fort sûr ce que vous prétendez
Du côté d’Édüige, à qui vous vous rendez ?
J’ai pénétré, Seigneur, jusqu’au fond de son âme,
Où je n’ai vu pour vous aucun reste de flamme :
1185Sa haine seule agit, et cherche à vous ôter
Ce que tous vos desirs s’efforcent d’emporter.
Elle veut, il est vrai, vous rappeler vers elle ;
Mais pour faire à son tour l’ingrate et la cruelle,
Pour vous traiter de lâche, et vous rendre soudain
1190Parjure pour parjure et dédain pour dédain.
Elle veut que votre âme, esclave de la sienne,

Lui demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne :
Ce sont ses mots exprès ; et pour vous punir mieux,
Elle me veut aimer, et m’aimer à vos yeux :
Elle me l’a promis.


Scène II.

GRIMOALD, GARIBALDE, ÉDÜIGE.
ÉDÜIGE.

1195Elle me l’a promis.Je te l’ai promis, traître !
Oui, je te l’ai promis, et l’aurois fait peut-être,
Si ton âme, attachée à mes commandements,
Eût pu dans ton amour suivre mes sentiments[6].
J’avois mis mes secrets en bonne confidence !
1200Vois par là, Grimoald, quelle est ton imprudence,
Et juge, par les miens lâchement déclarés,
Comme les tiens sur lui peuvent être assurés.
Qui trahit sa maîtresse aisément fait connoître
Que sans aucun scrupule il trahiroit son maître,
1205Et que des deux côtés laissant flotter sa foi,
Son cœur n’aime en effet ni son maître ni moi.
Il a son but à part, Grimoald, prends-y garde :
Quelque dessein qu’il ait, c’est toi seul qu’il regarde.
Examine ce cœur, juges-en comme il faut.
1210Qui m’aime et me trahit aspire encore plus haut.

GARIBALDE.

Vous le voyez, Seigneur, avec quelle injustice
On me fait criminel quand je vous rends service.
Mais de quoi n’est capable un malheureux amant
Que la peur de vous perdre agite incessamment,
1215Madame ? vous voulez que le Roi vous adore,
Et pour l’en empêcher je ferois plus encore :

Je ne m’en défends point, et mon esprit jaloux
Cherche tous les moyens de l’éloigner de vous.
Je ne vous saurois voir entre les bras d’un autre ;
1220Mon amour, si c’est crime, a l’exemple du vôtre.
Que ne faites-vous point pour obliger le Roi
À quitter Rodelinde, et vous rendre sa foi ?
Est-il rien en ces lieux que n’ait mis en usage
L’excès de votre ardeur ou de votre courage ?
1225Pour être tout à vous, j’ai fait tous mes efforts ;
Mais je n’ai point encore fait revivre les morts.
J’ai dit des vérités dont votre cœur murmure ;
Mais je n’ai point été jusques à l’imposture,
Et je n’ai point poussé des sentiments si beaux
1230Jusqu’à faire sortir les ombres des tombeaux[7].
Ce n’est point mon amour qui produit Pertharite :
Ma flamme ignore encore cet art qui ressuscite ;
Et je ne vois en elle enfin rien à blâmer,
Sinon que je trahis, si c’est trahir qu’aimer.

ÉDÜIGE.

1235De quel front et de quoi cet insolent m’accuse ?

GRIMOALD.

D’un mauvais artifice et d’une foible ruse.
Votre dessein, Madame, était mal concerté :
On ne m’a point surpris quand on s’est présenté[8].
Vous m’aviez préparé vous-même à m’en défendre,
1240Et me l’ayant promis, j’avois lieu de l’attendre.
Consolez-vous pourtant, il a fait son effet :
Je suis à vous, Madame, et j’y suis tout à fait.
Si je vous ai trahie, et si mon cœur volage
Vous a volé longtemps un légitime hommage,
1245Si pour un autre objet le vôtre en fut banni,
Les maux que j’ai soufferts m’en ont assez puni.

Je recouvre la vue, et reconnois mon crime :
À mes feux rallumés ce cœur s’offre en victime ;
Oui, Princesse, et pour être à vous jusqu’au trépas,
1250Il demande un pardon qu’il ne mérite pas.
Votre propre bonté qui vous en sollicite
Obtient déjà celui de ce faux Pertharite.
Un si grand attentat blesse la majesté ;
Mais s’il est criminel, je l’ai moi-même été.
1255Faites grâce, et j’en fais ; oubliez, et j’oublie.
Il reste seulement que lui-même il publie,
Par un aveu sincère, et sans rien déguiser,
Que pour me rendre à vous il vouloit m’abuser,
Qu’il n’empruntoit ce nom que par votre ordre même.
1260Madame, assurez-vous par là mon diadème,
Et ne permettez pas que cette illusion
Aux mutins contre nous prête d’occasion.
Faites donc qu’il l’avoue, et que ma grâce offerte,
Tout imposteur qu’il est, le dérobe à sa perte ;
1265Et délivrez par là de ces troubles soudains
Le sceptre qu’avec moi je remets en vos mains.

ÉDÜIGE.

J’avais eu jusqu’ici ce respect pour ta gloire,
Qu’en te nommant tyran, j’avois peine à me croire :
Je me tenois suspecte, et sentois que mon feu
1270Faisoit de ce reproche un secret désaveu ;
Mais tu lèves le masque, et m’ôtes de scrupule.
Je ne puis plus garder ce respect ridicule ;
Et je vois clairement, le masque étant levé,
Que jamais on n’a vu tyran plus achevé.
1275Tu fais adroitement le doux et le sévère,
Afin que la sœur t’aide à massacrer le frère :
Tu fais plus, et tu veux qu’en trahissant son sort,
Lui-même il se condamne et se livre à la mort,
Comme s’il pouvoit être amoureux de la vie

1280Jusqu’à la racheter par une ignominie,
Ou qu’un frivole espoir de te revoir à moi
Me pût rendre perfide et lâche comme toi.
Aime-moi, si tu veux, déloyal ; mais n’espère
Aucun secours de moi pour t’immoler mon frère.
1285Si je te menaçois tantôt de son retour,
Si j’en donnois l’alarme à ton nouvel amour,
C’étoient discours en l’air inventés par ma flamme,
Pour brouiller ton esprit et celui de sa femme.
J’avois peine à te perdre, et parlois au hasard,
1290Pour te perdre du moins quelques moments plus tard ;
Et quand par ce retour il a su nous surprendre,
Le ciel m’a plus rendu que je n’osois attendre.

GRIMOALD.

Madame…

ÉDÜIGE.

Madame…Tu perds temps ; je n’écoute plus rien,
Et j’attends ton arrêt pour résoudre le mien.
1295Agis, si tu le veux, en vainqueur magnanime ;
Agis comme tyran[9], et prends cette victime :
Je suivrai ton exemple, et sur tes actions
Je réglerai ma haine ou mes affections.
Il suffit à présent que je te désabuse,
Pour payer ton amour ou pour punir ta ruse.
1300Adieu.


Scène III.

GRIMOALD, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

Adieu.Que veut Unulphe ?

UNULPHE.

Adieu.Que veut Unulphe ?Il est de mon devoir
De vous dire, Seigneur, que chacun le vient voir.
J’ai permis à fort peu de lui rendre visite ;
Mais tous l’ont reconnu pour le vrai Pertharite.
1305Le peuple même parle, et déjà sourdement
On entend des discours semés confusément…

GARIBALDE.

Voyez en quels périls vous jette l’imposture :
Le peuple déjà parle, et sourdement murmure.
Le feu va s’allumer, si vous ne l’éteignez.
1310Pour perdre un imposteur, qu’est-ce que vous craignez ?
La haine d’Édüige, elle qui ne prépare
À vos submissions qu’une fierté barbare ?
Elle que vos mépris ayant mise en fureur,
Rendent opiniâtre à vous mettre en erreur ?
1315Elle qui n’a plus soif que de votre ruine ?
Elle dont la main seule en conduit la machine ?
De semblables malheurs se doivent dédaigner,
Et la vertu timide est mal propre à régner.
Épousez Rodelinde, et malgré son fantôme,
1320Assurez-vous l’État, et calmez le royaume ;
Et livrant l’imposteur à ses mauvais destins,
Ôtez dès aujourd’hui tout prétexte aux mutins.

GRIMOALD.

Oui, je te croirai, duc ; et dès demain sa tête,
Abattue à mes pieds, calmera la tempête.
1325Qu’on le fasse venir, et qu’on mande avec lui
Celle qui de sa fourbe est le second appui,
La reine qui s’en joue et qui par grandeur d’âme[10]
Semble avoir quelque gêne à se nommer sa femme.

GARIBALDE.

Ses pleurs vous toucheront.

GRIMOALD.

Ses pleurs vous toucheront.Je suis armé contre eux.

GARIBALDE.

L’amour vous séduira.

GRIMOALD.

1330L’amour vous séduira.Je n’en crains point les feux[11] ;
Ils ont peu de pouvoir quand l’âme est résolue.

GARIBALDE.

Agissez donc, Seigneur, de puissance absolue :
Soutenez votre sceptre avec l’autorité
Qu’imprime au front des rois leur propre majesté.
1335Un roi doit pouvoir tout, et ne sait pas bien l’être
Quand au fond de son cœur il souffre un autre maître.


Scène IV.

GRIMOALD, PERTHARITE, RODELINDE, GARIBALDE, UNULPHE.
GRIMOALD.

Viens, fourbe, viens, méchant, éprouver ma bonté,
Et ne la réduis pas à la sévérité.
Je veux te faire grâce : avoue et me confesse[12]
1340D’un si hardi dessein qui t’a fourni l’adresse,
Qui des deux l’a formé, qui t’a le mieux instruit :
Tu m’entends ; et surtout fais cesser ce faux bruit ;
Détrompe mes sujets, ta prison est ouverte ;
Sinon, prépare-toi dès demain à ta perte ;
1345N’y force pas ton prince ; et sans plus t’obstiner,
Mérite le pardon qu’il cherche à te donner.

PERTHARITE.

Que tu perds lâchement de ruse et d’artifice,
Pour trouver à me perdre une ombre de justice,
Et sauver les dehors d’une adroite vertu[13]
1350Dont aux yeux éblouis tu parois revêtu !
Le ciel te livre exprès une grande victime,
Pour voir si tu peux être et juste et magnanime ;
Mais il ne t’abandonne après tout que son sang :
Tu ne lui peux ôter ni son nom ni son rang.
1355Je mourrai comme roi né pour le diadème ;
Et bientôt mes sujets, détrompés par toi-même,
Connoîtront par ma mort qu’ils n’adorent en toi[14]
Que de fausses couleurs qui te peignent en roi.
Hâte donc cette mort, elle t’est nécessaire ;
1360Car puisqu’enfin tu veux la vérité sincère[15],
Tout ce qu’entre tes mains je forme de souhaits,
C’est d’affranchir bientôt ces malheureux sujets.
Crains-moi, si je t’échappe ; et sois sûr de ta perte,
Si par ton mauvais sort la prison m’est ouverte.
1365Mon peuple aura des yeux pour connoître son roi,
Et mettra différence entre un tyran et moi :
Il n’a point de fureur que soudain je n’excite.
Voilà, dedans tes fers, l’espoir de Pertharite ;

Voilà des vérités qu’il ne peut déguiser,
1370Et l’aveu qu’il te faut pour te désabuser.

RODELINDE.

Veux-tu pour t’éclaircir de plus illustres marques[16] ?
Veux-tu mieux voir le sang de nos premiers monarques ?
Ce grand cœur…

GRIMOALD.

Ce grand cœur…Oui, Madame, il est fort bien instruit
À montrer de l’orgueil et fourber à grand bruit.
1375Mais si par son aveu la fourbe reconnue
Ne détrompe aujourd’hui la populace émue,
Qu’il prépare sa tête, et vous-même en ce lieu
Ne pensez qu’à lui dire un éternel adieu.

Laissons-les seuls, Unulphe, et demeure à la porte ;
1380Qu’avant que je l’ordonne aucun n’entre ni sorte.


Scène V.

PERTHARITE, RODELINDE.
PERTHARITE.

Madame, vous voyez où l’amour m’a conduit.
J’ai su que de ma mort il couroit un faux bruit,
Des desirs du tyran j’ai su la violence ;
J’en ai craint sur ce bruit la dernière insolence,
1385Et n’ai pu faire moins que de tout exposer,
Pour vous revoir encore et vous désabuser.
J’ai laissé hasarder à cette digne envie
Les restes languissants d’une importune vie,
À qui l’ennui mortel d’être éloigné de vous
1390Sembloit à tous moments porter les derniers coups ;
Car, je vous l’avouerai, dans l’état déplorable
Où m’abîme du sort la haine impitoyable,
Où tous mes alliés me refusent leurs bras[17],
Mon plus cuisant chagrin est de ne vous voir pas.
1395Je bénis mon destin, quelques maux qu’il m’envoie,
Puisqu’il peut consentir à ce moment de joie ;
Et bien qu’il ose encore de nouveau me trahir,
En un moment si doux je ne le puis haïr.

RODELINDE.

C’était donc peu, Seigneur, pour mon âme affligée,
1400De toute la misère où je me vois plongée ;
C’était peu des rigueurs de ma captivité,
Sans celle où votre amour vous a précipité ;
Et pour dernier outrage où son excès m’expose,

Il faut vous voir mourir et m’en savoir la cause !
1405Je ne vous dirai point que ce moment m’est doux.
Il met à trop haut prix ce qu’il me rend de vous ;
Et votre souvenir m’auroit bien su défendre
De tout ce qu’un tyran auroit osé prétendre.
N’attendez point de moi de soupirs ni de pleurs :
1410Ce sont amusements de légères douleurs.
L’amour que j’ai pour vous hait ces molles bassesses
Où d’un sexe craintif descendent les foiblesses ;
Et contre vos malheurs j’ai trop su m’affermir,
Pour ne dédaigner pas l’usage de gémir.
1415D’un déplaisir si grand la noble violence
Se résout toute entière en ardeur de vengeance,
Et méprisant l’éclat, porte tout son effort
À sauver votre vie, ou venger votre mort.
Je ferai l’un ou l’autre, ou périrai moi-même.

PERTHARITE.

1420Aimez plutôt, Madame, un vainqueur qui vous aime.
Vous avez assez fait pour moi, pour votre honneur ;
Il est temps de tourner du côté du bonheur,
De ne plus embrasser des destins trop sévères,
Et de laisser finir mes jours et vos misères.
1425Le ciel, qui vous destine à régner en ces lieux,
M’accorde au moins le bien de mourir à vos yeux.
J’aime à lui voir briser une importune chaîne
De qui les nœuds rompus vous font heureuse reine ;
Et sous votre destin je veux bien succomber,
1430Pour remettre en vos mains ce que j’en fis tomber.

RODELINDE.

Est-ce là donc, Seigneur, la digne récompense[18]
De ce que pour votre ombre on m’a vu de constance ?

Quand je vous ai cru mort, et qu’un si grand vainqueur,
Sa conquête à mes pieds, m’a demandé mon cœur,
1435Quand toute autre en ma place eût peut-être fait gloire
De cet hommage entier de toute sa victoire…

PERTHARITE.

Je sais que vous avez dignement combattu :
Le ciel va couronner aussi votre vertu ;
Il va vous affranchir de cette inquiétude
1440Que pouvoit de ma mort former l’incertitude,
Et vous mettre sans trouble en pleine liberté
De monter au plus haut de la félicité[19].

RODELINDE.

Que dis-tu, cher époux ?

PERTHARITE.

Que dis-tu, cher époux ?Que je vois sans murmure
Naître votre bonheur de ma triste aventure.
1445L’amour me ramenoit, sans pouvoir rien pour vous,
Que vous envelopper dans l’exil d’un époux,
Vous dérober sans bruit à cette ardeur infâme
Où s’opposent ma vie et le nom de ma femme.
Pour changer avec gloire, il vous faut mon trépas[20] ;
1450Et s’il vous fait régner, je ne le perdrai pas.
Après tant de malheurs que mon amour vous cause,
Il est temps que ma mort vous serve à quelque chose,
Et qu’un victorieux à vos pieds abattu
Cesse de renoncer à toute sa vertu.
1455D’un conquérant si grand et d’un héros si rare
Vous faites trop longtemps un tyran, un barbare ;
Il l’est, mais seulement pour vaincre vos refus.
Soyez à lui, Madame, il ne le sera plus ;
Et je tiendrai ma vie heureusement perdue,
Puisque…

RODELINDE.

1460Puisque…N’achève point un discours qui me tue[21],
Et ne me force point à mourir de douleur[22],
Avant qu’avoir pu rompre ou venger ton malheur.
Moi qui l’ai dédaigné dans son char de victoire,
Couronné de vertus encore plus que de gloire,
1460Magnanime, vaillant, juste, bon, généreux,
Pour m’attacher à l’ombre, au nom d’un malheureux,

Je pourrois à ta vue, aux dépens de ta vie,
épouser d’un tyran l’horreur et l’infamie,
Et trahir mon honneur, ma naissance, mon rang,
1470Pour baiser une main fumante de ton sang[23] :
Ah ! tu me connois mieux, cher époux.

PERTHARITE.

Ah ! tu me connois mieux, cher époux.Non, Madame,
Il ne faut point souffrir ce scrupule en votre âme.
Quand ces devoirs communs ont d’importunes lois,
La majesté du trône en dispense les rois :
1475Leur gloire est au-dessus des règles ordinaires,
Et cet honneur n’est beau que pour les cœurs vulgaires.
Sitôt qu’un roi vaincu tombe aux mains du vainqueur,
Il a trop mérité la dernière rigueur.
Ma mort pour Grimoald ne peut avoir de crime :
1480Le soin de s’affermir lui rend tout légitime.
Quand j’aurai dans ses fers cessé de respirer,
Donnez-lui votre main, sans rien considérer :
épargnez les efforts d’une impuissante haine,
Et permettez au ciel de vous faire encore reine.

RODELINDE.

1485Épargnez-moi, Seigneur, ce cruel sentiment.
Vous qui savez…


Scène VI.

PERTHARITE, RODELINDE, UNULPHE
UNULPHE.

Vous qui savez…Madame, achevez promptement :
Le Roi, de plus en plus se rendant intraitable,
Mande vers lui ce prince, ou faux, ou véritable.

PERTHARITE.

Adieu, puisqu’il le faut ; et croyez qu’un époux
1490A tous les sentiments qu’il doit avoir de vous[24].
Il voit tout votre amour et tout votre mérite ;
Et mourant sans regret, à regret il vous quitte.

RODELINDE.

Adieu, puisqu’on m’y force ; et recevez ma foi
Que l’on me verra digne et de vous et de moi.

PERTHARITE.

1495Ne vous exposez point au même précipice.

RODELINDE.

Le ciel hait les tyrans, et nous fera justice.

PERTHARITE.

Hélas ! s’il étoit juste, il vous auroit donné
Un plus puissant monarque, ou moins infortuné.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. Var. Seigneur, ou je m’abuse en cette occasion,
    Ou ce retour soudain n’est qu’une illusion. (1653-56)
  2. Var. [Et leur inimitié s’accorde à vous jouer.]
    GRIM. Duc, je n’en doute plus ; mais je ne puis comprendre
    De quel front l’imposteur en mes mains se vient rendre.
    Si sous la ressemblance et le nom de son roi
    Il avoit soulevé le peuple contre moi,
    Et qu’il eût ménagé si bien ses artifices
    Qu’il eût pu par la fuite éviter les supplices,
    Qu’il fût en mon pouvoir par un coup de malheur,
    Son espoir auroit eu du moins quelque couleur ;
    Mais se livrer lui-même et sans rien entreprendre !
    Duc, encore une fois, je ne le puis comprendre :
    C’est être bien stupide ou bien désespéré,
    Que de chercher soi-même un trépas assuré.
    GARIB. Édüige, Seigneur, n’a pris soin de l’instruire
    Que pour vous dégager, et non pour vous détruire ;
    C’est son ambition qui vous veut pour époux,
    Et ne vous veut que roi pour régner avec vous.
    Il lui suffit qu’il parle, et qu’il vous embarrasse ;
    Et quant à lui, Seigneur, il est sûr de sa grâce ;
    [Car soit que ses discours puissent vous émouvoir.] (1653-56)
  3. Où mon cœur se laisse aller, que mon cœur se permet. Voyez le Lexique, et tome I, p. 208.
  4. Var. Et lui prête la main pour se tirer des fers. (1653-56)
  5. Var. Duc, ne t’y force plus, et me rends ma parole. (1653-56)
  6. Var. Eût pu dans son amour suivre mes sentiments. (1653-56)
  7. Var. Jusqu’à faire sortir des ombres des tombeaux. (1653-56)
  8. Var. Il ne m’a point surpris quand il s’est présenté. (1653-56)
  9. Thomas Corneille (1692) et Voltaire ont ajouté un : « Agis comme un tyran. »
  10. Var. La reine qui me brave et qui par grandeur d’âme
    Veut être tout ensemble et n’être pas sa femme. (1653-56)
  11. Var. L’amour vous séduira.Je n’en crains plus les feux. (1653-56)
  12. Var. Je te veux faire grâce : avoue et me confesse. (1653-56)
  13. Var. Le bruit de tes vertus est ce qui m’a séduit,
    Et je ne connois point ici d’autre faux bruit.
    Partout on te publie et juste, et magnanime,
    Et cet abus t’amène une grande victime. (1653-56)
  14. Var. Connoîtront par ma mort qu’ils n’adoroient en toi
    Que de fausses couleurs qui te peignoient en roi. (1653-56)
  15. Var. [Car puisqu’enfin tu veux la vérité sincère,]
    Mon cœur désabusé n’est plus ce qu’il étoit ;
    Il ne voit plus en toi ce qu’il y respectoit :
    Au lieu d’un grand héros qu’il crut voir en ma place,
    Il n’y voit qu’un tyran plein de rage et d’audace,
    Qui ne laisse à ce cœur former d’autres souhaits
    Que d’en pouvoir bientôt délivrer mes sujets.
    [Crains-moi, si je t’échappe ; et sois sûr de ta perte.] (1653-56)
  16. Var. Je connois mon époux à ces illustres marques :
    C’est lui, c’est le vrai sang de nos premiers monarques ;
    C’est… GRIM. C’est à présent lui, quand il est mieux instruit
    À montrer plus d’orgueil et faire plus de bruit !
    Dans l’inégalité qui sort de votre bouche,
    Quel de vos sentiments voulez-vous qui me touche ?
    Ce n’est pas lui, c’est lui, c’est ce que vous voudrez,
    Mais je n’en croirai pas ce que vous résoudrez,
    Si par son propre aveu la fourbe reconnue
    Ne détrompe à mes yeux la populace émue :
    Pensez-y bien, Madame, et dans ce même lieu
    Dites-lui, s’il n’avoue, un éternel adieu.
    [Laissons-les seuls, Unulphe, et demeure à la porte ;]
    Qu’aucun sans mon congé n’entre ici, ni n’en sorte.

    SCÈNE V.

    PERTHARITE, RODELINDE.

    ROD. Le coup qui te menace est sensible pour moi ;
    Mais n’attends point de pleurs, puisque tu meurs en roi.
    Mon amour généreux hait ces molles bassesses
    [Où d’un sexe craintif descendent les foiblesses.]
    Dedans ce cœur de femme il a su s’affermir :
    Je la suis pour t’aimer, et non pas pour gémir ;
    Et ma douleur, pressée avecque violence,
    [Se résout toute entière en ardeur de vengeance,]
    Et n’arrête mes yeux sur ton funeste sort
    Que pour sauver ta vie, ou pour venger ta mort. (1653-56)

  17. Var. Où tous mes alliés me refusent leur bras. (1660-64)
  18. Var. Est-ce là donc le prix de cette résistance
    Que pour ton ombre seule a rendu ma constance ?
    Quand je t’ai cru sans vie, et qu’un si grand vainqueur. (1653-56)
  19. Var. [De monter au plus haut de la félicité.]
    Je le vois sans regret, et j’y cours sans murmure.
    Vous m’avez la première accusé d’imposture :
    Votre amant vous en croit, et ce n’est qu’après vous
    Qu’il prononce l’arrêt d’un malheureux époux.
    ROD. Quoi ? j’aurois pu t’aimer, j’aurois pu te connoître,
    Te voyant accepter mon tyran pour ton maître !
    Qui peut céder un trône à son usurpateur,
    S’il se dit encor roi, n’est qu’un lâche imposteur ;
    Et j’en désavouerois mille fois ton visage,
    Si tu n’avois changé de cœur et de langage.
    Mais puisqu’enfin le ciel daigne t’inspirer mieux,
    Que d’autres sentiments me donnent d’autres yeux…
    PERTH. Vous me reconnoissez quand j’achève de vivre,
    Et que de mes malheurs ce tyran vous délivre.
    ROD. Ah ! Seigneur. PERTH. Ah ! Madame, étoit-ce lâcheté
    De lui céder pour vous un droit qui m’est resté ?
    J’aurois plus fait encore, et vous voyant captive,
    J’aurois même cédé la puissance effective,
    Et pour vous racheter je serois descendu
    D’un trône encor plus haut que celui qui m’est dû.
    Ne vous figurez plus qu’un mari qui vous aime,
    Vous voyant dans les fers, soit maître de soi-même,
    Ce généreux vainqueur, à vos pieds abattu,
    Renonce bien pour vous à toute sa vertu.
    [D’un conquérant si grand et d’un héros si rare]
    Vous en faites vous seule un tyran, un barbare ;
    [Il l’est, mais seulement pour vaincre vos refus.
    Soyez à lui, Madame, il ne le sera plus ;]
    Vous lui rendrez sa gloire, et vous verrez finie
    Avecque vos mépris toute sa tyrannie.
    Ainsi de votre amour le souverain bonheur
    Coûte au vaincu la vie, au conquérant l’honneur ;
    Mais je tiens cette vie heureusement perdue,
    Puisque… (1653-56)
  20. Var. Pour briller avec gloire, il lui faut mon trépas. (1660-64)
  21. Var. N’achève pas un discours qui me tue. (1653-63)
  22. Var. Et ne me force pas à mourir de douleur. (1653-60)
  23. Var. Jusqu’à baiser la main fumante de ton sang !
    Ah ! tu me connois mieux, cher époux, ou peut-être,
    Pour t’avoir méconnu, tu me veux méconnoître.
    Mais c’est trop te venger d’un premier mouvement
    Que ma gloire (a)… (1653-56)

    (a) La scène finit là dans les éditions indiquées.
  24. Var. N’a que les sentiments qu’il doit avoir de vous. (1653-56)